Le hors-la-loi masqué Zorro défend les pauvres des tyrans et des despotes, Est-ce le rôle aujourd’hui des travailleurs sociaux ? La question pourrait se poser tant on attend d’eux pour régler les problèmes sociaux. Il leur est demandé de savoir s’adapter aux évolutions de la société, à « aller vers » comme s’ils ne le faisaient pas, de développer le pouvoir d’agir des personnes accompagnées et de trouver des réponses aux difficultés qu’elles rencontrent. Bref ils doivent s’a-dap-ter.
Les travailleurs sociaux ne sont pas les seuls professionnels à devoir adapter leurs pratiques et faire face à des politiques publiques particulièrement contraignantes, notamment en matière de gestion des services publics. Ainsi les magistrats, les enseignants, les personnels soignants ont tous eu à faire face ces dernières années à des réorganisations parfois très violentes. Ils ont vu leurs missions infléchies et fortement contraintes. Ce que vivent aujourd’hui les travailleurs sociaux s’inscrit dans une logique plus large et il convient de ne pas l’oublier.
L’inflation législative de ces dernières années fait porter sur les travailleurs sociaux la responsabilité de la mise en œuvre de politiques sociales qui ne s’attaquent pas sur le fond aux difficultés que la population la plus fragile rencontre. Au final Ils ne seraient pas suffisamment compétents ou seraient inscrits dans des pratiques « archaïques » qui ne permettent plus aux personnes d’accéder à leurs droit…
Disons le plus simplement : les travailleurs sociaux ne sont pas des Zorros !
Ainsi rapidement exprimé faut-il rappeler que :
– l’accès au logement ne peut être aujourd’hui réglé en France sans une politique massive de construction de logements sociaux et de mise à disposition de logements anciens. Aujourd’hui il n’en est rien ; Envoyer une personne expulsée rencontrer un travailleur social en sachant pertinemment qu’il n’aura pas de solution à proposer hormis une structure d’hébergement d’urgence totalement encombrée n’est elle pas une nouvelle forme de violence à l’égard des plus fragiles ?
– la prévention en matière de protection de l’enfance reste essentiellement centrée sur le repérage des familles à risques comme si ce repérage se suffisait à lui-même. Aucune évaluation du dispositif de protection de l’enfance ne permet de dire que l’on fait mieux aujourd’hui qu’hier. Mais en attendant la sur »veillance » augmente dans des proportions considérables.
– la perte de revenus liés aux minima sociaux depuis plus de dix ans est un fait établi. Contrairement aux idées reçues, les montants des aides sociales françaises sont très bas dans l’ensemble des douze pays européens les plus riches. Cela ne date pas d’hier : selon une étude de l’Institut de recherches économiques et sociales de 2007, « les montants des revenus minima sont beaucoup plus élevés » dans onze autres pays européens étudiés : « de 30 à 40 % au Royaume-Uni et en Finlande, de l’ordre de 50 à 75 % en Irlande, Suède, Belgique et Pays-Bas, environ le double en Norvège et en Islande, et de l’ordre de 150 % au Danemark».
Des contradictions liées aux organisations de travail
Les assistants sociaux dans les Conseil Départementaux ne sont pas eux non plus des zorros même s’ils souhaitent protéger et aider. ils font face à des contradictions : il leur est demandé d’être des généralistes, des généralistes spécialistes de tous les aspects concernant la vie sociale d’une personne ou d’une famille. Cette tendance à la spécialisation s’accompagne d’une bureaucratisation de la gestion de l’aide et une e-administration qui s’opposent aux pratique professionnelles telles qu’elles sont enseignées :
Comment être à la fois spécialiste de l’accès au logement, « enquêteur » avisé et pertinent dans le cadre de la protection de l’enfance, compétent en matière de surendettement et de gestion de budget des ménages, capable de substituer une mesure de tutelle par un accompagnement personnalisé au budget tout en n’oubliant pas la mission d’accompagnement spécifique imposée dans le cadre du RSA ? Comment maîtriser le dispositif de l’offre de placement des personnes âgées dépendantes ou agir efficacement face à des carences de soins ou à la maltraitance lorsqu’elles sont à domicile ? C’est pourtant bien cela qui est demandé aux généralistes qui interviennent dans le cadre de ce que l’on appelait par le passé la polyvalence de secteur.
