Peut-on encore vivre sans Internet ? C’est la question qu’avait posé le journaliste Julien Brygo* dans le Monde Diplomatique en août 2019. Il était allé à la rencontre de personnes qui vivent mal depuis que les administrations ont dématérialisé leurs procédures. Son reportage l’a conduit à Hondschoote, une commune de quatre mille habitants dans le département du Nord. Il y a là une MSAP (France Service), une maison de service au public qui, loin des administrations qui ont fermé leurs antennes, accueille les personnes en déshérence administrative. Des personnes qui ne savent plus comment faire avec les impôts, la CAF, la Sécu ou même la SNCF.
Le journaliste donne la parole à une habitante venue à la MSAP avec deux gros dossiers sous le bras. « J’ai toujours fait mes papiers comme il faut toute ma vie » dit-elle « mais, là, j’ai l’impression qu’on est bêtes, qu’on est idiots. Ils ont tout mis obligatoirement sur Internet. »
Les « déboutés du numérique », cette nouvelle catégorie de la population se retrouve aussi dans les services sociaux. Des milliers de personnes se sont vues imposer un passage obligé vers l’usage d’un ordinateur qu’elles ne possèdent pas ou ne maîtrisent pas du tout. Or leur imposer des outils (le smartphone, la boite mail, la maîtrise de la gestion des fichiers word, pdf, jpeg ou autre) est une forme de violence cachée qui a des conséquences.
Un problème majeur.
Ce n’est pas faute d’en avoir parlé aussi bien dans ce blog que dans les instances du Haut Conseil du Travail Social. Le groupe numérique et travail social du Haut Conseil (HCTS) l’affirme sans ambages : il faut maintenir des espaces d’accueil où certaines prestations doivent pouvoir être activées avec l’usage de déclarations « papier ». On ne peut avoir 100% d’une population en capacité à utiliser les outils numériques. Ce « totalitarisme » numérique ne tient pas compte de la réalité.
En outre, la complexité administrative ne se dilue pas dans les applications numériques. Elle s’amplifie. Dominique Pasquier est auteure d’une étude très intéressante sur les usages de l’internet dans les familles modestes. Cette sociologue l’affirme dans un entretien : » Dans leurs services en ligne, les administrations de la République sont lamentables » dit-elle « On ne met pas assez d’argent dans l’ergonomie, dans les tests usagers… pour des gens dont les budgets se jouent à 100 euros près et où le moindre remboursement qui ne vient pas est un drame.
« La dématérialisation de l’administration est inhumaine et brutale » dit-elle. Les familles modestes utilisent peu le mail. Leurs adresses servent principalement aux achats et aux relations avec les administrations. Mais les courriers de l’administration se perdent dans les pourriels (spams) qu’ils reçoivent des sites d’achat. Pour eux, le mail est un instrument de torture, et ce, d’autant plus qu’il est l’outil de l’injonction administrative. Les gens ont l’impression d’être maltraités par les administrations, à l’image de cet homme que j’ai rencontré, noyé dans ses démêlés avec Pôle emploi, en difficulté dans toutes ses démarches. »
Les services administratifs et sociaux ont dans ce domaine une grande responsabilité face à leurs administrés. Il est nécessaire plus que jamais que soient mis en place des réseaux de solidarité numérique qui permettent de mieux recevoir les personnes et mieux les aider sans pour autant les obliger à faire ce qu’ils ne veulent pas.
Un risque de totalitarisme
Il faut lutter comme cette forme totalitarisme numérique, car c’est bien de cela qu’il s’agit : Le totalitarisme en politique est « un mode de gouvernement, un régime dans lequel un parti unique détient la totalité des pouvoirs et ne tolère aucune opposition (monopartisme), exigeant le rassemblement de tous les citoyens en un bloc unique derrière l’État ».
L’usage obligatoire du numérique est bien une forme de totalitarisme : on ne peut s’en passer. Nous devons tous utiliser les mêmes outils (plateformes, messageries gestion de services). Le numérique exige que tous les citoyens utilisent ces outils en bloc unique derrière l’État. Or tous ne sont pas égaux face aux matériels à la maîtrise technique, à la culture numérique que cela demande.
Allons-nous vers la création de citoyens de seconde zone ? Ceux qui, sans smartphone, seront incapables demain d’acheter un billet de train, de se déplacer, de retirer de l’argent et d’accéder à leurs droits ?
