Vous le savez et c’est une évidence, le secteur social et médico-social est de plus en plus soumis à des logiques gestionnaires et managériales. La multiplication des procédures et des protocoles semble être devenue la panacée pour garantir la qualité et l’efficacité des interventions. Pourtant, cette approche se heurte à une réalité complexe : l’humain est mouvant et difficilement prévisible. Pourquoi est-il utile alors de connaitre le paradoxe élaboré par le philosophe Michael Polanyi ? En 1966, Polanyi, alors chercheur à Oxford, expliquait pourquoi les machines étaient imbattables pour certaines tâches, mais totalement incompétentes pour d’autres. Après avoir évalué les aptitudes de l’homme, il concluait : « Nous en savons plus que ce que nous pouvons exprimer. » .
Et il est vrai que nous en savons souvent plus que ce que nous pouvons exprimer par les mots. Michae Polanyi nous aide à comprendre notre incapacité à expliquer de manière exhaustive les connaissances tacites que nous possédons. Il nous rappelle ainsi que notre compréhension intuitive du monde dépasse largement notre capacité à le formuler verbalement. Ce paradoxe trouve un écho particulier dans le champ du travail social, où l’expertise relationnelle et l’adaptation constante aux situations singulières sont au cœur de la pratique professionnelle. Mais tout cela mérite quelques explications.
L’illusion de la rationalisation totale
La tendance à la protocolisation du travail social s’inscrit dans une logique plus large de rationalisation des pratiques professionnelles, inspirée du monde de l’entreprise et de l’industrie. L’objectif affiché est louable : améliorer la qualité des services, garantir l’égalité de traitement et optimiser l’utilisation des ressources. Cependant, cette approche se heurte à la nature même du travail social, qui repose sur des compétences relationnelles et une capacité d’adaptation difficilement réductibles à des procédures standardisées comme l’explique mon ami Jean Luc Boero dans un ancien numéro de feu Lien Social.
En effet, le travail social se caractérise par sa dimension profondément humaine et contextuelle. Chaque situation rencontrée est unique. Chaque personne accompagnée a ses propres besoins, son histoire, ses ressources et ses difficultés. Face à cette complexité, la tentation de tout formaliser pour mieux contrôler et évaluer l’action sociale se révèle non seulement vaine, mais potentiellement contre-productive. Cela peut même mettre certains pratiques professionnelles en péril.
Le piège de la bureaucratisation
Tout le monde la dénonce. De tous bords politique il est estimé que la multiplication des procédures et des protocoles entraîne une bureaucratisation croissante du travail. Cela vaut bien évidemment pour le travail social. Les travailleurs sociaux se retrouvent de plus en plus souvent contraints de « cocher des cases » dans des logiciels prédéfinis, au détriment d’une analyse qualitative approfondie des situations qu’ils rencontrent. Cette approche quantitative gomme les nuances et les particularités de chaque situation, conduisant à une standardisation des réponses apportées aux usagers.
Par ailleurs, le temps consacré à ces tâches administratives empiète de façon conséquente sur le temps d’accompagnement direct des personnes. Comme le souligne le livre blanc du travail social, les travailleurs sociaux se retrouvent ainsi éloignés de fait de leur cœur de leur métier, à savoir l’accompagnement et la relation d’aide. Cette situation paradoxale illustre parfaitement les limites de la rationalisation excessive : en cherchant à tout mesurer et à tout contrôler, on finit par perdre de vue l’essentiel.
Que nous dit le dictionnaire du terme de procédure ? « Marche à suivre, ensemble de formalités, de démarches à accomplir pour obtenir tel ou tel résultat » C’est donc un processus prédéfini qui demande au travailleur social de dérouler certains actes quelle que soit la personne qu’il a en face de lui dès lors que celle-ci entre dans un dispositif. Si vous acceptez l’idée que ce que vous savez n’est pas réductible dans une procédure, vous comprenez alors pourquoi le paradoxe de Polanyi s’applique bien aux connaissances des travailleurs sociaux.. Vous êtes géné(e) mais vous ne savez pas forcément exprimer pourquoi. En vous inscrivant dans des logiques procédurales vous en arrivez à perdre votre autonomie de pensée et d’action.
