Retrouver le fil du sens en travail social : réflexions et pistes pour sortir de l’impasse (2)

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Voilà une question qui circule dans les couloirs de nos institutions et qui s’immisce dans nos réunions d’équipe : la perte de sens en travail social. Cette thématique, loin d’être nouvelle, connaît aujourd’hui une résonance particulière dans un contexte dans lequel les transformations numériques bouleversent nos pratiques professionnelles.

Mais avant de nous lancer dans un diagnostic convenu, permettez-moi de vous proposer une réflexion plus nuancée. Car s’il est indéniable que notre secteur traverse une crise profonde, peut-être faut-il questionner cette notion même de « perte de sens ». S’agit-il véritablement d’une perte, ou plutôt d’une transformation profonde des conditions d’exercice qui nous amène à repenser ce qui a du sens dans nos métiers ?

Anatomie d’une crise : les manifestations contemporaines de la désaffection professionnelle

Les chiffres parlent d’eux-mêmes et dressent un tableau sombre de notre secteur. Le nombre d’étudiants inscrits dans les formations aux professions sociales a diminué de 14,5% entre 2010 et 2023, atteignant 57.300 en 2023. Plus préoccupant encore, 71% des établissements du secteur rencontraient des difficultés de recrutement en 2023. Cette désaffection massive interroge profondément l’attractivité de nos métiers.

L’épuisement professionnel frappe durement nos collègues. En 2022, l’épuisement professionnel a affecté 2,5 millions de personnes en France, soit 10% des salariés, avec les travailleurs sociaux et les soignants parmi les professions les plus exposées. Cette réalité se traduit par un turnover important : en 2021, 90.000 professionnels ont quitté le secteur. Beaucoup se dirigent vers des emplois hors du domaine social ou de la santé.

Au cœur de cette crise, les travailleurs sociaux évoquent régulièrement l’intensification du travail administratif au détriment de l’accompagnement humain. Les témoignages convergent : « Il y a maintenant trois personnes lors des entretiens : l’usager, le travailleur social et l’ordinateur ». Cette formule raccourcie venue d’une assistante sociale synthétise une réalité que beaucoup d’entre nous reconnaissent : l’intrusion progressive d’un tiers numérique dans la relation d’aide. Cela risque de ne pas s’arranger avec l’arrivée de l’Intelligence artificielle dans les process de travail.

Les conditions de travail se dégradent. Il existe une complexification des procédures, avec un management de plus en plus vertical : « je vous demande d’obéir à un ordre, pas à me poser des questions » me rapporte une assistante sociale qui avait interrogé son encadrante sur le bien fondé de ce qui lui était demandé.

Ce manque de reconnaissance institutionnelle n’est pas nouveau. Mais aujourd’hui la reconnaissance arrive tout simplement parce que les employeurs ne parviennent plus à recruter. Il faut dire que la précarisation des conditions d’emploi achèvent de créer un terreau favorable au désengagement professionnel.

Les mutations numériques : accélérateur ou révélateur des difficultés ?

La transformation numérique du secteur social révèle de profondes ambivalences. Selon l’enquête menée par Emmaüs Connect, 92% des professionnelles interrogées estiment que le numérique a fait évoluer la pratique de leur métier, reconnaissant ses apports en termes de fluidité des échanges et d’efficacité administrative.

Pourtant, cette même étude révèle que 51% des professionnels évoquent une perte de lien humain. Et dans le même temps, 43% dénoncent une surcharge de travail administratif. Ce paradoxe n’est qu’apparent : le numérique, censé simplifier notre travail, a en réalité déplacé la charge administrative vers les usagers, qui se retourne mécaniquement vers les travailleurs sociaux lorsque ces derniers ne maîtrisent pas ces outils.

L’illectronisme touche 15,4% des personnes de 15 ans ou plus en France, atteignant 62% pour les plus de 75 ans. Cette fracture numérique place les travailleurs sociaux dans une position inédite et ambivalente : 91% d’entre eux déclarent intégrer l’accompagnement numérique dans leur champ d’action quotidien, alors que cette mission ne fait pas formellement partie de leur périmètre professionnel initial.

