Le travail social est progressivement instrumentalisé par la logique managériale. Démystifier cette gangrène devient primordial.
A l’image de métastases envahissant l’organisme, le management imprègne de plus en plus nos manières d’interagir avec le monde et avec nous-mêmes. Que la pensée critique se saisisse de cet objet s’avère urgent. Ce que nous propose l’essai de Thibault Le Texier qui déconstruit avec pertinence et justesse cette approche.
Tout groupe humain conçoit un modus vivendi qui lui garantit la cohérence de son rythme de vie. Qui façonne son psychisme et polarise son identité ainsi que ses valeurs, rajoute-t-il. Pendant longtemps, ce sont la famille, l’église et l’État qui ont rempli cette fonction. Aujourd’hui, la rationalité managériale les a remplacés.
Jusqu’au début du XIXème siècle, les termes d’économie, de rentabilité et d’industrieux étaient bien éloignés de leur signification contemporaine. Ils désignaient respectivement l’épargne et l’usage judicieux des ressources ; la productivité d’une ferme ; l’habileté, l’adresse et l’astuce individuelle.
Il en va de même pour l’idiome de management initialement étranger aux questions économiques. Jusqu’au début du XXème siècle, on manageait (« conduire et mener à bien ») dans l’agriculture, le soin médical, l’administration du foyer ou la direction d’une école. Autant de pratiques transversales s’appliquant à des réalités diverses.
D’où vient cette altération ?
C’est l’émergence des méthodes d’organisation scientifiques du travail. Elle a été initiée par Frederick Taylor, qui révolutionne le rapport à la production des biens et des services. L’ambition clairement avancée est de rendre celle-ci fonctionnelle, efficace et performante.
Deux postures étaient jusque-là privilégiées. D’abord, l’ingéniosité et la maîtrise, la dextérité et la diligence, l’assiduité et l’intelligence de l’artisan fier de son tour de main. Mais aussi la surveillance du contremaître de la manufacture qui disciplinait et punissait les ouvriers soupçonnés de manquer de loyauté.
Le management change radicalement la donne. Il observe et absorbe, analyse et synthétise afin de rendre l’activité productrice quantifiable et optimisable. La moindre tâche doit être fractionnée en unités élémentaires, mesurables et corrigibles, recomposables sans fin. Le travail est codifié et mis en chiffres, en équations, en tableaux, en graphiques, en courbes. Tout doit être encadré, même l’indéterminé et l’inattendu.
Les différents segments de l’organisation sont confrontés à une mutabilité permanente. Il se dissolvent dans un lacis de projets perpétuellement fluctuants. Le changement ne doit jamais cesser, quels que soient les résultats.
Le management a pour objectif d’arranger les facteurs de production et d’accroitre l’efficacité du facteur humain. A cet effet, il standardise les individus. Leurs rôles sont pré-écrits, intégrés à des scénarios établis à l’avance.
Changement de paradigme
Ils doivent être facilement sélectionnables et interchangeables, prévisibles et reproductibles. Ce qui, dès lors, est exigé d’eux, c’est de se montrer flexibles, mobiles et distribuables selon un étalon de mesure générale et une nomenclature normative.
Le bon travailleur n’est pas reconnu pour sa sensibilité ou son expérience propre, son savoir-faire ou son intuition. En tant que force productive devant rendre un rendement maximum, il doit se montrer malléable et adaptable, en suivant les consignes prescrites.
Les consommateurs sont formatés à leur tour par le marketing. Leurs désirs et leurs affects sont manipulés. Leurs probabilités comportementales sont canalisées. Leurs habitudes sont orchestrées. Leur volatilité, leurs infidélités, leur insouciance, leur inconstance, leurs pulsions immédiates sont supervisées et instrumentalisées.
La conduite de l’Etat est à son tour alignée sur la gestion instrumentale et la rationalisation administrative. La recherche d’efficacité et de performance, induites par le new public managment, fait passer le bilan comptable avant l’intérêt général.
