L’intelligence artificielle met-elle le travail social dans tous ses états ? : L’IRTS de Bordeaux Talence au cœur du débat

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Bordeaux est pendant deux jours l’épicentre d’une réflexion qui me parait essentielle pour l’avenir du travail social à l’ère de l’intelligence artificielle. L’Institut Régional du Travail Social (IRTS) Nouvelle-Aquitaine Bordeaux a en effet organisé un colloque d’envergure qui débute aujourd’hui et qui se poursuit demain. Il s’intitule « L’IA met-elle le travail social dans tous ses états ? ». Cet événement de deux jours est en quelque sorte un carrefour de réflexions et de débats sur l’impact de l’IA dans le domaine de l’action sociale. Il est important que les travailleurs sociaux se saisissent de ce sujet.

Le programme, riche et diversifié, réunira des spécialistes sur ce sujet, offrant un panorama complet des enjeux liés à l’IA dans le travail social. Serge Tisseron, psychiatre et membre du Conseil national du numérique, ouvre aujourd’hui et clôturera demain cet événement. Sa présence souligne l’importance accordée à une approche pluridisciplinaire de la question. Nicolas Roussel, directeur du centre INRIA de l’Université de Bordeaux, apportera son expertise technique, Thierry Ménissier, professeur de philosophie et responsable de la chaire éthique et intelligence artificielle, abordera ce sujet à la lumière de l’intégration de l’IA dans les pratiques sociales. Pour ma part, je vais intervenir aujourd’hui dans ce colloque en début d’après midi à 14h00 précisément.

De nombreux sujets liés à l’IA sont abordés durant ces deux jours. Comment l’IA va-t-elle impacter la formation des futurs travailleurs sociaux ? Quels changements ces innovations technologiques vont-elles induire dans les modes d’intervention sociale ? Les enjeux éthiques liés à l’utilisation de l’IA dans un domaine aussi sensible que le travail social seront également au centre des discussions.

Ces interrogations ne font pas vraiment partie des préoccupations actuelles de notre secteur. Il est plutôt confronté à d’autres problèmes telle la perte d’attractivité de nos métiers ou encore sa trop faible reconnaissance tant statutaire que financière. Mais ces réalités ne doivent pas occulter des évolutions profondes qui vont s’imposer à nous alors que nous y sommes très peu préparés. L’intelligence artificielle se développe à bas bruit dans notre secteur. Il faut sérieusement se pencher sur ce qui se passe actuellement.

Un colloque que vous pouvez suivre à distance

L’originalité de cette rencontre réside dans son approche multidisciplinaire et sa volonté de ne pas se limiter aux aspects théoriques. Les participants auront l’opportunité de découvrir un espace immersif proposant des expériences de réalité virtuelle et des outils de simulation. Cette approche pratique permettra d’explorer concrètement les applications potentielles de l’IA, offrant ainsi une vision plus tangible des enjeux discutés.

L’IRTS Nouvelle-Aquitaine Bordeaux a fait le choix de rendre cet événement accessible au plus grand nombre. Le colloque se tiendra dans ses locaux, mais sera également retransmis en direct sur la chaîne YouTube de l’institut. C’est une excellente initiative.

L’entrée au colloque est gratuite, sur inscription préalable, ce qui devrait permettre à un large public de participer aux échanges. Cette démarche d’ouverture témoigne de la volonté des organisateurs de démocratiser le débat sur l’IA dans le travail social.

Alors que l’IA s’immisce de plus en plus dans divers secteurs, y compris le travail social, ce colloque arrive à point nommé. Il permettra d’explorer les opportunités offertes par cette technologie, tout en questionnant ses limites. Comment concilier une redoutable « efficacité » promise par l’IA avec les valeurs fondamentales du travail social ? Comment s’assurer que la technologie reste un outil au service de l’humain et non l’inverse ? Il y a là un véritable enjeu.

L’IA, une technologie qui va bousculer nos pratiques

Il ne faut pas s’illusionner ni nier l’impact croissant que va avoir l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine du travail social. C’est un sujet d’importance, car notre secteur profondément ancré dans les relations humaines. La crainte pourrait porter sur une forme de déshumanisation des services à la population la plus fragile. C’est pourquoi avoir à faire avec des outils de ce type ne peut qu’interroger les professionnels de terrain et d’encadrement. En effet, l’IA s’installe à bas bruit aux États-Unis, en Grande-Bretagne ainsi que dans notre pays.