La dématérialisation des démarches administratives a créé ce que la sociologue Clara Deville nomme « l’État social à distance ». Elle a conduit à transférer les tâches de transfert des pièces justificatives aux personnes elles-mêmes, alors qu’elles relevaient auparavant de l’activité des techniciens-conseil. Cette délégation du travail administratif aux demandeurs intensifie le fardeau bureaucratique et génère des inégalités d’accès aux droits.

Le reporting numérique s’est imposé comme une nouvelle contrainte. Les travailleurs sociaux se retrouvent contraints de cocher des cases dans des logiciels prédéfinis, au détriment d’une analyse qualitative approfondie des situations qu’ils rencontrent. Cette approche quantitative gomme les nuances et les particularités de chaque situation, éloignant les professionnels du cœur de leur métier qui repose avant tout sur l’écoute et la construction d’une aide évaluée avec la personne accompagnée.

Ainsi, le numérique révèle-t-il une tension fondamentale : alors qu’il devait permettre plus de temps d’accompagnement, le passage au tout numérique s’est en réalité accompagné d’une hausse des tâches administratives et du reporting, réduisant paradoxalement le temps consacré à la relation humaine.

Quelles pistes de transformation ? retrouver l’essence du travail social

Face à ces constats, comment retrouver du souffle dans nos pratiques ? Plusieurs pistes émergent des expériences de terrain et des réflexions collectives. L’une d’elles consiste à réinterroger l’organisation du travail elle-même. Les concepts d' »organisation libérée » ou de « démocratie au travail » gardent toute leur pertinence. Il s’agit de redonner aux professionnels un pouvoir d’agir sur leur organisation, de créer des espaces de parole sur le vécu réel du travail, au-delà des seuls aspects techniques.

Concernant le numérique, l’enjeu n’est plus de le rejeter, mais de le domestiquer. L’intelligence artificielle, qui fait son entrée dans le secteur, pourrait paradoxalement offrir des opportunités intéressantes pour alléger certaines tâches administratives. Certains professionnels utilisent déjà ChatGPT pour synthétiser des procédures ou obtenir des pistes de travail dans le cadre de projets personnalisés. Mais cette appropriation doit se faire dans le respect d’une éthique du care, en maintenant la primauté du discernement professionnel et le respect de la confidentialité.

La formation des professionnels aux enjeux numériques est essentielle. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre à utiliser des outils, mais de développer une culture numérique critique permettant de garder une posture réflexive face aux propositions générées par les algorithmes.

Enfin, la reconnaissance de la médiation numérique comme une compétence à part entière du travail social permettrait de légitimer cette activité et de la doter des moyens nécessaires. Actuellement des institutions intègrent cette dimension, mais pas toutes malheureusement. Cette pratique peu prise en considération s’exerce dans l’informel et la surcharge.

Conclusion : Questionner le concept même de « perte de sens »

Mais au terme de ce parcours, une question demeure : parlons-nous vraiment d’une « perte de sens » ? Ne serait-ce pas plutôt d’une transformation du sens, d’une évolution des conditions d’exercice qui nous amène à redéfinir ce qui a du sens dans nos métiers ?

Le sens du travail social ne résidait-il pas, historiquement, dans sa capacité à accompagner l’intégration des « marginaux » dans la société salariale ? Aujourd’hui, dans une société où le plein emploi n’est plus la norme (quoiqu’on en dise) et où les inégalités se creusent, peut-être faut-il inventer de nouvelles formes de sens, ancrées dans l’accompagnement vers l’autonomie sous toutes ses formes notamment face aux outils numériques, la lutte contre les algorithmes discriminants ou encore la construction de liens sociaux alternatifs.

Les 46% de professionnels qui, dotés d’une « baguette magique », l’utiliseraient pour « mettre le numérique au service des personnes les plus en difficulté«  nous montrent probablement un chemin. Le sens ne se perd pas, il se déplace, se réinvente, se construit dans la rencontre entre nos valeurs fondamentales et les questions que nous posent les personnes accompagnées.

L’avenir du travail social, même à l’heure de l’intelligence artificielle, reste et restera profondément humain. Notre responsabilité collective est de faire en sorte que les outils soient au service de cette humanité, et non l’inverse. C’est dans cette perspective que la prétendue « perte de sens » qui existe depuis si longtemps peut se transformer en opportunité de renouvellement professionnel, à condition de ne pas subir les transformations, mais de les orienter selon nos propres valeurs.

Sources

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