Travailleurs sociaux en détresse : quand ceux qui aident ont besoin d’aide

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Vous le savez et tout le monde en convient : le secteurs du travail social traverse une crise profonde qui touche au cœur des conditions de travail de ses professionnels. Avec 1,2 million de salariés, ces métiers de l’humain font face à des difficultés considérables qui remettent en question l’attractivité et la pérennité de nos professions essentielles à la cohésion sociale. Cet article tente d’y voir plus clair sur ce qui se passe actuellement.

L’épuisement des travailleurs sociaux : la coupe est pleine

L’épuisement professionnel touche particulièrement les professionnels du secteur social en créant un cercle vicieux inquiétant. En 2022, l’épuisement professionnel a affecté 2,5 millions de personnes en France, soit 10% des salariés. Les travailleurs sociaux figurent parmi les professions les plus exposées, confrontés à un investissement souvent excessif au travail, des conditions difficiles et contradictoires, et la gestion de situations complexes et très souvent stressantes. Ce n’est pas sans conséquences.

L’épuisement « émotionnel » est lui aussi un sujet devenu majeur pour les professionnels investis dans une relation d’aide. Comme l’explique Anne-Catherine Coomans, initialement assistante sociale devenue coach spécialisée dans l’accompagnement des travailleurs sociaux en Belgique : « On peut imaginer que chacun a une coupe. Chez les enfants, cette coupe a la taille d’une petite tasse de café, ce qui explique pourquoi ils expriment leurs émotions. Les adultes, en revanche, ont une coupe plus grande et sont donc capables de recevoir plus d’émotions. Le problème, c’est que la majorité des gens ne savent pas quoi faire avec le contenu de cette coupe. Les émotions sont là, elles s’entassent, jusqu’à déborder. ». Cette métaphore illustre bien la surcharge émotionnelle que vivent quotidiennement les travailleurs sociaux.

l’aide à domicile : elles en ont « plein le dos » à cause des contraintes physiques importantes

Les métiers du social sont marqués par une pénibilité physique considérable, particulièrement dans les métiers de l’aide à domicile. Selon l’enquête de la DREES sur leurs conditions de travail, 95%  des aides à domicile sont concernées par la contrainte de rester longtemps debout. Pourtant 46% « seulement » trouvent cette contrainte pénible ou très pénible.

La pénibilité est particulièrement élevée dans le mode prestataire. Ce sont les professionnelles effectuant des aides aux activités de la vie quotidienne (ADL) qui souffrent le plus. Elles présentent un indicateur de pénibilité de 47,1, contre 29,8 pour ceux qui ne réalisent pas ces actes.

Le secteur  de l’aide à domicile est particulièrement touché par les troubles musculo-squelettiques (TMS), qui représentent plus de 90% des maladies professionnelles déclarées dans ce secteur. Selon Santé Publique France, Les salariés des sous-secteurs de l’hébergement social pour personnes âgées ou handicapées physique et de l’hébergement médicalisé sont dans les faits  les plus exposés aux contraintes biomécaniques.( 96%). Dans les EHPAD, 94% des maladies professionnelles reconnues sont des TMS, avec un impact financier de 160 millions d’euros de cotisations annuelles et la perte de plus de 2,3 millions de jours de travail.

Les risques psychosociaux : entre exigences émotionnelles et manque de reconnaissance

Mais il n’y a pas que cela, bien évidemment : les professionnelles du social sont particulièrement exposés aux risques psychosociaux. Entendez par là les risques  qui résultent de la combinaison de facteurs organisationnels, relationnels et individuels au travail. Déjà selon l’enquête INSEE de 2019, 55% des salariés de la fonction publique hospitalière subissaient au moins trois contraintes physiques, contre 36% dans le secteur privé. Plus préoccupant encore, 32% de ces mêmes professionnels  sont bouleversés, secoués ou émus quotidiennement ou presque. Cela nous rappelle la charge émotionnelle intense de nos métiers.

A force de rencontrer des personnes qui vont mal, il devient difficile d’aller bien en tant qu’aidant. Les secteurs de la protection de l’enfance, mais aussi de la lutte contre la pauvreté sont en première ligne côté stress et tensions psychologiques. Et onne peut pas dire que cela s’arrange.

Pour l’INSEE, la question de la reconnaissance constitue aussi un enjeu majeur. Seulement 56% des professionnels de la fonction publique hospitalière pour en revenir à eux, déclairaient recevoir l’estime et le respect que mérite leur travail au vu de leurs efforts. Cette absence de reconnaissance, combinée aux exigences émotionnelles, crée un terreau favorable à l’épuisement professionnel.

