Livre ouvert | Management : un troublant parrainage

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Les fonctions et les techniques, la portée et les limites du management moderne ont fait l’objet d’une ample littérature. La recherche de sa paternité un peu moins.

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Celle identifiée par l’auteur est quand même surprenante. Herbert Bacque rédige en 1942 un vadémécum sur la meilleure manière de diriger la production industrielle de son pays en guerre. Les tutelles fixent des objectifs y affirme-t-il, que les agents subalternes doivent atteindre dans les temps, sans demander de moyens supplémentaires, sans gémir et sans fléchir face à la difficulté de la tâche.

L’important, c’est l’accomplissement de la mission, peu importe les moyens. Ce qui est particulièrement mis en avant, ce sont l’élasticité, la flexibilité et l’agilité. Tout ce qui permet d’être performant doit être privilégié. Qui est donc ce personnage prémonitoire, préfigurant le management de nos meilleurs capitaines d’industrie ?

L’idéologie nazie

C’est le ministre de l’agriculture d’Hitler, féroce et impitoyable nazi. C’est celui qui programme froidement la famine des populations de l’Europe de l’est, pour permettre l’alimentation des troupes en pleine invasion. Comme il fallait faire plus avec moins d’hommes, il était temps de lever les contrôles, de libérer les énergies et les forces vives, de réduire les normes et les obstacles bureaucratiques, de stimuler les initiatives personnelles et les accords tacites, afin de précipiter les changements et d’accélérer les délais de production.

Le régime nazi a fait exploser un Etat considéré comme contraire à l’ordre naturel, biologico-racial. Ce qui conduit les élus dotés de dons et de talents à dominer les plus faibles et les dégénérés. Une kyrielle d’agences supplantent l’administration centrale et locale et se voient dotées d’une mission, d’un projet et d’un budget. Elles deviendront rapidement autant de petites féodalités en compétition les unes à l’égard des autres. Créer de telles agences n’est donc pas une innovation vraiment récente.

Reinhard Höhn, un autre nazi convaincu, va déployer une conception fondée sur un registre non autoritaire, des plus étonnante dans un pays totalitaire. Tout individu doit se montrer employable, efficace et rentable. Mais pour y parvenir, l’employeur doit déployer avec lui une relation de collaboration pour mieux l’associer et le convaincre. Il faut, pour cela, veiller à son confort en renouvelant la ventilation et la lumière de son travail, améliorer son alimentation en ouvrant des cantines, être attentif à son bien-être, en lui proposant du sport, des bibliothèques d’entreprise. Chaque travailleur allemand se doit d’agir librement pour contribuer à l’œuvre commune de redressement en travaillant, en combattant ou en tuant. Le management est là pour l’encourager, le motiver et le stimuler.

Destins croisés

Si Herbert Bacque se suicide en 1947, Reinhard Höhn fera partie de ces 800.000 nazis qui, le 31 décembre 1948, seront lavés de leur passé. L’occasion de reprendre alors une carrière d’universitaire, d’avocat, mais aussi de membre de conseil d’administration, de gestionnaire ou de directeur d’industrie. C’est à tout ce petit monde compromis quelques années auparavant avec le nazisme à qui la République fédérale d’Allemagne d’alors doit le redressement spectaculaire de son économie.

Reinhard Höhn continuera à former plus de 600.000 cadres dans l’école qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Ce sont eux qui ensemenceront le monde de l’entreprise de leurs idées sur les méthodes de management aux échos contemporains familiers, mais qui furent expérimentées durant la période nazie.

 

 


Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »

Il est signé Jacques Trémintin


 Lire aussi :

« Le pouvoir, le bonheur, le climat. Le désarroi des cadres » Laurent POLET, Éd du Détour, 2023, 222 p., Laurent Polet enseigne le management à l’École Centrale de Paris après en avoir été diplômé. Le regard qu’il porte sur ces cadres supérieurs qu’il forme depuis 2009 est sans concessions.

Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale Thibault TEXIER, Éd. La Découverte Poche, 2022, 278 p., Le travail social est progressivement instrumentalisé par la logique managériale. Démystifier cette gangrène devient primordial.

 

 


Bonus

 « L’idéologie techniciste est une idéologie  de déshumanisation du travail social »

Derrière la revendication d’efficacité se cache une quête d’opérationnalité performante et de rentabilité, l’esprit techniciste remplaçant la rencontre par la suspicion et la peur face à autrui qu’il cherche à maîtriser. Echange avec Dominique Depenne,

Pourquoi affirmez-vous que le technicisme fonctionne aux antipodes de la rencontre ?

Dominique Depenne : Il y a dans le technicisme des logiques totalitaires de chosification, de dénaturation de la souffrance, de maîtrise totale et de rationalisation de l’humain. C’est en cela, qu’il dégrade et déshumanise la relation d’accompagnement, en prétendant pouvoir la mathématiser en fonction de catégories prédéfinies. Il s’agit, non plus de partir des individus sensibles, de situations et d’expériences vécues, mais de catégories où faire rentrer la clinique. A cela s’ajoute l’idée que le travail social doit devenir rentable comme toute marchandise commercialisable, au nom de certaines normes (ISO) qui infligent leurs logiques instrumentales à l’humain. Ainsi déploie-t-il un discours clos détournant le sens des mots, introduisant dans notre secteur des registres empruntés notamment au monde de l’entreprise fondé sur la compétitivité (prestations de service, démarche qualité…). L’esprit techniciste évacue l’éthique et liquide la clinique au nom…de l’opérationnalité performante et de la marchandisation. S’offre à nous un ordre établi qui semble immuable. L’humain devrait se plier à des catégories imposées, devenir flexible jusqu’au point de perdre tout souvenir de sa nature propre. Que deviennent les individus dans une telle logique ? Des êtres désincarnés, des automates et des fantômes sans sensibilité, ni spontanéité qui font obstacle à la performance rationnelle. Le technicisme veut faire un sort à l’humain qui échappe toujours, inévitablement marqué par l’imprévisibilité. Aucune formule, aucune méthode-type, ne peut en venir à bout. C’est là sa dignité.

Pourquoi les référentiels de bonne pratique, l’évaluation et les projets individualisés sont-il des instruments de l’idéologie techniciste ?

Dominique Depenne : L’idée de référentiel élimine, d’emblée, la possibilité qu’existent d’autres pratiques que celle préconisée autoritairement (et arbitrairement). De fait, l’idéologie des « bonnes pratiques » devient ce qui nous empêche d’avoir des rencontres véritablement individualisées. Or, pour qu’une pratique soit reconnue comme « bonne », il faut au moins avoir pu l’expérimenter…ce qui devient impossible puisque le référentiel désigne les seules acceptables. Il ne s’agit là que d’un programme de standardisation et de normalisation des pratiques, des pensées et des individus (personnes accompagnées et professionnels) qui, par ailleurs, déresponsabilise les travailleurs sociaux, puisqu’il ne leur est plus demandé que de suivre,  tels de dociles moutons, les diktats référentiels. Ils ne sont plus que des individus agis comme l’était l’ouvrier du XIX siècle, au moment de la révolution industrielle, transformé en appendice de sa machine. L’évaluation participe d’une même logique qui impose la suprématie du mesurable, du quantifiable et de la maîtrise à partir de critères soi-disant objectifs ! Pour convaincre de la pertinence de sa démarche, le technicisme crée une novlangue, un discours clos, technique et rationalisant. De là, il redéfinit la réalité des gens accompagnés au détriment du réel de leurs situations vécues. Ceux qui évaluent se présentent comme les légitimes détenteurs d’un ordre, d’une mesure et de critères définis de façon totalement subjective. Quant à la tyrannie du projet qui veut rendre le temps programmable, rentable, en dévitalisant la relation d’accompagnement, il fait disparaître toute dimension d’histoire vécue et, par là, désincarne les individus et les actions d’accompagnement. Le passé et le présent ne comptent plus. Seul le futur est pris en compte, c’est-à-dire : la mesure prévisionnelle d’un parcours dicté au nom des objectifs de rentabilité visés. Dès lors, les pratiques ne peuvent plus être autrement qu’instrumentales.

