La prévention des expulsions locatives : un combat pour la dignité humaine rappelé par la Commission éthique du HCTS

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Vous le savez, la crise du logement s’aggrave dans notre pays. La prévention des expulsions locatives est devenue un sujet majeur de politique sociale. Les travailleurs sociaux se retrouvent en première ligne face à cette réalité qui n’est pas due au hasard. Les outils en ligne et les procédures actuelles soulèvent de nombreuses questions éthiques. Le Haut Conseil du Travail Social vient de voter un avis qui est au cœur d’un dispositif complexe : celui de la prévention des expulsions. Il nous rappelle les tensions qui existent entre accompagnement social et contrôle administratif.

logo hctsFaut-il le rappeler ? Le droit à un logement convenable est décliné dans l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et dans l’article 11.1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966. Le droit à un logement convenable recouvre des libertés comme la protection contre les expulsions forcées. La récente publication d’un avis de la Commission éthique et déontologie (CEDTS) du Haut Conseil du Travail Social (HCTS) remet en quelques sorte les pendules à l’heure.

Une augmentation alarmante des expulsions

Les chiffres sont sans appel : en 2023, 21.500 ménages ont été expulsés de leur logement par les forces de l’ordre. Cela correspond à une hausse de 23% par rapport à l’année précédente. Cette augmentation brutale s’explique en grande partie par la loi Kasbarian-Bergé, entrée en vigueur en juillet 2023. Elle a durci les procédures d’expulsion au bénéfice des propriétaires. Rien de social dans cela. Celle et ceux qui ne peuvent plus payer leur loyer sont considérés comme des quasi-délinquants. Désormais, le délai entre le commandement de payer et l’assignation en justice est réduit de 8 à 6 semaines, accélérant considérablement le processus. Elle ne donne plus le droit aux locataires de défendre leurs intérêts correctement.

Face à cette situation préoccupante, les pouvoirs publics ont mis en place divers dispositifs de prévention. Ce que provoque la main droite de l’État ne peut pourtant pas être compensé par sa main gauche. Parmi les dispositifs, la Commission de Coordination des Actions de Prévention des Expulsions (CCAPEX) joue un rôle central. Elle existe depuis longtemps et a de plus en plus de dossiers à traiter. Présente dans chaque département, elle a pour mission de coordonner l’action des différents acteurs impliqués et de proposer des solutions pour éviter l’expulsion. Une commission qui demande toujours plus d’informations relatives à la vie privée des locataires en difficulté.

Une procédure accélérée

La procédure d’expulsion locative débute généralement par un impayé de loyer. Le propriétaire, face à cette situation, doit informer la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) ou la Mutualité Sociale Agricole (MSA), qui à son tour informe le locataire de la possibilité de solliciter un travailleur social pour obtenir une aide, notamment via le Fonds de Solidarité Logement (FSL). Si aucune solution n’est trouvée dans un délai de trois mois, la CAF peut suspendre l’allocation logement, ce qui aggrave souvent considérablement et très vite la situation du locataire.

Le propriétaire peut alors engager une procédure en délivrant un Commandement De Payer (CDP). C’est l’acte juridique qui marque le début formel de l’expulsion. Ce document, remis par un commissaire de justice, donne au locataire six semaines pour régulariser sa situation.  Si le locataire ne paie pas dans ce délai – ce que souvent, il ne peut pas – le propriétaire peut l’assigner en justice.

Une fois l’assignation délivrée, une audience est fixée par le tribunal. Durant cette période, les services sociaux sont mobilisés pour tenter d’accompagner le locataire et remplir le Diagnostic Social et Financier (DSF). Ce formulaire CERFA est le document clé qui doit éclairer le juge sur les causes de l’impayé, les démarches entreprises par le locataire pour résoudre sa situation et les dispositifs mobilisés (comme le FSL ou une demande de logement social). Ce document est co-renseigné par un travailleur social et un juriste. Toutefois, s’il est impossible de joindre le locataire ou d’obtenir son consentement, les travailleurs sociaux ont deux possibilités : renseigner ce formulaire sans le point de vue ni l’accord du locataire ou rédiger un bordereau de carence. Dans les deux cas c’est le locataire qui y perdra.