L’absentéisme et le turnover : symptômes d’un malaise profond

Les établissements et services médico-sociaux (ESMS) connaissent un taux d’absentéisme préoccupant. Après une forte augmentation en 2020 (de 11,5% à presque 13%), le taux d’absentéisme est revenu à 11,5% en 2023. Néanmoins, ces chiffres restent significativement plus élevés dans les établissements selon la CNSA (11,8% dans les établissements pour personnes en situation de handicap, 11,4% dans les EHPAD) que dans les services (9,4% dans les services pour personnes en situation de handicap).

Ce secteur souffre d’un turnover important. Dès 2022, une étude menée par Nexem et la Fehap auprès de 90.000 salariés révélait que sur une période de quatre mois en 2021, 5300 salarié(e)s avaient quitté leurs postes. Extrapolé à l’ensemble du secteur, cela représente 36.000 départs sur quatre mois. Une fois sur deux, ces départs sont volontaires (démissions ou ruptures conventionnelles). Les conditions de travail (rythme, pénibilité, poste non pérenne) sont jugées déterminantes dans le choix des de celles et de ceux qui partent.

La précarisation des emplois : un cercle vicieux

Ce n’est pas nouveau mais la question salariale constitue un frein majeur à l’attractivité du secteur. On ne peut pas dire que ce sujet soit traité d’autant que les services employeurs font face à des diminutions de leurs budgets. En début de carrière, un travailleur social peut gagner entre 1600 € et 1900 € net par mois, avec une évolution vers 2000 € à 2500 € net mensuels avec l’expérience. Pour un intervenant d’action sociale, le salaire médian s’élève à 2.292 € brut mensuel en 2024. Ca ne casse pas la baraque et question motivation, il faut chercher ailleurs.

Cette situation salariale crée une situation douloureuse, comme le souligne un travailleur social interrogé en 2022: « Je n’ai pas choisi la précarité de l’emploi, ni un salaire qui me permet à peine de garder la tête hors de l’eau et qui, très ironiquement, est relativement proche des revenus de nos bénéficiaires … C’est malheureusement la réalité de beaucoup d’entre nous : de nombreux emplois du non marchand dépendent de subsides au futur incertain. De nombreuses institutions ne pourront pas pérenniser ces emplois si leurs financements venaient à cesser.. »

Le burnout : quand le système s’effondre

Le burnout frappe durement les travailleurs sociaux. JoRo, assistante de service social devenue cadre, témoigne : « C’est avoir son travail dans la tête H 24, c’est optimiser, rentabiliser le moindre espace-temps pour réussir à répondre aux objectifs […] c’est se lever le matin et avoir tout de suite l’envie de pleurer ». Elle a craqué et s’est retrouvée en arrêt de travail. Il a duré trois ans, c’est dire la gravité de celles et de ceux qui vivent ce type de situation.

Il faut le reconnaitre, dans notre secteur, les professionnels ont beaucoup de mal à s’arrêter.  Ils attendent, prennent des médicaments pour tenir de peur « d’abandonner » des personnes encore plus fragiles qu’eux. Autre raison souvent évoqué, celle de ne pas vouloir mettre leurs collègues en difficulté. Cette culpabilité aggrave leurs état de santé.

Il y a aussi ce que l’on appelle « l’usure professionnelle ». Elle  gagne rapidement les salariés du secteur. Plus d’une aide médico-psychologique sur deux ne pratique plus cette profession au bout de neuf ans

« Les postes vacants impactent également la qualité de vie au travail, en obligeant ceux qui restent à effectuer les tâches des absents. Cette surcharge épuise et nourrit l’absentéisme. Faute de trouver des conditions de travail convenables, nombre de professionnels du social finissent par se reconvertir. Certains quittent majoritairement leur métier pour se diriger vers un emploi autre que le social ou la santé : c’est le cas pour les cadres socio-éducatifs (72 %) ou les aides à domicile (70 %) » nous explique dans le journal Le Monde.

La désaffection des formations : un avenir préoccupant

Comme si cela ne pouvait suffire, la crise d’attractivité se reflète dans les formations au travail social. En 2023, 57300 étudiants étaient inscrits dans une formation aux professions sociales, soit une baisse de 1,1% par rapport à 2022. Cette diminution régulière depuis plus de dix ans représente une baisse significative de 14,5% entre 2010 et 2023. Le nombre d’inscrits en première année a reculé encore en 2023 de 2,1%, tandis que le taux d’interruptions définitives ou provisoires de scolarité s’élevait à 9,7%.

Selon une enquête Ifop, seulement 15% des jeunes de 16 à 25 ans envisagent un métier dans le social, médico-social et sanitaire. Bien que ces jeunes perçoivent largement l’aspect essentiel de ce secteur pour la société (79%), les principaux freins identifiés sont liés aux conditions de travail : stress, charge émotionnelle, horaires difficiles, revenus faibles.