Il en va de même de ce management appelé, tout autant, à gérer ses propres compétences personnelles. Il faudrait s’auditer, s’organiser et se contrôler. Devenir le manager de sa propre vie devient la seule voie pour atteindre la plus grande des efficacités individuelles.
Il n’y a pas de fatalité
Pourtant le management n’est ni une science, ni une idéologie. Manager reste une approche surtout pragmatique qui ne cherche pas seulement à rendre l’action humaine plus efficace. Ce qu’il prétend, avant tout, c’est faire de l’efficacité un parangon universellement valable, seule source possible de progrès et de bonheur.
Il est devenu courant de le présenter comme le mètre étalon qui s’impose en tous lieux et en tout temps, comme seul mode d’organisation possible. C’est ignorer toutes les valeurs qui ont longtemps dominé (piété, tradition, mérite …). Et exclure celles qui constituent autant d’ alternatives : la solidarité, la place du collectif, le sens donné à son travail, la lutte contre les injustices et les inégalités, le savoir-faire personnel, …
- Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale, Thibault Texier, Éd. La Découverte Poche, 2022, 278 p.
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »
Il est signé Jacques Trémintin
Lire aussi :
1 – Manuel critique de travail social, Verena Keller, Éd. EHESP., 2016, 210 p., Le new management a conçu nombre d’outils sensés objectiver l’efficacité et la pertinence de l’intervention sociale: tableaux de bord, indicateurs de performance, protocoles de démarche qualité, certifications, audits, individualisation des trajectoires …
2 – La révolte de la psychiatrie Mathieu Bellahsen et Rachel Knaebel, Éd. La Découverte, 2020, 240 p. Les forces néolibérales, à l’œuvre depuis les années 1980, n’ont eu de cesse que de soumettre toute la société a la norme de la concurrence. La psychiatrie n’y a pas échappé.
3- Encadrer les parcours de soins. Vers des alliances thérapeutiques élargies, Frederik Mispelblom Beyer, Éd. Dunod, 2016, 225 p., Les restrictions budgétaires, les procédures de contrôle, les démarches de certification… il n’y a pas que le médico-social à subir le new public management.
4 – La comédie humaine du travail, Daniele Linhart, Éd. érès, 2015, 158 p. Le management a toujours cherché à déposséder les professionnels de leur expérience, à limiter le plus possible leurs capacités , avec le même objectif : les contraindre à se plier aux normes les plus rentables du point de vue de l’employeur.
5 – La tyrannie de l’évaluation, Angélique Rey, Éd. La Découverte, 2013, 145 p., Le « new public management » prétend remplacer toute dynamique interactive et conflictuelle par une approche unidimensionnelle et standardisée.
6 – Manifeste pour sortir du mal-être au travail ? Vincent De Gaulejac et Antoine Mercier, Éd. Desclee de Brouwer, 2012, 184 p. Notre pays a atteint le triste record d’un suicide par jour du a la souffrance au travail conséquences de l’idéologie du « new public management » et ses principaux mécanismes.
7 – Qui veut la peau des services publics ? Jacques Cotta, Éd. Jean-Claude Gawsewitch, 2011, 348 p. Les gouvernements successifs qui n’ont eu de cesse de proclamer leur intention de préserver le modèle social français, sont les mêmes qui ont soumis les services publics au dogme libéral de la concurrence libre et non faussée, la performance, la rentabilité et le commercial devenant la pierre angulaire de leur gestion.
8 – Suicide au travail : que faire ? Christophe Dejours & Florence Bègue, puf, 2009, 130 p., Le management ne se préoccupant plus que du quantitatif et du respect des indicateurs de performance, il s’est attaqué en priorité au noyau des salariés les plus expérimentés et les plus qualifiés, ceux-là même qui pouvaient opposer le plus de résistance a la nouvelle doxa : remplacer le sens du travail, par sa valeur monétaire.