Lors de l’audience, le juge examine les éléments apportés par les deux parties : bailleur et locataire. Il peut décider soit d’accorder des délais pour permettre au locataire de régulariser sa situation, soit d’ordonner l’expulsion immédiate avec résiliation du bail. Dans certains cas, des délais supplémentaires pour quitter les lieux peuvent être accordés. La décision du juge est ensuite notifiée au locataire par un commissaire de justice.

Si l’expulsion est prononcée et que le locataire ne quitte pas volontairement les lieux dans les délais impartis, le propriétaire peut aors demander le concours de la force publique pour exécuter l’expulsion. Cette dernière étape reste toutefois encadrée par des règles strictes, notamment l’interdiction d’expulser pendant la trêve hivernale (du 1er novembre au 31 mars). Tout au long de cette procédure, des tensions éthiques apparaissent concernant la place et le rôle des travailleurs sociaux. Ceux-ci sont souvent contraints entre leur mission d’accompagnement humain et les exigences administratives imposées par des outils comme le Diagnostic Social et Financier.

Le CERFA DSF : un outil controversé

Au cœur du dispositif de prévention se trouve le formulaire CERFA Diagnostic Social et Financier (DSF). Ce document, rempli par les travailleurs sociaux, vise à éclairer le juge sur la situation du locataire menacé d’expulsion. Il doit notamment détailler les causes de l’impayé, les moyens mis en œuvre pour y remédier et les perspectives de relogement.

Cependant, l’utilisation de ce CERFA soulève de nombreuses questions éthiques. En effet, le décret d’application prévoit qu’il peut être rempli même sans le consentement du locataire, ce qui constitue une entorse au secret professionnel. Cela va à l’encontre des pratiques professionnelles qui visent à rendre le locataire acteur dans sa situation. De plus, comme pour de nombreux imprimés, des travailleurs sociaux dénoncent une standardisation excessive qui ne permet pas de rendre compte de la complexité des situations individuelles. Enfin en aucun cas les travailleurs sociaux ne sont des agents de renseignement qui agissent dans le dos des personnes concernées. Sinon où va-t-on ?

Que disent les juges qui ont été auditionnés ?

L’un des intérêts de ce travail de la Commission éthique est de donner à comprendre la position des juges des contentieux de la protection. Leur point de vue sur l’usage de ce document dans les procédures d’expulsion nous donne à comprendre à la fois les attentes et les limites du Diagnostic Social Financier dans le cadre judiciaire.

Les juges insistent d’abord sur l’importance de la présence du locataire à l’audience. Cette présence garantit le caractère contradictoire de la procédure, un principe fondamental en droit qui permet aux deux parties d’exposer leurs arguments. Le DSF, bien qu’utile, est perçu comme un simple document de substitution lorsque le locataire est absent.

Les magistrats soulignent que ce formulaire contient parfois des informations inutiles ou inappropriées pour leur prise de décision, comme des données personnelles non pertinentes (par exemple, un numéro de téléphone). Ils insistent sur le fait que seuls certains éléments spécifiques leur sont nécessaires : le contexte locatif (comme les dates du bail ou les ressources du locataire), les efforts réalisés pour apurer la dette (reprise partielle du paiement des loyers, dépôt d’une demande de logement social) et les perspectives de relogement. Ces informations permettent au juge d’évaluer la faisabilité des propositions faites par le locataire pour résoudre la situation.

Un autre point soulevé par les juges concerne l’évaluation sociale incluse dans le DSF. Bien que cette évaluation puisse éclairer certains aspects, elle ne doit pas inclure des éléments inutilisables juridiquement, comme des antécédents ou des problématiques personnelles qui ne sont pas directement liées au litige. En revanche, il peut être utile d’indiquer si le locataire a été sollicité pour une rencontre avec un travailleur social et si ce rendez-vous a été honoré. Les juges notent également qu’il est pertinent de mentionner les éventuelles difficultés de mobilité qui pourraient expliquer une absence aux rendez-vous ou à l’audience.

