Il était une fois, dans le monde du travail social, un temps où chaque rencontre avec une personne ou une famille était une opportunité d’écoute, de compréhension et de soutien. Les travailleurs sociaux, armés de leurs compétences dans la relation d’aide et de leur expertise, plongeaient dans des récits de vie. Ils se coltinaient les complexités humaines, pour trouver avec leurs interlocuteurs des solutions personnalisées en réponse à leurs problèmes.
Mais voilà qu’au détour du chemin, la modernité a frappé. Fini le temps où il faut rendre compte d’une situation. Est alors venu le temps de rendre des comptes dans une logique comptable impitoyable. Fini les promesses d’un monde meilleur. Aujourd’hui, il faut gérer avec efficacité et rationalité. Conséquence, les travailleurs sociaux sont de plus en plus invités à cocher des cases dans des systèmes d’information prédéfinis, segmentant leur travail et les personnes qu’ils accompagnent devenus des données administratives.
La dématérialisation : entre efficacité et déshumanisation
J’ai un ami qui a voulu récemment contacter un travailleur social de l’assurance maladie pour lui expliquer sa situation. Il vit dans deux lieux différents alternativement et ne sait pas comment gérer au mieux son parcours de soins, devant se rendre régulièrement à l’hôpital. Il pensait pouvoir obtenir une réponse rapide en appelant le service social, mais il lui a été suggéré par son fils de se connecter sur son compte Améli pour poser sa question.
Et là, c’est rapidement devenu l’enfer. Il a d’abord trouvé le bouton « nous contacter » : neuf domaines d’intervention lui sont proposés. Bien évidemment, il n’est pas prévu de bouton pour une question relative à un parcours de santé. Il a donc choisi « autre sujet ». Là, il lui est proposé de nouveaux choix. Faut-il appeler un service annoncé comme gratuit avec un numéro payant ? écrire un courrier (ce qui est difficile pour lui) ? Se rendre à un point d’accueil ? Il opte pour cette solution : classées par ordre alphabétique, seuls neuf lieux apparaissent sur l’écran sous forme de cases. Sa commune n’y figure pas, il doit lister les neuf autres lieux suivants, toujours pas ? au 7ème clic en bas de liste, il trouve enfin Savenay, là où il habite la moitié du temps. Il lui est ensuite proposé de cliquer sur « en savoir plus » pour obtenir les horaires d’ouverture et là la réponse le laisse dubitatif. Aucune indication, mais un renvoi sur son compte ameli tel ce que nous montre cette capture d’écran
Mais comment faire pour poser une question à l’assistante sociale ?, me demande-t-il. « Ma situation est compliquée, je ne peux pas l’expliquer simplement à une machine ! ». Il faut que j’aille sur mon compte Ameli ? Mais je n’ai pas de mot de passe, comment je fais ? il faut que je tente alors le téléphone ? Bon, je laisse tomber, je verrai plus tard.
Bien évidemment, mon ami n’a rien vu « plus tard » et est resté sans réponse malgré une autre tentative : il a appelé son médecin, mais celui-ci ayant bien autre chose à faire lui a dit d’aller voir l’assistante sociale. Retour à la case départ. Alors, il est parti à la mairie pour se renseigner.
Mon ami a pu ainsi expérimenter la réalité de « l’aller vers » de nos administrations. C’est désormais à l’assuré social de savoir comment aller vers. S’il ne comprend pas la procédure, il ne pourra que s’en prendre à lui. Ce n’est pas le problème de l’administration qui a rendu son service social si difficilement accessible.
La dématérialisation des services publics, bien que porteuse de gains d’efficacité, n’est pas sans conséquences. Pour beaucoup d’usagers, elle constitue un véritable obstacle. Absence de matériel informatique, non-maîtrise des outils numériques, autant de barrières qui les éloignent de leurs droits et des démarches devenues obligatoires.
Les travailleurs sociaux se retrouvent alors en première ligne. Ils le sont non seulement pour accompagner ces usagers dans le labyrinthe numérique, mais aussi pour collecter et renseigner des données dans des systèmes de gestion de plus en plus sophistiqués. Le Haut Conseil du Travail Social (HCTS) et la CNIL rappelle à ce sujet que ces professionnels ne doivent collecter que des informations utiles et nécessaires à l’exercice de leurs missions. Pourtant, la réalité du terrain est souvent bien différente.
Il leur est demandé de remplir des formulaires numériques, de cocher des cases, de renseigner des items prédéfinis. Ils sont contraints de le faire si les personnes qu’ils rencontrent veulent obtenir des réponses. Mon ami a pu rencontrer une assistante sociale qui « s’est trouvée autant en difficulté que moi » me dit-il. « Au moins, on était deux, je n’étais pas tout seul ! »
Oui, l’assistante sociale qu’a rencontré mon ami est bien devenue une « cocheuse de cases ». Ce n’est pas que cela lui plaise, mais comment faire autrement quand la plateforme numérique est devenue le passage obligé ? Ironie des faits, en tentant d’aider mon ami à résoudre son problème, elle lui a expliqué comment s’y prendre pour cocher les bons items ! De cocheuse de cases, elle est devenue en quelque sorte formatrice en cocheuse de cases. Si cela suffisait pour résoudre les difficultés des usagers tels les assurés sociaux, nous pourrions nous en satisfaire, mais bien évidemment cela ne suffit pas.