L’érosion de l’autonomie professionnelle
L’un des effets les plus pernicieux de la protocolisation excessive est peut-être l’érosion progressive de l’autonomie professionnelle des travailleurs sociaux. En imposant des procédures rigides et des grilles d’évaluation standardisées, on limite la capacité des professionnels à mobiliser leur expertise et leur capacité d’évaluation clinique. Or, c’est précisément cette capacité d’analyse et d’adaptation qui fait la valeur ajoutée du travail social.
Cette perte d’autonomie s’accompagne souvent d’un sentiment de déqualification et de perte de sens. Les travailleurs sociaux, formés pour accompagner, soutenir et autonomiser les personnes en difficulté, se retrouvent de plus en plus cantonnés à des tâches techniques qui ne correspondent pas à leur mission initiale. Cette évolution engendre un sentiment de perte de sens et une démotivation chez les professionnels, ce qui ne peut qu’avoir un impact négatif sur la qualité de l’accompagnement proposé. Cela contribue grandement à la perte d’attractivité de ces métiers.
La négation des savoirs tacites
Le paradoxe de Polanyi met en avant l’importance des connaissances tacites, ces savoirs incorporés qui ne peuvent être entièrement formalisés ou transmis par des procédures écrites. Dans le domaine du travail social, ces savoirs tacites sont particulièrement importants : ils englobent la capacité à établir une relation de confiance, à décoder les non-dits, à s’adapter à des situations imprévues ou à mobiliser les ressources d’une personne en difficulté. Le sociologue Bertrand Ravon l’explique très bien quand il nous dit que la professionnalité est une épreuve.
Tout protocoliser, c’est nier l’importance de nos savoirs tacites. C’est en quelque sorte réduire la pratique du travail social à une série de gestes techniques reproductibles. Or, c’est précisément dans cet espace informel, dans cette capacité à s’adapter et à innover face à des situations complexes, que réside l’essentiel du savoir-faire du travail social.
L’inadéquation aux réalités du terrain
La multiplication des procédures et des protocoles se heurte également à la réalité mouvante et imprévisible du terrain. Les situations rencontrées par les travailleurs sociaux sont souvent marquées par 3 facteurs : l’urgence, la précarité et la complexité. Dans ce contexte, l’application rigide de procédures prédéfinies peut se révéler non seulement inefficace, mais parfois même contre-productive.
« le temps prescrit (c’est-à-dire calculé en amont d’une mesure d’accompagnement) ne s’accorde jamais avec le temps qu’il faut (non mesurable) pour accompagner la personne soumise aux aléas de la vie, mais aussi de la précarité qu’elle subit ». Cette inadéquation entre le temps pensé en amont et le temps de l’accompagnement illustre bien les limites d’une approche trop rigide du travail social. Alors qu’il s’agit de partager des questions avec les personnes accompagnées afin de leur permettre de faire des choix avisés, les procédures se centrent sur les réponses. Tel un questionnaire à choix multiples, (QCM) il suffirait, selon les questions posées et les réponses apportées, proposer une solution déjà préétablie. Or la pratique du travail social s’inscrit dans un tout autre processus.
Allons nous vers une perte de la dimension relationnelle ?
C’est l’un des aspects les plus préoccupants de la protocolisation excessive du travail social. Nous assistons à une perte progressive de la dimension relationnelle du travail. Cette dimension n’est pas reconne. En effet, le cœur des métiers du social réside dans la capacité à établir une relation de confiance avec les personnes accompagnées, à les écouter, à les comprendre et à les soutenir dans leur parcours.
Or, la multiplication des procédures et des protocoles tend à réduire cette relation à une série d’actes techniques. Si les procédures rassurent les encadrements (notamment ceux qui ne connaissent pas bien le métier), elles négligent ainsi la dimension humaine et émotionnelle de l’accompagnement. Comme le souligne une collègue assistante sociale intervenant à Nantes dans un centre médico-social nommé aujourd’hui EDS, « on nous demande de remplir des cases, mais comment mettre en case l’écoute, l’empathie, le soutien moral ? ». Cette standardisation de la relation d’aide risque à terme d’appauvrir considérablement la qualité de l’accompagnement proposé.
Vers un oubli de l’expertise des personnes accompagnées ?
C’est un autre effet pervers possible de la protocolisation excessive. Peu de procédures laisse place à la parole de la personne concernée. Il y a là une tendance à nier ou à minimiser leur expertise . En effet, le travail social aujourd’hui s’appuie de plus en plus sur une logique de co-construction, reconnaissant les savoirs et les compétences des usagers.C’est là aussi un axe fort de l’évolution de la pratique de travail social portée par son Haut Conseil (HCTS).
