Laurent Polet enseigne le management à l’École Centrale de Paris après en avoir été diplômé. Le regard qu’il porte sur ces cadres supérieurs qu’il forme depuis 2009 est sans concessions.
Tout commence, pour une tête bien faite, par l’excellence de ses résultats scolaires. Naturellement, elle s’engage dans les filières scientifiques. Au moment de choisir son orientation dans le supérieur, postuler aux concours des écoles les plus prestigieuses s’impose à elle. Les entreprises les plus cotées viendront la chercher. C’est ainsi qu’elle entre dans l’entre-soi d’une véritable caste qui squatte les arcanes du pouvoir politique et économique.
Ce parcours linéaire reste néanmoins un choix par défaut. Même si elle garantit les meilleures places et les revenus les plus confortables, cette orientation non choisie implique d’embrasser la doctrine dominante. Celle qui a réduit depuis longtemps les compétences attendues aux seules capacités de gestion financière.
Tout se mesure, tout se quantifie, tout se comptabilise. La tyrannie du chiffre s’impose, jonglant avec les données, les statistiques et autres calculs de rentabilité. Le seul objectif à atteindre est d’accroître la performance. Pour y parvenir, il faut décupler la fiabilité et réduire l’incertitude.
Pourtant, c’est en vain que s’accumulent des process de travail, des standards de gestion et des normes de qualité. La priorité tient dans la maîtrise de l’immaîtrisable, la prévision de l’imprévisible et le contrôle de l’incontrôlable. Autant d’objectifs incohérents et rigides conçus par des cerveaux déconnectés de la réalité de terrain.
Cela ne vous rappelle rien ? Le diagnostic dressé par l’auteur concerne la haute administration et la direction des grosses entreprises. Mais il semble concerner tout autant les secteurs du travail social.
La quantophrénie y excelle là aussi avec ses mesures d’impact social tentant d’évaluer la performance, ses projets individualisés cherchant à maîtriser l’avenir et sa nomenclature SERAPHIN-PH prétendant normaliser l’humain. Mais revenons au livre de Laurent Polet.
L’arroseur arrosé
Les premiers de la classe sont devenus à leur tour les victimes des maux qu’ils ont contribués à façonner. Les bons petits soldats engagés corps et âme sont confrontés aux mêmes épreuves que bien d’autres salariés. Cette charge émotionnelle, ce sur-investissement du travail, cette perte de sens qui se traduisent en stress, en mal-être et en épuisement.
Il est terminé le temps où les longues et prestigieuses études protégeaient jusqu’à la fin de carrière. C’est en son milieu qu’intervient dorénavant la menace de licenciement. Parce que l’obsolescence des compétences s’aggrave avec la fulgurance des progrès de la connaissance. Parce que même les cadres supérieurs sont devenus les variables d’ajustement des priorités budgétaires. Parce qu’il est plus économique de les faire travailler comme micro-entrepreneurs.
Le sentiment d’occuper un bullshit (un boulot de merde) se répand chez les cadres. Avec cette dissonance cognitive induite face au gouffre qui s’ouvre entre des valeurs auxquelles ils ont appris à croire et la réalité de ce qu’ils vivent au quotidien. Leurs réactions sont diverses : cultiver le cynisme, falsifier les chiffres, se désinvestir de leurs missions, se reconvertir après avoir subi un burn-out (ou juste avant)…
Et demain ?
Du côté du management, quelques tentatives de rénovation ont fait long feu. Ni « l’entreprise libérée », ni la qualité de vie au travail, pas plus que le télétravail (amplifié depuis le confinement) ne répondent au problème de fond. Ce qui est en cause, c’est le diktat des règles de la finance et de la rigueur budgétaire, de la performance et de la norme.
Laurent Polet lance un appel aux élites hypnotisées par leurs avantages statutaires. Rien ne condamne les têtes bien faites à se soumettre aux nuisances du système qu’elles dirigent, affirme-t-il. Mais par où commencer ? Par la formation. La faire sortir du seul carcan gestionnaire et l’ouvrir aux sciences humaines. Multiplier les expériences de terrain fondées sur l’utilité sociale. Recentrer le management sur l’humain et le relationnel, en réduisant le poids des reportings.
Rien que de bonnes intentions ! Vœu pieux ou début de prise de conscience ? Le réalisme incite néanmoins à s’interroger sur la capacité de ces cadres dirigeants soumis et formatés à se remettre en cause et surtout à résister au rouleau compresseur de l’appétit vorace d’un système que rien ne semble pouvoir arrêter.
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »
Il est signé Jacques Trémintin
Lire aussi :
1- La société du mérite. Idéologie méritocratique & violence néolibérale, Dominique Girardot, Éd. Le bord de l’eau, 2011, 228 p. En imposant le principe généralisé du mérite, la société démocratique s’est construite à l’opposé d’un régime autocratique fondé sur des privilèges liés au hasard d’une noble naissance.
2- Ce que les riches pensent des pauvres, Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti, Éd. Seuil, 2017, 347 p. En partant d’une étude sur les beaux quartiers de Sao Paulo, Delhi et Paris, les auteurs ont cherché à identifier le regard que portent les riches sur les pauvres.
3- La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlet, Éd. Zones, 2013, 252 p. Il n’est pas de faits divers mettant en scène la délinquance des plus pauvres qui ne soient médiatisés, donnant lieu aux appels a plus de répression. Mais, pour ce qui est de l’insécurité sociale, celle qui brise des milliers de vies sacrifiées sur l’autel des dividendes des actionnaires, c’est plutôt la résignation qui l’emporte.
4- Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Pierre LASCOUMES et Carla NAGELS, Ed. Armand Colin, 2014, 303 p., La criminologie s’est toujours focalisée sur les transgressions des classes les plus défavorisées, celles des élites étant l’objet de recherches très marginales. Voilà un livre qui répond à cette exception.
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