Et le reporting alors ?
Dans un monde où l’efficacité et la performance sont devenues les maîtres-mots, le travail social n’échappe pas à la tendance du reporting par le clic. Cette pratique, consistant à rendre des comptes chiffrés plutôt qu’à rendre compte des situations humaines, soulève de nombreuses questions quant à son utilité réelle et à son impact sur l’essence même des métiers du travail social.
Cette forme de « reporting » s’est progressivement imposé dans le champ du travail social. Censé permettre une meilleure évaluation des performances et une optimisation des ressources, il se heurte pourtant à la réalité complexe et multidimensionnelle des situations rencontrées par les travailleurs sociaux.
L’un des principaux écueils du reporting réside dans sa tendance à réduire des situations humaines complexes à de simples données chiffrées. Les travailleurs sociaux se retrouvent de plus en plus souvent contraints de « cocher des cases » dans des logiciels prédéfinis, au détriment d’une analyse qualitative approfondie des situations qu’ils rencontrent. Cette approche quantitative gomme les nuances et les particularités de chaque situation, conduisant à une standardisation des réponses apportées aux usagers.
Par ailleurs, le temps consacré à ces tâches administratives empiète de façon conséquente sur le temps d’accompagnement direct des personnes. Comme l’a déjà précisé le livre blanc du travail social (dont on ne sait plus au passage ce qu’il devient), les travailleurs sociaux se retrouvent ainsi éloignés du cœur de leur métier.
Faut-il rappeler qu’il repose avant tout sur l’écoute et la construction d’une aide évaluée et formalisée avec la personne qui s’engage dans une relation de confiance ?. Cette évolution soulève des interrogations légitimes sur la qualité du service rendu et sur la capacité des professionnels à répondre efficacement aux besoins des personnes qu’ils accompagnent.
Une utilité contestable du reporting
Si le reporting est présenté comme un outil indispensable à la gestion et à l’évaluation des services sociaux, son utilité réelle est souvent remise en question. En effet, la pertinence des indicateurs choisis pour mesurer la performance du travail social est discutable. Comment quantifier, par exemple, l’impact d’un accompagnement sur le bien-être d’une personne ou sur sa capacité à retrouver son autonomie ?
Ces aspects qualitatifs, pourtant essentiels, échappent bien souvent aux grilles d’évaluation standardisées. De plus, la multiplication des données collectées ne garantit pas nécessairement une meilleure compréhension des problématiques sociales ni une amélioration des pratiques. Au contraire, elle peut conduire à une surcharge d’informations difficiles à analyser et à exploiter de manière pertinente. Les travailleurs sociaux eux-mêmes ignorent généralement ce que deviennent ces données une fois collectées, ce qui renforce le sentiment d’inutilité de cette tâche chronophage.
Une perte de sens et d’identité professionnelle
L’omniprésence du reporting par le clic et les cases à cocher soulève également la question de l’identité professionnelle des travailleurs sociaux. Ces derniers, formés pour accompagner, soutenir et autonomiser les personnes en difficulté, se retrouvent de plus en plus cantonnés à des tâches techniques qui ne correspondent pas à leur mission initiale.
Cette évolution engendre un sentiment de perte de sens et une démotivation chez les professionnels. Le reporting pour eux ne peut qu’être qualitatif en s’appuyant sur un récit construit à partir d’expériences heureuses ou malheureuses.
Aujourd’hui, la standardisation des pratiques induite par le reporting peut aller jusqu’à entraver la créativité et l’innovation dans l’accompagnement social. Les travailleurs sociaux, contraints de se conformer à des protocoles parfois rigides, peuvent se sentir limités dans leur capacité à proposer des solutions adaptées aux situations singulières qu’ils rencontrent.
En conclusion
Si le reporting peut avoir son utilité dans la gestion et l’évaluation des services sociaux, il ne doit pas se faire au détriment de la qualité de l’accompagnement et du bien-être des professionnels. L’enjeu est de trouver un juste équilibre entre les exigences de rendre compte et la préservation des valeurs fondamentales du travail social. C’est à cette condition que les travailleurs sociaux pourront continuer à exercer leur métier avec passion et efficacité, au service des personnes et des groupes les plus vulnérables de notre société.
photo : katemangostar sur Freepik
Une réponse
Bravo pour cet article (comme tant d’autres…)
Il conviendrait d’ajouter combien ces pratiques numériques, la numérisation des relations sociales participent du non recours au droits mais aussi de manière insidieuses et maligne à la discréditation des usagers les rendant coupables de leur non « savoir », les disqualifiant dans leur rapport au services dits publics ou ayant une fonction de service public.
Ce ressenti de mépris devrait pourtant inquiéter les autorités car il nourrit bon nombre de vote d’extrême droite par dépit.
Il serait tant d-que les institutions sociales, les institutions en général reconsidèrent leur mode de relations aux « usagers ». lire l’article de Clara Deville sur le site La Vie Des Idées , intitulé : Politique de l’absurde, le numérique et l’accès aux droits.
Cordialement