Pourquoi les travailleurs sociaux ne sauveront pas le monde… mais peuvent encore le changer

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« Quand est-ce que j’ai su que je voulais travailler dans le social ? » demande Alice, 23 ans, monitrice éducatrice. Dès le lycée, elle s’insurgeait déjà contre les injustices, tentant d’aider les victimes de harcèlement scolaire. Pour elle, comme pour Gwendal, apprenti éducateur spécialisé, l’engagement social est une évidence, une réponse viscérale à l’iniquité vécue ou observée dans leur entourage. Gwendal, marqué par le parcours de son père atteint de sclérose en plaques et victime de discriminations bancaires, confie : « Je voulais contribuer et aider à régler ces situations injustes

Cette quête de justice, cette volonté de « se rendre utile à la société », irrigue les parcours de nombreux travailleurs sociaux. Pour beaucoup, il s’agit d’un « métier passion » porteur de sens, souvent hérité de valeurs familiales, humanistes et altruistes. Mais cette motivation n’est pas naïve : « Notre génération n’est plus aveuglée par l’idée qu’il faut s’acharner pour réussir. On veut faire ce qu’on aime » explique dans le journal Le Monde Louis, 23 ans, en formation pour devenir éducateur spécialisé.

De multiples missions, des attentes contradictoires

Le travail social dans notre pays, c’est plus d’1,3 million de professionnels aux profils très divers : assistants familiaux, éducateurs spécialisés, techniciens d’intervention sociale, médiateurs familiaux, assistants de service social, etc. Leur champ d’action s’étend de la protection de l’enfance à l’accompagnement des personnes âgées, en passant par le soutien aux personnes en situation de handicap, l’aide à domicile ou l’accompagnement des familles en difficulté.

Pourtant, derrière la diversité des métiers, une constante : l’attente, souvent déraisonnable, de la société. On voudrait que les travailleurs sociaux soient des « Zorros » capables de régler les problèmes sociaux à eux seuls. Il leur faut savoir s’adapter sans cesse aux évolutions, d’« aller vers » les publics, de développer le pouvoir d’agir des personnes accompagnées, tout en trouvant des solutions à des difficultés structurelles qui les dépassent.

La réalité du terrain : entre précarité et surcharge

Le constat est accablant.Le Haut conseil du travail social l’a bien souligné : 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, 2 à 3.000 enfants dorment chaque nuit dans la rue. Deux millions sept cent mille demandes de logement social restent sans réponse Les équipes sociales, souvent en effectif réduit, travaillent dans des conditions dégradées qui compromettent leur mission. Certaines structures, faute de moyens, ferment leurs portes. Le secteur est au bord de l’effondrement.

Les « galères » du quotidien ne sont pas isolées. Le vieillissement de la population, la crise du secteur de l’aide à domicile, les tensions dans le champ du handicap ou de l’autonomie, la multiplication des déserts médicaux et sociaux : autant de défis qui s’accumulent et complexifient la tâche des travailleurs sociaux.

Dans le secteur de la protection de l’enfance, la situation est particulièrement critique : manque de places, départ à la retraite non remplacé des assistantes familiales, établissements saturés. La santé mentale – pourtant grande cause nationale – reste sous-financée. Les professionnels sont confrontés à une demande accrue, mais disposent de moins en moins de ressources pour y répondre.

Les contradictions du métier : généralistes, spécialistes… ou funambules ?

Les travailleurs sociaux des CCAS et des Départements doivent être à la fois généralistes et spécialistes : compétents en matière de logement, de protection de l’enfance, de gestion de budget, de surendettement, de tutelle, d’accompagnement des personnes âgées, etc. Cette polyvalence, autrefois valorisée, se heurte aujourd’hui à une bureaucratisation croissante et à une e-administration qui s’opposent aux pratiques professionnelles enseignées.

Comment être à la fois médiateur, gestionnaire, éducateur, accompagnant, tout en respectant la méthodologie et le sens de l’action ? Comment donner du temps à la personne, éviter la précipitation, mesurer la portée des actes, alors que les institutions exigent des réponses rapides et simples à des problèmes complexes ?

Témoignages : la force du collectif et de l’expérience partagée

Les témoignages des collègues sont une fenêtre précieuse sur la réalité du métier. Ils révèlent à la fois les réussites, les obstacles, les tensions, les émotions et les stratégies de résistance. La revue Française de Service Social dans chacun de ses numéros nous montre la richesse des pratiques professionnelles. Des travailleurs sociaux partagent leur quotidien sur les réseaux sociaux. Ils oscillent entre moments de joie et d’épuisement. Ils rappellent aussi l’impact émotionnel du travail et la nécessité de développer des stratégies de gestion de leur charge mentale.

