Ce livre, publié début 2022, avait provoqué un véritable séisme. Pourtant, les alertes antérieures n’avaient pas manqué. Énigme insondable que cette sensibilisation d’une opinion publique dont le degré de réactivité est toujours aléatoire.
Il est vrai que les dénonciations que déploie Victor Castanet sont des plus surréalistes : rien moins qu’une véritable mafia mettant en coupe réglée un public vulnérable réduit à sa plus simple expression, celle d’un or gris qui enrichit une poignée de malfaiteurs alimentant des actionnaires avides de dividendes toujours plus juteux.
Une question se pose néanmoins : comment une telle exécration a-t-elle pu perdurer si longtemps ? Loi d’un capitalisme implacable qui promeut le business-roi ? Délitement d’un État providence qui joue de moins en moins son rôle régulateur ?
Pourquoi revenir sur ce livre déjà ancien ?
La version de poche de ce livre, éditée en ce début d’année, apporte quelques réponses en décrivant les manœuvres, les pressions, les menaces utilisées pour tenter d’empêcher sa publication. Sans doute parce que si la presse s’en est fait un large écho, rien de vaut la lecture de ces 506 pages qui se dévorent comme un thriller. Il fait passer le lecteur d’un rebondissement à un autre, et le prenant à témoin d’un cynisme, d’une obscénité et d’une perversion rarement atteints. C’est tout un système élaboré, conçu et mis en œuvre d’une manière méthodique que l’auteur décrit précisément.
Son récit défie l’entendement. Aucune place pour l’imprévu, ni pour l’improvisation, pas plus que pour des décisions individuelles, dans cette entreprise. L‘objectif ? Surveiller, contenir et économiser tous les postes de dépenses qui sont suivis centralement par le siège, transformé en poste de pilotage. Cette direction est omnisciente, omniprésente et omnipotente sur ses 1 100 établissements.
Des directeurs sous contrôle
Elle exige de chaque directeur qu’il remplisse chaque matin avant 10h00 des tableaux de bord Excel, des logiciels détectant le moindre dépassement d’une ligne comptable, déclenchant aussitôt une mise en demeure. Des chiffres, des tableaux et des graphiques lui donnent la marche à suivre. Soit, il respecte les paramètres de gestion qui lui sont fixés et reçoit en conséquence jusqu’à 18 000 euros de primes. Ce qui implique de réduire par tous les moyens les coûts et de promouvoir un taux d’occupation maximum. Soit, il est congédié, un cadre « tueur » venant vider son bureau de tous les éléments potentiellement compromettants pour l’entreprise la veille au soir de son licenciement.
Les entourloupes sont multiples :
- Optimisation de la masse salariale, en renonçant au remplacement de personnel ou en ne pourvoyant pas des postes pourtant financés par l’Agence régionale de santé ou le Conseil départemental ;
- liste imposée de fournisseurs versant à la fin de l’année des rétro-commissions sur les commandes passées ;
- fausses factures permettant de puiser au maximum dans les dotations publiques ;
- commissions financières imposées à tous les intervenants extérieurs (kinés, coiffeurs, laboratoires d’analyse …) ;
- non-reprise de l’ancienneté des salariés recrutés, non-paiement des heures supplémentaires,
- usage excessif de contrat à durée déterminée, licenciements brutaux sans causes réelles et sérieuses ;
- syndicat maison monté de toute pièce et sabotage des organisations traditionnelles…
Seule la rentabilité compte.
La rareté des contrôles publics et leur défaillance ont permis que perdure ce système mafieux. Mais pire encore, des complicités tant au niveau politique que dans les hautes instances administratives, ont alimenté un sentiment d’impunité et de toute-puissance.
Il a fallu trois ans d’investigation d’un journaliste pour y mettre un terme. Définitif ? Voire. Certes, cette démonstration est d’autant plus terrifiante qu’elle s’est attaquée à des personnes âgées en fin de vie. Effectivement, elle a broyé des équipes professionnelles motivées et efficaces.
Mais se pose une question lancinante : s’agit-il là d’une dérive ponctuelle ou d’un archétype qui pourrait, dans les prochaines années, venir gangréner une action sociale ? Cette même action qui est appelée à se rentabiliser, à réduire ses coûts et à se montrer compétitive au regard du « pognon de dingue » qui y est investi.