La capacité des professionnels à s’adapter aux règles fluctuantes, à maîtriser les dispositifs leur permet de maintenir le lien avec les personnes « malgré tout ». On le voit notamment depuis l’irruption du numérique dans leurs pratiques. Mais ces changements permanents peuvent provoquer une usure professionnelle liée au stress. Les contraintes multiples peuvent décourager un certain nombre d’entre eux. La profession est structurée et s’inscrit dans une logique raisonnée, où la méthodologie et la question du sens de l’action dès la demande restent un moteur puissant sinon essentiel. Réfléchir avant d’agir, éviter la précipitation, savoir mesurer la portée des actes posés, donner du temps à la personne, éviter à tout prix de décider à la place de la personne tant que cela est possible, voilà autant de pratiques qui aujourd’hui ne seraient plus efficientes face aux attentes des institutions qui demandes des réponses rapides et simples en réponse à des problèmes complexes.
Les travailleurs sociaux ont de réelles compétences
Comme par le passé, les professionnels restent capables de s’adapter aux politiques sociales « fluctuantes ». Par exemple, les assistantes sociales savent mettre en oeuvre des stratégies très élaborées dans l’intérêt des personnes qu’elles accompagnent. Comment ne pas être aussi parfois admiratif devant cette capacité des travailleurs sociaux qui utilisent les dispositifs, les contournent parfois, et les maîtrisent dans le but de trouver des solutions avec les personnes aidées. C’est en quelque sorte la force du faible. Celui qui invente et ruse face à l’adversité mais aussi celui qui applique loyalement le dispositif lorsque la mesure prise est efficace et adaptée.
Quand on interroge les assistantes sociales sur ce qui les encourage à continuer d’exercer leur profession, sur le comment elles « tiennent » et résistent à ce que l’on appelle l’usure professionelle, c’est, disent-elles, grâce aux personnes qu’elles accompagnent. Cette proximité distanciée, cette capacité à permettre à chacun de se positionner à savoir faire lien même lorsque tout va mal apporte aussi son lot de gratifications. C’est aussi grâce à la puissance du partage et de ce qui se construit dans l’« ici et maintenant ». Ce qui les « use » le plus ? Les règles institutionnelles en perpétuel mouvement, les incohérences administratives qu’elles savent si bien repérer et dénoncer…
En conclusion, même si les politiques sociales changent et évoluent au fil des priorités et des communications de nos gouvernants, les pratiques professionnelles enseignées et mises en oeuvre restent stables et gardent toute leur efficacité. L’histoire n’est qu’un éternel recommencement. Bien sûr des professionnels peuvent être démoralisés, désabusés ou sans illusions. On le serait à moins dans la période actuelle. Il peuvent aussi être « à coté de la plaque » avec des pratiques à questionner. Mais le sont ils tant que cela semble parfois leur être reproché ? Mon expérience au quotidien me dit que non.
Je rencontre régulièrement des travailleurs sociaux motivés et inventifs. Il reste beaucoup à inventer tant dans l’accompagnement individuel que collectif. Il ne faut pas nous en priver. Cela peut aussi être enthousiasmant. En tout cas ce n’est pas la plainte ni une certaine forme de désespérance qui nous tirera d’affaire. Il y a à faire. L’histoire des travailleurs sociaux est là pour nous rappeler combien ils ont eu à affronter des missions «impossibles» pleines d’adversités. Par le passé nos aîné(e)s ont su répondre avec finesse et stratégie aux défis qui leur étaient posés. Prenons ce travail à pleines mains, En mettant en commun nos compétences et nos expériences, en nous « détachant » de la plainte et en assumant avec lucidité nos responsabilités. Certes il y a toujours mieux à faire, mais regardons aussi nos réussites actuelles. Elles sont un « carburant » qui nous permet d’avancer notamment avec les usagers. Communiquons sur ce que nous faisons au quotidien et mettons en valeur nos réussites, nous avons tous à y gagner. Mais pour autant ne l’oublions pas, les travailleurs sociaux ne sont pas des Zorros !
Note : J’avais initialement publié cet article le 28 décembre 2018
photo : image du film « sous le signe de Zorro » (film américain réalisé par Rouben Mamoulian, sorti en 1940).