Développer des maisons France Services
Certes, il ne faut pas rejeter les outils numériques, car ils sont fort utiles. Mais ils ne doivent pas pour autant s’imposer et prendre toute la place dans nos démarches au quotidien. « Avec plus de 4 millions d’allocataires de minimas sociaux en France avec 2 millions pour le RSA, on entrevoit l’iceberg du non recours aux droits » et « l’abandonnisme » d’une part non négligeable de la population. Tout cela provoqué par la complexité des outils et l’absence d’alternative.
Il faut maintenir des lieux d’accueil de proximité avec du « face à face » entre humains et non via des écrans. Les élus dans les communes, les CCAS le savent bien. Tout ne se gère pas avec des algorithmes et des « QCM ». Beaucoup s’organisent, mais il leur faut plus de moyens. Il leur faut pouvoir maintenir des services généralistes de proximité avec du personnel formé et pérenne. Sans cela nous allons vers de nouvelles exclusions et nos beaux discours ne serviront à rien.
* Julien Brygo est l’auteur, avec Olivier Cyran, du livre intitulé « Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers » La Découverte, Paris, 2016.
Note : pendant mes congés, je vous propose une rediffusion de certains articles « réactualisés »: celui-ci avait été initialement publié le 22 août 2019
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2 réponses
Bonjour, je viens à l’instant de lire votre article. J’ai été très ému par celui-ci.
En effet, je n’ai jamais voulu utiliser l’ordinateur dans mon travail mais au collège on m’a imposé de travailler sur l’ordinateur (traitement de texte, recherche etc). Ce qui a fait que j’avais de plus en plus mal à la tête mais j’étais bien obligé de le faire le B2I était obligatoire.
Ensuite, j’ai passé mes années de collège sans téléphone portable et je n’en demandais pas à mes parents pour cadeau, je pouvais me débrouiller sans jusqu’au jour où sans crier gare un des membres de ma famille m’achète un téléphone portable. Au début, j’étais en colère contre lui mais très vite j’ai vu dans les fiches d’inscription au lycée « portable obligatoire », « messagerie électronique. Ne voulant pas être dérangé, faire des heures de plus sur l’ordinateur, me rajouter un stress en plus des cours, je n’ai jamais eu besoin d’email. J’ai du en créer un, déjà que je ne suis pas à l’aise sur l’écran.
Gros problème aussi l’installation de pronote, au collège, je n’y allais jamais mais au lycée j’avais pris l’habitude d’y aller pour regarder les changements de salle, les devoirs à la maison et mes résultats. Mais maintenant que j’y réfléchis, je n’en avais pas besoin, je pouvais faire sans, mais je l’ai fait ce qui m’a entraîné un stress supplémentaire. Et ce n’est pas tout avec les logiciels que l’on utilisait (traitement de texte, graphes en SVT, tableur en maths, logiciels de physique chimie), je passais en somme beaucoup trop de temps sur l’ordinateur. Somme toute, j’ai développé plusieurs maladies oculaires. Je ratais de plus en plus les cours car j’avais très souvent des migraines atroces dues à la suresposition aux écrans. Ce qui fait que j’ai mis 3 ans à avoir mon bac et encore l’année où je l’ai eu c’était en tant que candidate libre.
J’ai continué mes études mais au bout de trois ans, il m’est devenu impossible de me passer des écrans d’ordinateur (je commence à arriver à me passer totalement du portable quoique pour l’ inscription à la caf pour demander de l’aide pour le logement, pour recharger ma carte de resto U, etc, il faut un code de validation), ce qui m’occasionne un stress monstre et des migraines.
Maintenant je cherche une formation où l’on ne m’oblige pas à travailler sur l’ordinateur pour faire mes études et que l’on nous délivre enfin de ce joug, cette pression, cette violence dispensable. Je suis convaincu que l’on peut retourner à l’époque où l’on vivait sans ordinateur mais il faut que la société fasse cet effort là.
En tout cas je vous dis merci infiniment pour votre article qui m’a montré que je ne suis pas le seul dans le monde à trouver que l’on pourrais se passer de l’ordinateur et qu’il y a des gens comme moi qui sont désorientés de devoir tout faire sur l’ordinateur. Je vous remercie aussi d’avoir publié cet article dénonçant l’enchaînement sur nos vies qu’exerce l’ordinateur ainsi que la volonté des autorités à faciliter la dématérialisations.
Bonjour, que faire pour stopper cette machine !