À Maxéville, dans un centre d’hébergement, Perrine et ses collègues racontent leur quotidien fait de rencontres, de soutien administratif, de gestion de situations complexes (addictions, troubles psychiatriques), mais aussi de solidarité et de choix assumé : « C’est un métier éprouvant, mais je sais pourquoi je me lève le matin » (Lire ce témoignage complet sur La Croix).

D’autres, comme Frédéric Giovanella, utilisent leur propre expérience de précarité pour établir un lien de confiance avec les jeunes en errance. Il valorise le travail pair et l’expérience vécue comme complémentaire des savoirs académiques.

Formation et transmission : un secteur à bout de souffle

La formation des travailleurs sociaux traverse, elle aussi, une crise profonde. Les budgets alloués sont insuffisants, les centres de formation peinent à recruter et à accompagner des étudiants de plus en plus fragilisés. L’introduction de Parcoursup a modifié le profil des candidats, souvent moins préparés, nécessitant un accompagnement renforcé… sans moyens supplémentaire. Le magazine les ASH dans son dernier numéro « papier » pose la question au sujet des centres de formation : « comment surnager ? » (j’y reviendrai prochainement).

Les formateurs eux-mêmes expriment leur malaise, confrontés à des pressions managériales, à la précarité et à l’usure professionnelle. Les stages, pourtant essentiels, restent difficiles à trouver. Ce n’est pas nouveau, mais comme les professionnels sur le terrain sont toujours surchargés, rien ne bouge ou presque. (Lire le dossier sur le malaise des formateurs sur Le Média Social)

Pratiques émergentes et innovations : l’espoir d’un renouveau

Face à la crise, nombreux sont celles et ceux qui résistent. Des conférences familiales sont expérimentées dans plusieurs départements. La coconstruction de projets est toujours d’actualité avec les partenaires associatifs.

Des professionnels réfléchissent et expérimentent des actions pour le développement du pouvoir d’agir des personnes accompagnées. Ces pratiques innovantes, inspirées par les travaux de Yann Le Bossé, favorisent l’émancipation et l’autonomie des personnes accompagnées. Mais il n’y a pas que cette approche. Elles sont multiples : Le Haut Conseil du Travail social avait listé en son temps toutes ces pratiques innovantes et « inspirantes ».

La nécessité d’un sursaut politique et collectif

Vous le savez, le HCTS a tiré la sonnette d’alarme: il est urgent d’agir pour éviter l’effondrement d’un pilier fondamental de notre société. Parmi les propositions : révision des ratios d’encadrement, réforme des modes de financement, création d’un observatoire national des emplois et compétences, valorisation de la recherche, mise en place d’un Institut National du Travail Social… (Télécharger la motion du HCTS : Pour un travail social à la hauteur des défis sociétaux : agir maintenant !)

Conclusion : ni des sauveurs, ni des victimes, mais des acteurs lucides et engagés

Les travailleurs sociaux ne sont pas des héros masqués. Ils ne détiennent pas de solutions miracles face à la complexité des problèmes sociaux. Mais ils restent, malgré tout, des professionnels capables d’inventer, de ruser, de s’adapter, de résister, de partager et de construire du lien, même dans l’adversité.

Ce qui les fait tenir ? Le sens de leur action, la proximité avec les personnes accompagnées, la force du collectif, la reconnaissance – parfois trop rare – de leurs réussites.

Ce qui les use ? Les contradictions institutionnelles, les injonctions paradoxales, la précarité des moyens, la surcharge émotionnelle.

L’histoire du travail social est celle d’une adaptation permanente, d’une inventivité face à l’impossible. C’est aussi celle d’une solidarité en action. Plutôt que de céder à la plainte ou à la désespérance, il s’agit de prendre à bras-le-corps la complexité du réel. Il s’agit aussi de mettre en valeur les réussites, d’assumer avec lucidité les responsabilités, et de continuer à inventer, ensemble, les réponses de demain.

Travailleurs sociaux, à vous la parole : Quels sont vos leviers pour tenir ? Quelles sont vos sources d’inspiration ? Comment, ensemble, pouvons-nous continuer à faire société ?

Sources

 

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Les travailleurs sociaux ne sont pas des Zorros !

 


Photo : Voyagerix Auteur Voyagerix sur depositphotos

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