Les Fossoyeurs, Victor Castanet, Éd. Poche, 2023, 206 p. 9€50
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert » Il est signé Jacques Trémintin
Lire aussi :
- EHPAD. Une honte française, Anne-Sophie Pelletier, Ed. Plon, 2019, 286 p. Cadre dans le secteur de l’hôtellerie, Anne-Sophie Pelletier fait le choix de s’occuper des anciens en perte d’autonomie.
- Travailler auprès des personnes âgées, Jean-Jacques Amyot, Dunod, 1998, 246 p Notre pays compte près de 10 millions de plus de 60 ans. La situation des personnes âgées se trouve à la croisée des chemin
- Un projet de vie pour le maintien à domicile des personnes âgées, Richard Vercauteren, Nathalie Babin, érès, 1998, 154 p Pendant longtemps, c’était la mère de famille qui traditionnellement s’occupait des anciens, présents au foyer.
- Assistante sociale auprès des personnes âgées, Richard Vercauteren & Anna Latouche,érès,1997, 151p La politique de la vieillesse commence dans notre pays dès le vote de la loi de 1905 sur l’assistance aux personnes âgées sans ressources.
- Les aides à domicile. Un autre monde populaire, Christelle Avril, Éd. La Dispute, 2014, 290 p. Christelle Avril a mené une vaste enquête de terrain au cours de laquelle elle a pu observer, dialoguer et même exercer ce métier.
- Le maintien à domicile. Une histoire transversale (XIXème -XXIème S.), Christophe Capuano, Éd. Rue d’Ulm, 2021, 110 p. L’obsession de vouloir réduire le coût de la dépendance des personnes âgées et handicapées, par leur maintien à domicile n’est pas récente.
- Tu verras, maman, tu seras bien,Jean Arcelin, 019, Ed. XO, 2019, 520 p. Jean Arcelin postule à 43 ans comme Directeur d’EHPAD avec pour seule expérience : l’animation de plusieurs noëls dans une maison de retraite.
- J’ai rendu mon uniforme Mathilde Basset, Ed. du Rocher, 2019, 250 p . On pensait les cadences infernales réservées à la production à la chaîne. Un autre lieu de travail les a adoptées : les institutions pour personnes âgées dépendantes.
- Maltraitance en EHPAD. Chroniques de ces petits riens qui nuisent au quotidien, Henri Mialocq, Ed. L’Harmattan, 2013, 180 p. Henri Mialocq répond à la question de la prévention des mauvais traitements dont sont victimes les personnes âgées dépendantes dans les établissements qui les reçoivent.
- Suzanne, Frédéric Pommier, Ed. Equateurs, 2019, 235 p. Plein de tendresse et d’affection pour sa grand-mère âgée de près de 97 ans, Frédéric Pommier nous livre ici sa colère froide et son indignation à un être qui lui est cher après son entrée en EHPAD.
Bonus :
- Les SDF ont aussi le droit à la retraite – Maison de la veille sociale Un SDF vieillissant admis en maison de retraite ? Une idée saugrenue pour les uns, séduisante pour les autres. Comment ce projet a-t-il pu devenir réalité ? Explications sur une expérience unique en France.
Interview : Yann Prud’homme directeur de l’EHPAD de La Chapelle Gaugain dans la Sarthe.
Un interview réalisé en 2012 qui nous parle de la cohabitation harmonieuse entre personnes âgées dépendantes et personnes vieillissantes porteuses de handicap mental.
L’allongement de l’espérance de vie ne concerne pas que la population générale. Il profite aussi aux populations porteuses de handicap. Les Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ont commencé, depuis quelques années, à admettre des personnes vieillissantes atteintes de déficience mentale. Yann Prud’homme, directeur de l’EHPAD de La Chapelle Gaugain dans la Sarthe, nous explique comment se passe cette cohabitation.
Comment votre établissement a-t-il intégré des personnes vieillissantes porteuses de handicap mental ?
La maison de retraite que je dirige accueille des personnes âgées dépendantes. Fondé en 1880, l’établissement était géré par une congrégation jusqu’en 1995, date à laquelle il a été repris par l’association ANAIS(1) . En 2005, face à une demande croissante, un projet a été présenté au Conseil général de la Sarthe de création d’une unité spécialisée expérimentale ouverte aux personnes vieillissantes porteuses de handicap mental. Il a été accepté. Nous avons pu accueillir douze résidents, en provenance soit des ESAT où ils avaient travaillé toute leur vie, soit de Foyers occupationnels, appelés aujourd’hui Foyers de vie. Il avait été évoqué, au départ, la possibilité de compenser le surcoût lié à cet accueil spécifique. Finalement, cela n’a pas été le cas, l’établissement intégrant dans le prix de journée des 53 places d’accueil pour lesquelles il est habilité, le poste d’aide médico psychologique et le demi poste supplémentaire d’infirmière dédiés à cette population.