9 – La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social ? Vincent De Gaulejac, Seuil, 2005, 282 p. Voilà une charge implacable, mais néanmoins fortement argumentée contre une idéologie qui a envahi progressivement tous les pores de notre société. La loi du marché et la compétition généralisée s’imposeraient à tous.
Bonus
« L’idéologie techniciste est une idéologie de déshumanisation du travail social »
Derrière la revendication d’efficacité se cache une quête d’opérationnalité performante et de rentabilité, l’esprit techniciste remplaçant la rencontre par la suspicion et la peur face à autrui qu’il cherche à maîtriser. Interview de Dominique Depenne auteur de plusieurs ouvrages sur la pratique éthique en travail social
– Pourquoi affirmez-vous que le technicisme fonctionne aux antipodes de la rencontre ?
Dominique Depenne : Il y a dans le technicisme des logiques totalitaires de chosification, de dénaturation de la souffrance, de maîtrise totale et de rationalisation de l’humain. C’est en cela, qu’il dégrade et déshumanise la relation d’accompagnement, en prétendant pouvoir la mathématiser en fonction de catégories prédéfinies. Il s’agit, non plus de partir des individus sensibles, de situations et d’expériences vécues, mais de catégories où faire rentrer la clinique. A cela s’ajoute l’idée que le travail social doit devenir rentable comme toute marchandise commercialisable, au nom de certaines normes (ISO) qui infligent leurs logiques instrumentales à l’humain. Ainsi déploie-t-il un discours clos détournant le sens des mots, introduisant dans notre secteur des registres empruntés notamment au monde de l’entreprise fondé sur la compétitivité (prestations de service, démarche qualité…). L’esprit techniciste évacue l’éthique et liquide la clinique au nom…de l’opérationnalité performante et de la marchandisation. S’offre à nous un ordre établi qui semble immuable. L’humain devrait se plier à des catégories imposées, devenir flexible jusqu’au point de perdre tout souvenir de sa nature propre. Que deviennent les individus dans une telle logique ? Des êtres désincarnés, des automates et des fantômes sans sensibilité, ni spontanéité qui font obstacle à la performance rationnelle. Le technicisme veut faire un sort à l’humain qui échappe toujours, inévitablement marqué par l’imprévisibilité. Aucune formule, aucune méthode-type, ne peut en venir à bout. C’est là sa dignité.
– Pourquoi les référentiels de bonne pratique, l’évaluation et les projets individualisés sont-ils des instruments de l’idéologie techniciste ?
Dominique Depenne : L’idée de référentiel élimine, d’emblée, la possibilité qu’existent d’autres pratiques que celle préconisée autoritairement (et arbitrairement). De fait, l’idéologie des « bonnes pratiques » devient ce qui nous empêche d’avoir des rencontres véritablement individualisées. Or, pour qu’une pratique soit reconnue comme « bonne », il faut au moins avoir pu l’expérimenter…ce qui devient impossible puisque le référentiel désigne les seules acceptables. Il ne s’agit là que d’un programme de standardisation et de normalisation des pratiques, des pensées et des individus (personnes accompagnées et professionnels) qui, par ailleurs, déresponsabilise les travailleurs sociaux, puisqu’il ne leur est plus demandé que de suivre, tels de dociles moutons, les diktats référentiels. Ils ne sont plus que des individus agis comme l’était l’ouvrier du XIX siècle, au moment de la révolution industrielle, transformé en appendice de sa machine. L’évaluation participe d’une même logique qui impose la suprématie du mesurable, du quantifiable et de la maîtrise à partir de critères soi-disant objectifs ! Pour convaincre de la pertinence de sa démarche, le technicisme crée une novlangue, un discours clos, technique et rationalisant. De là, il redéfinit la réalité des gens accompagnés au détriment du réel de leurs situations vécues. Ceux qui évaluent se présentent comme les légitimes détenteurs d’un ordre, d’une mesure et de critères définis de façon totalement subjective. Quant à la tyrannie du projet qui veut rendre le temps programmable, rentable, en dévitalisant la relation d’accompagnement, il fait disparaître toute dimension d’histoire vécue et, par là, désincarne les individus et les actions d’accompagnement. Le passé et le présent ne comptent plus. Seul le futur est pris en compte, c’est-à-dire : la mesure prévisionnelle d’un parcours dicté au nom des objectifs de rentabilité visés. Dès lors, les pratiques ne peuvent plus être autrement qu’instrumentales.