Pour quelles raisons n’y a-t-il pas plus de résistance face au technicisme ?

Dominique Depenne : En standardisant les pratiques et les pensées, le technicisme offre la sensation d’une maîtrise de ce qui échappe (l’humain) et une reconnaissance professionnelle à celles et ceux qui acceptent de se réduire à leur seule fonction automatisée, quitte à renoncer à toute responsabilité. Les travailleurs sociaux qui y adhèrent se sentent appartenir à une communauté (de soi-disant bons professionnels). Ils en tirent une satisfaction, qu’ils leur faudra parfaire encore et toujours plus en se mettant aux ordres de l’Ordre techniciste. Ceux qui se rangent derrière cette vision dans une sorte de « servitude volontaire », oublient ce qui les a amenés à choisir un métier de l’accompagnement humain. Pourtant, il n’est pas juste de dire qu’il n’y a plus de résistance. Je rencontre des professionnels (et des étudiants en travail social) qui s’opposent à ces logiques de chosification de l’humain. L’histoire n’est pas finie ! L’histoire est un fait d’hommes. Elle peut donc être défaite et réorientée par les hommes. Encore faut-il que ceux-là n’acceptent plus d’être réduits à des automates « faiseurs d’actes » pour reprendre une formule d’Anna Arendt et qu’ils (re)deviennent des êtres de parole, des être pensants.
 
Comment les travailleurs sociaux peuvent-il réagir ?

Dominique Depenne : Pour contrer l’esprit de rationalisation, de technicisation, de bureaucratisation du travail social commercialisable, il faut faire appel à ce qui constitue le cœur du travail social. Tout d’abord, refuser d’être réduit au rôle de simple « faiseur d’actes », réduction qui dénie au travailleur social le fait d’être un être pensant. Ensuite, s’opposer à l’atomisation du travail social tel qu’il apparaît avec le new management, singe moderne du taylorisme d’antan. Quand l’accompagnement est découpé en tâches spécifiques et que les travailleurs sociaux ne s’occupent plus que d’un segment d’action, il y a perte du sens global de la problématique, en même temps que du sens clinique exigeant la confrontation à d’autres points de vue. Chacun tente d’être performant dans le secteur qui lui est attribué, avec comme conséquences de disperser l’agir collectif, d’esseuler les professionnels et de les priver de réflexion commune. Enfin, vigilance essentielle s’il en est, renoncer à la tentation de ranger dans des cases prédéfinies l’Autre qui est non réductible à un thème, une catégorie, un symptôme, un numéro. Les travailleurs sociaux arrêteront de se lover dans le prêt-à-penser techniciste et retrouveront leurs propres facultés à penser en cherchant tout d’abord à maintenir une préoccupation éthique, celle de ne jamais porter atteinte à la singularité, l’altérité, la dignité et l’intégrité de la personne accompagnée qu’il convient d’accueillir en ce qu’elle est et non comme la logique techniciste voudrait qu’elle soit. Surtout, il leur faut préserver ou retrouver la rencontre interhumaine où se concentre le premier « lieu » de résistance aux logiques de chosification. Enfin, l’utopie de l’humain réclame quelque chose du côté de l’engagement dont le travailleur social ne peut se départir. Ce sont là les valeurs au fondement du travail social à même de combattre le technicisme.

Dominique Depenne, ancien éducateur spécialisé et chef de service, formateur à Buc-Ressources, docteur en sociologie politique. Il a publié chez ESF : « Ethique et accompagnement en travail social » (2012), « Distance et proximité en travail social » (2013), « Pédagogie et travail social » (2015) « Utopie et rencontre éthique » (2017), « Dialogue sur le génie du social » (2018)

Propos recueillis par Jacques Trémintin pour Lien Social

 


Photo : @pressfoto sur Freepik

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