Des procédures trop rigides peuvent entraver cette dynamique participative. J’ai pu le constater dans le champ des actions collectives. Il est parfois imposé des schémas d’intervention prédéfinis qui s’inscrivent dans une méthodologie de projet mal comprise. Ils ne laissent que peu de place à l’expression et à la prise en compte des souhaits et des ressources des personnes concernées. Cette approche « top-down » va à l’encontre des principes d’empowerment et d’autodétermination qui sont au cœur de l’éthique du travail social.
La recherche de performance est-elle adaptée ?
La technologie telle l’IA a besoin de se nourrir de multiples données. Celles fournies par les travailleurs sociaux visent à construire des indicateurs de performance interroge le travail social par sa définition, ses objectifs et par sa mesure.
Cette approche peut conduire à une forme de violence institutionnelle. Les besoins réels des personnes sont occultés au profit d’une logique gestionnaire centrée sur le résultat. L’évaluation peut alors devenir un simple protocole supplémentaire. La notion de performance un critère qui fasse perdre du sens. Si l’évaluation reste nécessaire elle ne peut être simplement expliquée par des données de quantification. Le recueil de la parole des personnes concernées est essentielle dans ce processus
Vers une approche plus équilibrée
Il est sans aucun doute nécessaire de repenser l’approche de la qualité et de la performance dans le travail social. Plutôt que de chercher à tout formaliser et à tout contrôler, il convient de reconnaître et de valoriser la part d’informel, d’imprévisible et de créatif inhérente à ce métier.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille rejeter en bloc toute forme de procédure ou de protocole. Certains outils peuvent en effet faciliter la coordination, la transmission d’informations ou la gestion de situations spécifiques. L’enjeu est plutôt de trouver un juste équilibre, en veillant à ce que ces outils restent au service de la relation d’aide et non l’inverse.
Pour sortir de l’impasse de la protocolisation excessive, il sera essentiel de revaloriser l’expertise professionnelle des travailleurs sociaux. Cela passe notamment par une reconnaissance accrue de leurs compétences relationnelles et de leur capacité d’analyse et d’adaptation.
Il s’agit également de leur redonner des espaces de réflexion et d’élaboration collective, à travers par exemple des temps d’analyse de pratiques ou de supervision. Ces espaces permettent non seulement d’améliorer la qualité de l’accompagnement, mais aussi de lutter contre le sentiment d’isolement et d’impuissance que peuvent ressentir les professionnels face à des situations complexes.
Repenser l’évaluation
L’un des enjeux majeurs consiste à repenser les modalités d’évaluation du travail social. Plutôt que de se focaliser uniquement sur des indicateurs quantitatifs, il convient de développer des approches plus qualitatives, capables de rendre compte de la complexité et de la richesse des interventions sociales[
Cela implique notamment de valoriser les « petites victoires » du quotidien. Ce sont des avancées parfois imperceptibles mais essentielles dans le parcours des personnes accompagnées. Il s’agit également de prendre en compte la dimension temporelle du travail social, en reconnaissant que certains changements ne peuvent s’opérer que sur le long terme.
Cette forme d’évaluation doit aussi réaffirmer les fondements éthiques du travail social. Cela conduit à se poser la question de ce qui s’est passé en terme de processus. Des principes éthiques ont-ils été mis en avant comme par exemple la transparence, le consentement éclairé ou l’équité ? Cela passe par une réflexion collective sur les valeurs qui sous-tendent l’action sociale, sur la place accordée à la personne accompagnée et sur les finalités mêmes de l’intervention.
Cette réflexion éthique devrait irriguer l’ensemble des pratiques. depuis la conception des dispositifs jusqu’à leur mise en œuvre sur le terrain. Elle doit également nourrir la formation initiale et continu, afin d’outiller les professionnels en vue de répondre aux dilemmes éthiques auxquels ils sont confrontés au quotidien.
Conclusion : réhabiliter la dimension politique du travail social
En définitive, la multiplication des procédures et des protocoles dans le champ du travail social illustre parfaitement le paradoxe de Polanyi. En cherchant à tout formaliser et à tout contrôler, on finit par perdre de vue l’essence même de ce métier : l’accompagnement de personnes dans toute leur complexité et leur singularité.