Pour les magistrats auditionnés, la « bonne foi » du locataire reste un critère central dans leur décision. Cette bonne foi se manifeste notamment par des démarches actives pour régler la situation, comme la recherche d’un logement social ou la participation à l’audience avec des documents justificatifs (bulletins de salaire, avis d’imposition, notifications de droits sociaux). Ils précisent que l’absence d’une demande de logement social n’est pas automatiquement interprétée comme un manque de bonne foi.

Les juges soulignent et confirment aussi que la réduction des délais entre les différentes étapes de la procédure complique davantage la situation pour les ménages en difficulté. Ces délais raccourcis limitent souvent leur capacité à mobiliser une aide sociale ou juridique adéquate avant l’audience. La présence d’un avocat est jugée précieuse dans ce contexte : il peut non seulement prolonger ces délais mais aussi constituer un dossier plus solide à présenter au tribunal.

Enfin, les magistrats mettent en avant l’importance du rôle des travailleurs sociaux dans ces procédures. Leur présence à l’audience est perçue comme rassurante pour toutes les parties impliquées : locataires et bailleurs. Cependant, ils reconnaissent également que ces professionnels sont soumis à des contraintes organisationnelles importantes qui peuvent limiter leur capacité à intervenir efficacement.

Finalement, les juges voient dans le DSF un outil utile mais perfectible. Ils appellent à une simplification et une meilleure adaptation du contenu du formulaire aux besoins réels du processus judiciaire. Ils insistent sur la nécessité d’un accompagnement renforcé en amont pour permettre aux locataires d’être mieux préparés et représentés lors des audiences. Ces observations convergent avec celles formulées par la CEDTS, qui plaide pour une révision du cadre réglementaire entourant le DSF afin de mieux concilier exigences administratives et respect des principes éthiques du travail social.

Les professionnels face à un dilemme éthique

Il existe bien une tension entre accompagnement social et procédure administrative place les travailleurs sociaux dans une position délicate. D’un côté, leur mission première est d’accompagner les personnes en difficulté et de favoriser leur autonomie. De l’autre, ils se retrouvent contraints de remplir des documents administratifs qui peuvent être utilisés contre les personnes qu’ils accompagnent et sont censés aider.

Sur ce sujet la Commission Éthique et Déontologie du Travail Social (CEDTS) du Haut Conseil du Travail Social (HCTS) n’y va pas par quatre chemins. Elle rappelle que « le travail social a une visée émancipatrice et non un objectif de contrôle social ». Or, l’obligation de remplir le CERFA DSF, parfois sans obtenir l’accord de la personne concernée, s’apparente davantage à un contrôle qu’à un véritable accompagnement.

Des pistes pour concilier prévention et éthique professionnelle

Face à ces contradictions, plusieurs pistes sont envisagées pour améliorer le dispositif de prévention des expulsions. Quatre grands principes sont mis en avant par la commission éthique :

  1. Il faut pouvoir privilégier le consentement éclairé : la CEDTS recommande de le « recueillir en amont de la commission ». Cette approche permettrait de replacer la personne au centre du dispositif et de renforcer la relation de confiance avec le travailleur social.
  2. Il est nécessaire de séparer le diagnostic financier de l’accompagnement social : le remplissage du CERFA pourrait être confié à des structures administratives ou associatives disposant de juristes, laissant aux travailleurs sociaux la possibilité de se concentrer sur l’accompagnement global de la personne afin de trouver des solutions avec elle.
  3. Il serait utile de renforcer la présence des travailleurs sociaux aux audiences : la CEDTS encourage les employeurs à « déployer les moyens nécessaires afin que le travailleur social puisse accompagner le locataire dans la préparation de l’audience et assurer une présence physique lors de cette dernière ». Cette présence permettrait d’humaniser la procédure et d’apporter un éclairage plus complet sur la situation du locataire.
  4. Un volet des propositions porte sur le Développement de la formation des travailleurs sociaux : en 2022 et 2023, la Ville de Paris a formé environ 700 travailleurs sociaux aux dispositifs d’accès au logement des ménages sans domicile. Ce type d’initiative pourrait être généralisé pour mieux outiller les professionnels face aux enjeux complexes de la prévention des expulsions.

