Pourquoi la dignité n’est jamais acquise ? Enquête sur un principe à défendre chaque jour 

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La dignité. Ce mot est omniprésent dans les discours et les valeurs du travail social. Il mérite qu’on s’y arrête. Derrière l’apparente évidence de sa définition se cache une réalité complexe, profondément ancrée dans l’histoire des idées et au cœur des pratiques professionnelles. La dignité, ce n’est pas seulement une valeur proclamée : c’est un principe vivant, exigeant, qui interpelle chaque travailleur social, chaque institution, chaque citoyen. La dignité humaine n’est jamais un acquis définitif : elle se conquiert, se défend et se vit au quotidien. Cet article vous propose une exploration critique de ce principe, en s’appuyant sur des sources récentes et des exemples concrets, pour inviter à la réflexion et à l’action.

Je vous donne aussi rendez-vous sur ce sujet en visio avec le collectif « Changer de Cap » la semaine prochaine le lundi 19 mai de 18h à 20h. Ce sera l’occasion d’une large discussion sur la question de la dignité humaine à l’heure des maltraitances institutionnelles.Inscrivez-vous ici, c’est gratuit !

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Définir la dignité : entre valeur universelle et expérience vécue

La dignité désigne le droit fondamental de toute personne à être reconnue, respectée et traitée comme ayant une valeur propre. Ceci indépendamment de sa condition, de ses choix ou de ses vulnérabilités. Cette valeur intrinsèque, inaliénable, fonde l’ensemble des droits humains. Elle s’est imposée dans la modernité, notamment à travers la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui proclame : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »

Mais la dignité ne se limite pas à une abstraction juridique ou philosophique. Elle s’incarne dans la manière dont nous nous comportons les uns envers les autres, dans le respect de l’intégrité, de l’autonomie et de l’identité de chacun. Cette expérience vécue, au cœur de la relation d’aide, fonde la responsabilité du travail social : reconnaître la valeur de l’autre, c’est aussi lui permettre d’exercer ses droits, de faire entendre sa voix et de participer pleinement à la vie sociale.

Les racines de la dignité : un héritage pluriel

Historiquement, la notion de dignité a connu plusieurs évolutions. Dans l’Antiquité, elle était réservée à une élite : rois, nobles, personnes de haut rang. Le bouleversement majeur vient du judaïsme et du christianisme, qui affirment que tout être humain est créé à l’image de Dieu, porteur d’une dignité inaliénable, quels que soient son statut ou ses capacités. Cette vision radicale pose les bases de l’universalité des droits humains.

Au XVIIIe siècle, la philosophie des Lumières, et en particulier Emmanuel Kant, redéfinit la dignité en la fondant sur la raison et l’autonomie. Pour Kant, chaque personne possède une valeur absolue du fait de sa capacité à se donner à elle-même des lois morales, à agir de façon autonome et rationnelle. Il en découle l’impératif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen ».

La dignité a été d’abord liée à la possession de la raison. Elle s’est progressivement ouverte à une conception universelle, fondée sur la reconnaissance de la valeur de toute personne, indépendamment de ses caractéristiques ou de sa situation.

Les sources du droit européen et en France

La dignité occupe une place centrale dans les textes fondateurs européens. L’article 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne affirme que « la dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée ». Ce principe irrigue le droit européen, qui interdit également la torture et les traitements inhumains ou dégradants (article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme).

En France, la Constitution ne mentionne pas explicitement la dignité dans son texte principal. Cependant, le Conseil constitutionnel a reconnu, dans sa décision « Bioéthique » du 27 juillet 1994, la valeur constitutionnelle du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, rattaché au préambule de la Constitution de 1946. Ce principe irrigue la jurisprudence, notamment dans les domaines de la bioéthique, des privations de liberté, de la recherche sur l’embryon ou de l’arrêt des traitements de maintien en vie.

Le principe de dignité de la personne humaine était déjà présent dans la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication modifiée. Outre dans le code pénal de 1992, elle est citée dans la loi relative à l’habitat du 21 juillet 1994 définissant les caractères des logements d’urgence.

