Parole de terrain | De la guerre à la vie : la famille tchétchène et l’éducateur spécialisé

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Cette case du jeudi est dorénavant ouverte aux contributions des professionnelles souhaitant s’y exprimer : réflexion, commentaire ou récit de vie, adressez-moi vos propositions. J’y répondrai. Aujourd’hui la parole est donnée à Emmanuel Balny , éducateur spécialisé qui intervient dans le champ de la protection de l’enfance en service d’adaptation progressive en milieu naturel (SAPMN). 

 


 

« Vous comprenez Monsieur Balny, j’ai fait huit ans de prison à Groznyï et ils m’ont accusé d’avoir tué quarante deux Russes pendant la guerre ».

Monsieur avait dit ça avec son accent Tchétchène très prononcé. Au début, j’avais toujours l’impression que j’étais en train de me faire gronder quand il me parlait, puis avec le temps j’avais compris qu’il s’exprimait toujours comme ça, alors ça ne me faisait plus rien. Mais ce jour-là, j’ai accusé le coup.

J’étais allé voir la famille à la Zup Sud. Pour accéder à leur logement, on laissait le collège des pauvres sur la gauche, puis les écoles primaire et maternelle, une légère descente, une ligne droite au goudron saccagé, des arbres éreintés dont le dernier de la rangée était à moitié calciné, des trottoirs abîmés, le point de deal sur la droite, les guetteurs en haut sur la dalle installés dans des vieux canapés, 50 euros la journée avec panier-repas fourni. Je dépassai les dealers calés en contrebas devant les portes des garages puis légère montée sur la gauche, je garai la voiture après l’arbre brûlé. Le mois dernier, une Clio avait explosé en bas de chez eux, la maman avait eu peur que l’immeuble ne prenne feu, elle avait appelé et les pompiers étaient arrivés.

J’arrivais à cet endroit précis pour la cent cinquantième fois, c’est pas que j’en avais marre, mais un peu quand même, les problèmes de papiers, et la Sécu, et les gamins encore absents à l’école, et expliquer une fois tout ce qu’ils ne comprenaient pas et faut faire ci, et faut faire ça. Avec le temps, je me méfiais des éducateurs professionnels de la profession, ceux qui ont le conseil aiguisé et la parole facile, j’essayai de ne pas être des leurs.

Après toutes ses années la mesure éducative devait bientôt s’arrêter et la vérité était que la motivation avait disparu. Je n’y arrivais plus vraiment et histoire d’en rajouter, une des adolescentes de la famille n’arrêtait pas de nous mentir, de trouver des explications à tout, elle embobinait ses parents et à chaque fois, il fallait dérouler l’histoire pendant des heures, les dires de chacun pour qu’enfin les parents comprennent que c’était leur jeune qui les avait manipulés. Pour de vrai tout m’énervait un peu. Ce jour-là, en plus de tout le reste, j’y allais pour vérifier que les gamins étaient vraiment malades et que la maman ne décompensait pas trop. La semaine précédente, elle était persuadée d’avoir toutes les maladies du monde et il avait fallu la rassurer, un peu en vain, mais un peu quand même. L’alerte, c’était quand elle disait qu’elle avait mal à la tête, là ce n’était pas bon du tout, il fallait faire attention, mais pour l’instant pas  « mal tête, mal tête ».

Je garai la voiture en pente, serrai le frein à main, enjambai les restes de plastique fondu appartenant à feu la Clio carbonisée. Je vis au loin sur la dalle les canapés vides, il était treize heures, l’heure de la pause-déjeuner. Le plus petit de la famille faisait du vélo, trop bon ce petit Tchétchène, costaud et émotif, il a marché à neuf mois, fait du vélo à quinze. En revanche, quand tu lui apportes un costume de Spider-Man pour le carnaval de l’école, il fond en larme, n’arrive plus à te regarder en face et part en courant dans sa chambre. Il faut alors tout l’amour de ses sœurs et de ses parents pour le rassurer, il est trop bien ce super-héros.

Avec le père, on a le même âge, même année de naissance, même mois, même couleur de cheveux, même problème pour y voir de près sans lunettes et ce jour-là on a parlé de la guerre en Ukraine. Pareil Tchétchénie, ah bon ? C’était pareil, la Tchétchénie ? Oui pareil Tchétchénie, Russe, pareil, deux guerres, moi prison, Monsieur Balny, ah bon ?  Attends, regarde.

Il a hurlé à son fils, de lui donner son portable, il a arrêté YouTube, fouillé dans sa galerie et sans rien dire d’autre m’a collé son téléphone dans les mains. Sur l’écran, devant moi, il y avait une photo de guerre, une dizaine d’hommes était assis devant un immeuble détruit, sur les ruines de ce qui avait été une maison. Ils étaient là comme après un assaut, après une bataille, les armes à leurs pieds. Ils étaient en train de se parler et en plein milieu de la photo, au-dessus de cet attroupement, un autre homme était là, dominant tous les autres, habillé en militaire, avec un gilet pare-balles vert et un casque sur la tête, un casque comme les GI de la Deuxième Guerre mondiale. Cette photo m’a fait penser à la photo de ces soldats américains hissant leur drapeau sur une île du Pacifique.

Je regarde attentivement l’image sur l’écran puis Monsieur reprend la parole en me montrant un par un chaque homme présent : lui mort, lui mort, lui mort, lui mort, lui mort, lui mort,… puis il pointe le seul homme habillé en militaire et il me dit : là c’est moi. Première guerre de Tchétchénie, Monsieur Balny, après huit ans de prison.

J’ai remercié Monsieur et Madame pour leur accueil comme toujours chaleureux. Je suis redescendu, j’ai enjambé les grosses pierres, j’ai ouvert la portière et me suis assis dans la voiture du service éducatif. Je pesais lourd. J’ai respiré un grand coup, mais j’étais encore dans les cordes, uppercut, direct, coup au foie, perte d’équilibre, jambes en coton, je me sentais tout petit, honteux de mes pensées rageantes à l’encontre de cette famille, même âge, pas même parcours, même âge, pas même vécu, même âge, même être humain.

Emmanuel BALNY

 


Photo by Freepik

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2 réponses

  1. Waouh c’est profond, ça fait écho. C’est un métier usant. J’ai à peu près le même âge, travailleur social aussi, j’en ai un peu marre aussi. Mais , ce sont la rencontre avec certains humains qui me fait tenir encore. Je vous félicite pour votre abnégation. Vous n’êtes pas tout seul Monsieur BALNY 🙂

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