Il ne faut pas s’illusionner : la technologie n’a qu’un but principal. Faire croitre votre productivité et mieux cibler vos interventions. Les apôtres de l’IA que l’on retrouve dans les entreprises du CAC 40 et du conseil en entreprises n’ont pas vocation à résoudre les questions liées à la pauvreté, l’exclusion et les violences sociales. Elles entérinent l’idée que la technologie peut résoudre une crise de productivité dans la gestion de flux de populations cibles : les enfants protégés, les personnes âgées, les allocataires des minimas sociaux qui resteront assignés à leurs places.

Si l’on n’y prend pas garde, les travailleurs sociaux peuvent devenir les acteurs involontaires d’un meilleur des mondes propre et lissé, prévisible. On ne parlera plus alors de travailleurs sociaux engagés dans la lutte contre les misères sociales et les inégalités. Ils deviendront plutôt de simples gestionnaires de flux de population susceptibles d’être aidés prioritairement. Ou pas. Ils seront dans les deux bouts de la chaine : en collectant les données nécessaires pour alimenter les IA « apprenantes » à partir d’une matière spécifique. Et en utilisant les résultats pour conduire leurs actions.

L’IA un outil de domination ?

L’IA est d’une grande séduction et nous donne l’illusion de la puissance. Puissance que n’auront pas les personnes que nous accompagnons. Mais ce sont aussi des « boites noires » dont peu sont susceptibles d’expliquer le fonctionnement dans le détail. Il y a donc un enjeu de maitrise de ces outils qui, rappelons-le, n’apportent pas les moyens d’une information transparente et non stigmatisante. On peut légitimement reprocher à l’IA la reproduction de biais, c’est-à-dire de vision faussée d’une réalité. Accepterons-nous de nous laisser influencer au point de confier tout un aspect de nos évaluations à une IA ? La question peut être posée.

La puissance de ces outils peut nous enfermer dans une forme de dépendance. Nous voyons déjà les effets des dépendances aux applications numériques sur toute une partie de la population. Elle interroge cette dépendance excessive à la technologie qui peut provoquer la perte potentielle de compétences humaines essentielles. Une attention particulière devrait se porter sur la question de l’intelligence émotionnelle, compétence essentielle dans le travail social. Malgré ses capacités incroyables d’analyse, l’IA ne peut pas remplacer la compréhension nuancée et contextuelle propre aux humains. Enfin, elle ne le peut pas jusqu’à présent. Mais qu’en sera-t-il demain ?

Pour un usage éthique de l’IA

Je compte aussi intervenir sur les usages actuels de l’IA dans la rédaction de rapports sociaux et de rapports tout court. Les étudiants ont vite compris l’intérêt de faire fonctionner une IA à leur place pour produire des documents parfaitement agencés avec des idées et des concepts que l’on ne peut retrouver sur internet. Il est essentiel de respecter des règles éthiques strictes, dès lors que l’on fait le choix d’écrire en utilisant ce type d’outil qui aide à la rédaction.

J’ai aussi envie de rappeler les nombreux enjeux éthiques soulevés par l’utilisation de l’IA dans le travail social. Il est possible pour cela de se référer à l’avis du Haut Conseil du Travail Social sobrement intitulé « Travail social et intelligence artificielle« .  Cet avis auquel j’avais contribué dans le cadre de la commission éthique du HCTS animée par François Roche soulignait déjà en 2017 l’importance du respect des droits fondamentaux, du consentement éclairé, et de la vigilance face aux risques de discrimination. Il est aussi possible de se référer à un rapport de la CNIL qui date lui aussi de 2017. Il s’intitule  « Comment permettre à l’Homme de garder la main ? Rapport sur les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle » (tout ou presque est dit sur les enjeux de l’IA dans ce titre)

En conclusion, nous ne pourrons pas nous passer d’une utilisation réfléchie et encadrée de l’IA dans le travail social. C’est pourquoi il est nécessaire que les travailleurs sociaux se forment sur les usages éthiques de l’IA pour tenter de garder leur autonomie professionnelle, tout en préservant l’essence même de leur profession : la relation humaine et le respect des valeurs fondamentales dont ils sont porteurs.

 


Photo DD + DepositFiles

 

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