Le nombre des occurrences du principe de dignité dans la loi s’est depuis multiplié. Il existe aujourd’hui plus de nombreux textes législatifs en vigueur faisant référence à la dignité ou à la dignité humaine. Les deux derniers exemples sont l’interdiction des concours de « mini-miss » qui porteraient atteinte à la dignité des enfants (Loi 2014-873 : art. 58) et l’obligation pour les maîtres d’ouvrages et donneurs d’ordre de contrôler et faire cesser les hébergements collectifs de salariés  qui seraient contraires à la dignité humaine (Loi 2014-790 : art. 4).

Plus récemment, le Conseil constitutionnel a rappelé que « toute mesure privative de liberté doit être mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne humaine » (décision n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020). La dignité est également protégée dans le code civil (article 16 et suivants) et le code pénal (articles 225-1 à 225-26), qui sanctionnent les atteintes à la dignité de la personne.

La dignité en actes : le quotidien du travail social

Pour les travailleurs sociaux, la dignité n’est pas un slogan, mais une exigence quotidienne. Elle se traduit dans la pratique par le refus de réduire la personne à un statut, un dossier ou une pathologie.  Le travailleur social parle de respect de la singularité, de la promotion de l’autonomie de la personne et de sa capacité d’agir. Il intervien aussi dans la lutte contre toutes les formes de maltraitance, d’humiliation ou de déshumanisation

Dans le soin ou l’accompagnement, la dignité s’incarne dans le respect de l’intimité et de la vie privée : demander la permission avant d’entrer dans une chambre, garantir la confidentialité des informations, adapter les soins aux préférences de la personne. Elle suppose aussi de reconnaître l’identité de chacun, de tenir compte de son histoire, de sa culture, de ses croyances.

Soutenir l’autonomie, c’est offrir la possibilité de faire des choix, encourager la participation aux décisions, adapter l’accompagnement aux capacités de chacun. Enfin, la dignité se vit dans l’écoute : prendre le temps de recueillir la parole de l’autre, reconnaître ses besoins et ses aspirations sans préjugés ni jugements1618.

Dans la lutte contre l’exclusion et la stigmatisation, la dignité prend tout son sens lorsqu’il s’agit d’accompagner les personnes marginalisées. L’objectif professionnel est alors d’aller vers l’accès aux droits, à la citoyenneté, à la vie sociale, en refusant toute forme de stigmatisation ou de discrimination.

Les atteintes à la dignité dans le champ du travail social

La question de l’atteinte à la dignité est centrale dans l’action sociale. Elle se manifeste par des traitements inhumains, dégradants ou discriminatoires. Parmi les indicateurs, on trouve le déni ou la restriction injustifiée des droits fondamentaux : par exemple, lorsque l’État ou une institution refuse ou limite l’accès à l’éducation, au logement ou aux soins. La situation des élèves en situation de handicap, privés d’accompagnement, illustre cette atteinte, car cela dégrade leur dignité en les privant d’un accès égal à l’éducation.

La déshumanisation ou la stigmatisation se traduit lorsqu’une personne est traitée comme un simple « problème » ou « cas » à gérer, plutôt que comme un être humain digne de respect. Le traitement réservé aux personnes sans-abri, souvent criminalisées ou expulsées sans solution de relogement, témoigne d’une atteinte à leur dignité. Les traitements cruels, inhumains ou dégradants, comme l’expulsion forcée, la détention arbitraire ou le refus de soins, portent atteinte à la vie et à la santé, tout en niant la valeur de la personne. Un cabinet d’avocat a référencé sur son site les atteintes à la dignité des personnes. La liste est longue.

Le sans-abrisme, en privant les personnes de leur droit à un logement convenable, affecte leur santé, leur sécurité et leur intégration sociale. La stigmatisation, les expulsions ou l’absence de solutions pérennes face à une mise à la rue illustrent cette violation.

Les discriminations systémiques, qu’elles soient liées à l’âge, à la race ou au handicap, limitent l’accès aux droits sociaux et constituent de véritables atteintes à la dignité. Les professionnels de l’aide et du soin ne font pas suffisamment appel au code pénal. Pourtant il sanctionne la discrimination, la traite des êtres humains, le proxénétisme, l’exploitation du travail des enfants, les conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité, le travail forcé ou la réduction en servitude.