– Pour quelles raisons n’y a-t-il pas plus de résistance face au technicisme ?
Dominique Depenne : En standardisant les pratiques et les pensées, le technicisme offre la sensation d’une maîtrise de ce qui échappe (l’humain) et une reconnaissance professionnelle à celles et ceux qui acceptent de se réduire à leur seule fonction automatisée, quitte à renoncer à toute responsabilité. Les travailleurs sociaux qui y adhèrent se sentent appartenir à une communauté (de soi-disant bons professionnels). Ils en tirent une satisfaction, qu’il leur faudra parfaire encore et toujours plus en se mettant aux ordres de l’Ordre techniciste. Ceux qui se rangent derrière cette vision dans une sorte de « servitude volontaire », oublient ce qui les a amenés à choisir un métier de l’accompagnement humain. Pourtant, il n’est pas juste de dire qu’il n’y a plus de résistance. Je rencontre des professionnels (et des étudiants en travail social) qui s’opposent à ces logiques de chosification de l’humain. L’histoire n’est pas finie ! L’histoire est un fait d’hommes. Elle peut donc être défaite et réorientée par les hommes. Encore faut-il que ceux-là n’acceptent plus d’être réduits à des automates « faiseurs d’actes » pour reprendre une formule d’Anna Arendt et qu’ils (re)deviennent des êtres de parole, des être pensants.
– Comment les travailleurs sociaux peuvent-il réagir ?
Dominique Depenne : Pour contrer l’esprit de rationalisation, de technicisation, de bureaucratisation du travail social commercialisable, il faut faire appel à ce qui constitue le cœur du travail social. Tout d’abord, refuser d’être réduit au rôle de simple « faiseur d’actes », réduction qui dénie au travailleur social le fait d’être un être pensant. Ensuite, s’opposer à l’atomisation du travail social tel qu’il apparaît avec le new management, singe moderne du taylorisme d’antan. Quand l’accompagnement est découpé en tâches spécifiques et que les travailleurs sociaux ne s’occupent plus que d’un segment d’action, il y a perte du sens global de la problématique, en même temps que du sens clinique exigeant la confrontation à d’autres points de vue. Chacun tente d’être performant dans le secteur qui lui est attribué, avec comme conséquences de disperser l’agir collectif, d’esseuler les professionnels et de les priver de réflexion commune. Enfin, vigilance essentielle s’il en est, renoncer à la tentation de ranger dans des cases prédéfinies l’Autre qui est non réductible à un thème, une catégorie, un symptôme, un numéro. Les travailleurs sociaux arrêteront de se lover dans le prêt-à-penser techniciste et retrouveront leurs propres facultés à penser en cherchant tout d’abord à maintenir une préoccupation éthique, celle de ne jamais porter atteinte à la singularité, l’altérité, la dignité et l’intégrité de la personne accompagnée qu’il convient d’accueillir en ce qu’elle est et non comme la logique techniciste voudrait qu’elle soit. Surtout, il leur faut préserver ou retrouver la rencontre interhumaine où se concentre le premier « lieu » de résistance aux logiques de chosification. Enfin, l’utopie de l’humain réclame quelque chose du côté de l’engagement dont le travailleur social ne peut se départir. Ce sont là les valeurs au fondement du travail social à même de combattre le technicisme.
Dominique Depenne, est ancien éducateur spécialisé et chef de service, formateur à Buc-Ressources, docteur en sociologie politique. Il a publié chez ESF : « Ethique et accompagnement en travail social » (2012), « Distance et proximité en travail social » (2013), « Pédagogie et travail social » (2015) « Utopie et rencontre éthique » (2017), « Dialogue sur le génie du social » (2018)