Vers un changement de paradigme ?

Au-delà de ces ajustements, c’est peut-être un changement plus profond de notre approche du logement qui est nécessaire. Le plan « Logement d’abord », lancé en 2018, propose ainsi un changement de modèle en orientant rapidement les personnes sans domicile vers un logement durable, plutôt que de multiplier les solutions d’hébergement temporaire. Mais ça c’est pour la théorie, car dans la pratique, ce n’est pas ce qui se met en oeuvre.

Pourtant, certaines collectivités expérimentent des approches innovantes. À Paris, le dispositif « Bail-Bail la rue » prévoit de reloger directement une quinzaine de ménages sans-abri ayant un long parcours de rue dans des logements sociaux en 2024 et 2025. Ces expérimentations, si elles sont concluantes, pourraient ouvrir la voie à une refonte en profondeur de notre politique du logement. Seule réserve : 15 relogements est une goutte d’eau dans un océan de demandes

Un enjeu politique majeur

La question du logement et de la prévention des expulsions est aussi un sujet politique. Le programme du Nouveau Front Populaire (NFP) prévoit notamment l’abrogation de la loi Kasbarian et l’interdiction des expulsions locatives pour impayés sans proposition de relogement. Il propose également la construction de 200.000 logements publics par an pendant cinq ans et l’encadrement des loyers dans les zones tendues. On en est loin aujourd’hui.

Ces propositions certes ambitieuses témoignent de l’importance croissante de la problématique du logement dans le débat public. Elles soulèvent cependant des interrogations quant à leur faisabilité technique et financière. La construction de 200.000 logements publics par an représenterait en effet une augmentation considérable par rapport aux 71.100 logements sociaux mis en service en 2022. Mais le secteur de la construction étant en crise, nul doute que ces commandes permettrait aussi de savegarder l’emploi et les cotisations que perçoit l’Etat.

Conclusion : peut-on repenser l’accompagnement social face à la crise du logement ?

La prévention des expulsions locatives cristallise les tensions entre demandes administratives et éthique des pratiques du travail social. Si des améliorations sont possibles dans le cadre actuel, c’est peut-être une refonte plus profonde de notre approche du logement qui est nécessaire.

Les travailleurs sociaux ont un rôle à jouer dans cette évolution. Leur expertise et leur connaissance fine des réalités du terrain sont indispensables pour concevoir des politiques de prévention efficaces et respectueuses de la dignité des personnes. Au lieu de cela, il leur est demandé de remplir des imprimés. Leurs préconisations en commission sont loin d’être entendues. La tendance est même de réévaluer les situations selon les critères propres à chaque commission.  Il est donc essentiel de les associer pleinement à la réflexion sur l’avenir de  la politique du logement.

Face à l’augmentation inquiétante des expulsions, l’enjeu est de taille : il s’agit ni plus ni moins que de garantir le droit au logement, pilier fondamental de notre pacte social. Le problème est que l’on voit bien que la volonté n’y est pas. Or c’est un enjeu qui nécessite l’engagement de tous les acteurs concernés, des pouvoirs publics aux associations en passant par les bailleurs sociaux et les travailleurs sociaux. L’avenir nous dira si nous sommes collectivement à la hauteur de cet enjeu si important pour la cohésion de notre société. En tout cas la machine à exclure continue d’agir inlassablement.

 


photo : Ernest Morales « Les mal logés de la rue de la Banque » Prise le 27 octobre 2007  Certains droits réservés

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