Pour sortir de cette impasse, il est nécesaire de réhabiliter la dimension politique du travail social. Cela implique de reconnaître que l’action sociale ne peut se réduire à une simple prestation de services, mais qu’elle participe pleinement à la construction d’une société plus juste et solidaire.
Dans cette perspective, les travailleurs sociaux ne doivent pas être considérés comme de simples exécutants de procédures, mais comme des acteurs à part entière de la transformation sociale. Leur expertise, leur capacité d’analyse et leur engagement doivent être valorisés et mis au service d’une vision ambitieuse de la cohésion sociale. C’est à cette condition que le travail social pourra retrouver tout son sens et toute sa pertinence, au-delà des injonctions paradoxales et des contraintes bureaucratiques. Face aux défis sociaux actuels, nous avons plus que jamais besoin d’un travail social créatif, engagé et profondément humain.
Sources :
- Comment garantir l’autonomie d’action face à la protocolisation? | Lien Social
- Les travailleurs sociaux sont-ils devenus des « cocheurs de cases »? | Didier Dubasque
- Des pratiques professionnelles en péril? – OTSTCFQ | Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec.
- Quand le sociologue Bertrand Ravon nous parle des épreuves que traversent les travailleurs sociaux | Didier Dubasque
- Le temps des procédures | Roland Janvier
6 réponses
L’action sociale, est née à une période où l’« unité fonctionnelle et culturelle » du monde, pour reprendre l’expression de Jean-Louis Laville, était encore une évidence. Mais depuis, l’écart s’est accru entre ce que l’on fait, et ce pour quoi on le fait. Pour François Dubet, le nouveau contexte né de ce décalage, qu’il qualifie de « postmoderne », se caractérise par un système qui n’a plus de « centre » et par une « séparation des identités culturelles, de la rationalité instrumentale et de l’action politique. ». Les protocoles et procédures auxquels vous faites très justement allusions, sont dé-couplées du sens du travail social, de son action « Politique » et de l’identité culturelle des métiers du social. Une partie de cette montée en puissance, une partie seulement, du contrôle, du reporting et du « formatage » s’explique, à mon avis, par un effet du déficit d’information que vivent les « acheteurs » du social au travers de leurs appels d’offre, ils ne savent pas très bien ce qu’ils achètent et combattent ce déficit de savoir en surenchères de procédures et de contrôles, mais le travail social ce n’est pas comme acheter la construction d’une école à une entreprise de BTP, et alors finalement, c’est quoi le travail social et c’est comment un bon accompagnement?
Merci à vous de vos remerciements Patrick, Thérèse et Luis ! Cela me donne le courage de continuer à écrire en moulinant des idées et des analyses ou en commentant l’actualité. J’aime m’appuyer sur les travaux de nombreux universitaires qui pensent le social, mais aussi sur les écrits de collègues qui ne mesurent pas toujours l’importance de leurs écrits.
À bientôt
Didier
génial cet article
merci pour toutes ces recherches
pouvez-vous me donner un titre de POLANYL à lire sur ces questions
merci
Thérèse
Bonjour Thérèse
J’ai découvert cet économiste à la lecture du texte dont j’ai mis le lien en bas de mon article. Du coup, je suis allé voir d’un peu plus près son histoire et ses théories :
L’ouvrage majeur de Karl Polanyi s’appelle « La Grande Transformation »
La vie de cet économiste « de gauche » né à la fin du XIXème siècle est largement décrite sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Polanyi
Un article Publié par la Revue Française de Socio-Économie ayant pour titre « Troubles dans la protection sociale » apporte aussi quelques éléments intéressants.
C’est en accès libre sur CAIRN : https://shs.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2018-1-page-279?lang=fr
Sinon les explications détaillées sur son paradoxe sont à lire mais en anglais ici : https://en.wikipedia.org/wiki/Polanyi%27s_paradox
un bon traducteur en ligne permet de bien comprendre ce paradoxe que je me suis permis d’adapter à la problématique du travail social.
Bien cordialement
Didier
Merci Didier pour cet article et la construction rigoureuse de ton argumentaire qui espose les paradoxes et les contradictions dans lesuqels se trouvent pris les travailleurs sociaux et les cadres dans leurs pratiques professionnelles mais aussi comment dépasser les problèmes qui sont ici posés. Bravo pour la densité de cette réflexion utile à toutes et tous.
MERCI ! MERCI ! pour cet article. Il doit être lu, partagé, divulgué dans tous les centres de formation aux métiers du médico-social.