Vers des solutions d’amélioration de la situation ? pas vraiment

Quelques initiatives ont émergé pour faire face à ces constats. La DREETS Hauts-de-France, associée à l’ARACT, a lancé l’année dernière un appel à candidatures pour faire de la qualité de vie au travail un levier de recrutement et de fidélisation. Cette démarche expérimentale vise l’amélioration des conditions de travail et la valorisation de l’expression des salariés17.

Il y a eu aussi l’extension de la revalorisation « Ségur » de 183 € aux professionnels de la filière socio-éducative. Cela devait marque une première étape. La nouvelle convention collective avec un budget annuel de 500 millions d’euros alloué à la branche ne fera pas des miracles. Ce n’est pas pour rien que certains syndicats s’y opposent. Il y aurait plus à y perdre qu’à y gagner – une nouvelle fois.

Quelle  prévention des risques professionnels ?

La prise de conscience progresse concernant la prévention des risques psychosociaux. Les employeurs s’organisent pour mieux prévenir l’épuisement professionnel, avec des formations spécialisées et des dispositifs d’accompagnement.

Les conditions de travail des professionnels du social révèlent un secteur en souffrance, confronté à des difficultés majeures qui menacent sa pérennité. Entre pénibilité physique et psychologique, précarité de l’emploi et manque de reconnaissance, les travailleurs sociaux paient un lourd tribut à leur engagement au service d’autrui. Le livre Blanc du travail social a parfaitement décrit ce qui se passe.

Mais rien ne bouge vraiment, ce qui a le don d’agacer sérieusement le président du Haut Conseil du Travail Social, Mathieu Klein. Lors d’un webinaire organisé par la Gazette des  communes, celui ci s’est demandé s’il ne fallait pas après avoir écrit le livre blanc du travail social, rédiger un livre rouge ou même un livre noir, tant la situation devient désespérante. 

La désaffection des formations et l’usure professionnelle précoce constituent des signaux d’alarme qui nécessitent une mobilisation urgente de tous les acteurs et notamment de l’Etat. Car au-delà de la souffrance individuelle  c’est la capacité de notre société à maintenir sa cohésion sociale qui est en jeu. Les premières initiatives de revalorisation et d’amélioration des conditions de travail, si elles constituent des petits pas dans la bonne direction, devront être amplifiées et pérennisées pour redonner espoir à ceux qui, chaque jour, œuvrent pour le bien-être des plus fragiles.

sources :

 


Photo : Madhourses Madhourses sur depositphotos

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8 réponses

  1. Un grand merci pour cet article. Je conseille la lecture de l’incroyable article de Claudia Rappaport paru en mai dans Social Work in Health Care : « ESSOUFLEMENT : la conceptualisation de l’épuisement professionnel du travail social par le Dr Richard Cabot en 1908.  »
    – version orginale: https://doi.org/10.1080/00981389.2025.2491337
    – version FR : https://github.com/lephareaon/stockage-temporaire/blob/main/Rappaport-%20%C3%A9puisement%20professionnel%20en%20travail%20social%20-%20Social%20Work%20in%20Health%20Care%202025.pdf

  2. Concernant le turn over, vous oubliez que la période citée est celle de l’obligation vaccinale. Certains ont été suspendus, d autre n’ont pas renouvelé leurs contrats, d’autres encore ont négocié une rupture conventionnelle. Dans mon service sur 5 éduc 3 départs pour cette raison. J’ai ensuite rencontré des jeunes qui renonçaient à leur projet de formation pour cette même raison. Et l’obligation n est toujours pas abrogée. Pour ma part c est la raison première pour laquelle j ai quitté le social et que je n’y reviendrai pas. Dans quel autre secteur peut on cotiser des années et être jeté dans aucun droit?

    1. La désertification dans le secteur du social avait déjà commencé bien avant la période du covid. La plupart des secteurs, n’exigent plus de vaccins depuis belle lurette. Par contre, l’absence de reconnaissance, les salaires misérables, une surcharge de travail administratif, un manque total d’attractions et de diplômes au rabais, cela vient impacter le travail social…

  3. J’ai trouvé l’article sur les travailleurs sociaux en détresse très intéressant et malheureusement tellement vrai…
    Je suis moi même passée par une période difficile et j’ai évité le burn out grâce à un médecin très compétent,à l’écoute et soutenant qui a accédé à ma demande de temps partiel thérapeutique (80%). J’en ai bénéficier pendant 1 an: Salvateur ! Je le conseille vivement si c’est possible.

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