Quels sont les critères d’admission pour les personnes porteuses de handicap mental ?
Le critère principal est l’absence de troubles profonds. Nous ne pouvons gérer quelqu’un qui serait trop agité, qui serait trop bruyant ou aurait un comportement trop incohérent. La personne porteuse de handicap mental qui souhaite intégrer une maison de retraite le fait parce que, souffrant le plus souvent de déficiences cumulées, elle est devenue très fatigable. Elle ne peut plus travailler en ESAT ou suivre les activités proposées en foyer de vie. Elle y côtoyait de jeunes adultes qui, ayant besoin de se dépenser et de bouger, faisait beaucoup de bruit. Elle aspire à la tranquillité. A l’exemple de ce résident que l’on sollicitait, l’autre jour, pour donner un coup de main, pour mettre le couvert. Il a refusé en nous disant que s’il était en retraite, ce n’était pas pour se remettre à travailler. Si nous continuons à proposer des animations pour stimuler les personnes accueillies, celles-ci n’ont rien d’obligatoires, le résident pouvant choisir de rester dans sa chambre. Nous sommes comptables de la sérénité des conditions du séjour. Autant, nous garantissons un lieu de vie apaisé pour les personnes vieillissantes porteuses de handicap mental, autant nous ne pouvons pas accepter qu’un résident trop en difficulté vienne perturber la tranquillité des personnes âgées.
Y a-t-il une prise en charge séparée des personnes vieillissantes porteuses de handicap ?
En partie. Ces personnes ont besoin d’être plus rassurées, plus motivées, plus sollicitées peut-être que les autres. Elles requièrent plus d’attention lors du lever ou lors du choix des vêtements. Il arrive parfois aussi qu’il faille s’adresser à elles sur un ton plus autoritaire, pour les recadrer. Et puis, il y a des activités auxquelles elles vont plus facilement participer, comme des promenades à l’extérieur ou des sorties au cinéma, ce que font moins les autres personnes âgées accueillies. Mais, pour le reste, il n’y a pas de différences. Nous n’avons pas souhaité les héberger dans des locaux spécifiques pour ne pas les stigmatiser. Elles sont logées dans des chambres réparties dans toute la maison, prennent leurs repas avec tout le monde et peuvent participer aux animations proposées. La déficience liée au handicap n’est pas forcément si compliquée que cela à gérer, car les personnes âgées qui intègrent nos établissements sont elles-mêmes devenues dépendantes, souffrant de troubles de la mémoire, de détériorations intellectuelles, de troubles psychiatriques, voire même de démence.
Comment se passe la cohabitation entre les deux populations ?
Cela dépend complètement de la personnalité de chacun. Il y a souvent des gestes de solidarité et d’entraide. Une personne âgée peut prendre par le bras une personne porteuse de handicap, si elle la sent perdue, comme cette dernière peut se mettre à pousser le fauteuil roulant d’une personne âgée. Il y a beaucoup de différences d’âge : alors que, chez nos résidents, la moyenne est de 80/85 ans, les personnes porteuses de handicap ont plutôt autour de 60/65 ans. Cela dynamise l’ambiance. Si je prends la plus jeune de nos résidentes porteuses de handicap qui a 55 ans et la plus âgée de nos personnes âgées dépendantes mais lucides qui en a 98, on a un écart qui fait que la première pourrait être la petite fille de la seconde ! Cela met de la vie, chacun s’enrichissant de ses différences. Il y a une cohabitation harmonieuse entre tous les résidents, quelles que soient leurs difficultés.
Pensez-vous, à l’avenir, accroître le nombre de personnes vieillissantes porteuses de handicap mental dans votre établissement ?
Pas forcément. D’une part, parce que 12 personnes ayant ce type de problématique sur 53 résidents, cela me semble être une bonne proportion. D’autre part, parce qu’un certain nombre de foyers de vie sont en train de concevoir des unités annexes, pour leurs pensionnaires vieillissants. Pour des personnes qui, tout au long de leur existence, n’ont fait que changer de lieux d’accueil, cela aurait l’avantage de ne pas les déraciner à nouveau. C’est bien qu’au final, il y ait le choix.
(1) Association gérant 80 établissements médico-sociaux et 6 EHPAD dans 13 départements (www.anais.asso.fr )
Photo : Couverture de l’édition de poche du livre de Victor Castanet