À l’ère numérique, les algorithmes, prétendument neutres, peuvent reproduire ou amplifier des biais sociaux. En France et dans d’autres pays européens, des systèmes automatisés de contrôle des prestations sociales ont ciblé certains quartiers ou profils familiaux selon des critères discriminatoires.  excluant ou stigmatisant des populations entières. Cette déshumanisation algorithmique viole la dignité en refusant un traitement équitable et respectueux, d’autant plus que le manque de transparence et l’absence de recours effectif privent les personnes concernées de la possibilité de faire valoir leurs droits.

Comment agir pour respecter la dignité de tous, et notamment des publics fragiles ?

Respecter la dignité de chacun demande une vigilance de tous les instants et une mobilisation collective. Cela suppose d’abord de placer la bientraitance au cœur des politiques et des pratiques, en impliquant l’ensemble des acteurs : personnels, directions, usagers, famille. Pierre angulaire du référentiel de la HAS, la bientraitance concerne la promotion du bien-être de l’usager. Il y a aussi la participation de la personne accompagnée et de son entourage, la prise en charge institutionnelle, la qualité de l’accueil etc. La notion de bientraitance n’est pas à négliger puisque celle-ci puise ses fondements dans les textes relatifs aux droits de l’homme, repris dans la loi du 2 janvier 2002 pour le secteur médico-social et la loi du 4 mars 2002 pour le secteur sanitaire.  La formation à la bientraitance, à la lutte contre les discriminations et à l’éthique professionnelle est un levier essentiel pour diffuser une culture du respect de la dignité.

La participation des personnes accompagnées à la construction des réponses qui les concernent est un autre pilier. Les instances comme les Conseils de la Vie Sociale (CVS) jouent un rôle de veille et d’amélioration continue des pratiques, en intégrant la parole des usagers dans la stratégie globale des établissements.

De son côté, l’accompagnement social doit viser l’autonomie, l’accès aux droits, la reconnaissance de la singularité de chacun. Cela passe par l’écoute, l’information, l’orientation, mais aussi par la lutte contre toute forme de stigmatisation ou de discrimination. Le code de déontologie de l’ANAS, en France et du travail social en Suisse, rappelle l’exigence de justice sociale, d’égalité, de respect de la diversité et de dénonciation des pratiques injustes. Elles sont aussi rappelées dans l’énoncé des principes éthique du travail social de la Fédération internationale des écoles de travail social.

Enfin, la vigilance face aux nouvelles formes d’atteinte à la dignité est de mise.  Cela concerne notamment celles liées à la numérisation et à l’automatisation de la gestion des demandes sociales et des dossiers des personne aidées. Cela impose la nécessité de renforcer la transparence des procédures, de garantir des voies de recours effectives et de promouvoir une régulation adaptée. En France et en Europe nous avons le RGPD. Il s’agit de le faire respecter.

Conclusion : la dignité, une réalité vivante à défendre

La dignité est à la fois un socle et un horizon. Elle est un des fondements de la pratique éthique du travail social. Elle inspire les pratiques, et rappelle que chaque personne, quelle que soit sa situation, est porteuse d’une valeur inaliénable. Elle invite à la vigilance, à l’engagement, à la créativité, pour que nos institutions et nos sociétés soient à la hauteur de cette exigence.

En définitive, la dignité n’est pas un acquis, mais un combat permanent. Son respect se construit dans la rencontre, l’écoute, et la reconnaissance de l’autre comme égal en humanité. À nous, professionnels et citoyens, de la faire vivre, de la défendre, et de la transmettre, pour que jamais elle ne soit reléguée au rang de simple mot. Elle reste une réalité vivante et agissante, qui exige de chacun de nous une attention de chaque instant.

Sources  :

 

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Photo : monkeybusiness Auteur monkeybusiness sur depositphotos

 

Note : cet article est un extrait d’un texte que j’ai initialement rédigé pour l’association « Changer de Cap » que je vous invite à rejoindre.

 

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