Le numéro d’octobre de la Revue Esprit est intitulé « Il était une fois le travail social ». Il a pour origine ne démarche de l’ANAS en direction de la rédaction du magazine né en 1932 et aujourd’hui toujours en phase avec l’actualité sociétale. Son rédacteur en chef adjoint, Jonathan Chalier , chargé de cours de philosophie à l’École polytechnique, nous rappelle d’abord le contexte qui avait précédé 2 numéros précédents sur ce même sujet.
Il y avait d’abord eu un numéro historique en avril-mai 1972, intitulé « Pourquoi le travail social ? » dont le contenu, à mon avis discutable, était plutôt une critique politique du travail social. Nous étions considérés à l’époque comme des « représentant des normes, celles de la bourgeoisie. Point barre. Les professionnels étaient surtout critiqués pour leur fonction idéologique dite de « contrôle social ». Ce numéro avec eu un grand impact dans notre secteur.
Puis est venu un second numéro, celui de mars-avril 1998, posant la question « À quoi sert le travail social ? ». Ce qui était alors constaté était l’émergence des nouveaux métiers du social que sont la médiation dans les quartiers urbains et l’insertion. Un nouvel impératif était posé pour « sortir d’une crise du travail social » (déjà là). Il fallait ainsi demander aux travailleurs sociaux qu’ils aient un rôle de structuration d’une conscience collective. Ils pouvaient aussi assumer d’être pour une part des « portes paroles de « ceux d’en bas ». « Aux visions classiques de l’assistance et de la tutelle, se substituaient les notions de projets et de contrats. On sait aujourd’hui combien ces concepts (contrat, insertion, accompagnement…) ont été galvaudés ou du moins utilisés un peu à toutes les sauces.
Le travailleur social, au cœur des injonctions paradoxales
L’intérêt de ce numéro d’octobre porte, entre autres, sur la parole donnée aux travailleurs sociaux. Un article particulier attire l’attention, celui intitulé « Les vigies du social » car, comme le précise la rédaction d’Esprit, « il convient de donner la parole aux travailleurs sociaux ». « Ces derniers font part d’un affaiblissement de l’ensemble des professions, sous les coups de politiques publiques considérées comme injustes. Ils rappellent aussi certaines dérives administratives qui ne respectent pas le droit » écrit la rédaction qui, au passage, remercie l’ANAS pour sa contribution. Enfin, que dire des directives contradictoires avec leurs missions que nous appelons fréquemment des injonctions paradoxales.
Là aussi, il faut être clair. Qu’est-ce qu’une injonction paradoxale ? C’est une pratique « diabolique » nous explique Christophe Faurie. Il s’agit de « placer une personne entre deux obligations contradictoires. L’une est consciente, l’autre non. Toute la puissance de la technique vient de cette partie inconsciente. En jouant sur elle, on court-circuite le libre arbitre de la personne. On obtient d’elle ce qu’elle ne « veut » pas faire. »
Plusieurs exemples peuvent être donnés : Il est demandé à un allocataire du RSA de s’engager dans un contrat d’insertion de son plein gré mais « en même temps », si elle ne le fait pas, son allocation est suspendue. Conséquence, elle signe le contrat d’insertion de façon contrainte. Son choix n’en n’est plus un. Puisque le fait de refuser un contrat provoque des répercussions importantes sur ses revenus. C’est à l’image de l’autonomie / dépendance. Un éducateur demandera à un jeune de s’autonomiser, mais pas au point de refuser son aide et ses conseils.
Les travailleurs sociaux sont porteurs d’injonctions contradictoires auprès des personnes qu’ils reçoivent, mais sont tout autant soumis à des injonctions pour eux-même. Pour les professionnels, une injonction paradoxale consiste par exemple à communiquer des informations à des commissions, à travers des rapports, alors qu’il leur est rappelé qu’ils sont soumis au secret professionnel. Dire et ne pas dire à la fois. Pour une conseillère ESF c’est aider une personne à mieux gérer son budget même si la personne ne dispose pas de ressources suffisantes pour payer ses charges incompressibles. Bref, les travailleurs sociaux sont placés dans de multiples missions impossibles ce qui les décourage et pèse sur leurs motivations.
Et pourtant, et pourtant,
Tous ou presque expliquent l’importance de la relation singulière avec les personnes et les familles qu’ils accompagnent. Keltoum Brahna et Muriel Bombardi assistantes sociales en Seine-Saint-Denis expliquent avoir choisi ce métier pour accueillir et rencontrer les personnes qui ont besoin d’aide. Mais disent-elles, « désormais, les services sociaux se défendent plutôt qu’ils n’accueillent ! » …/… « Des services sociaux sont aussi de plus en plus fermés, avec un interphone et parfois même un vigile. Ce fonctionnement accélère une déshumanisation à laquelle nous sommes confrontés depuis des années. En effet, il remet en cause le principe de l’inconditionnalité de l’accueil, déjà malmené ».
Le travail social, c’est l’antithèse de la bureaucratie, rappellent-elles. Il consiste à aider la personne à porter recours, à remettre en cause la parole des administrations et à trouver des formes d’interpellation. Certains responsables tentent de limiter ces interpellations et les empêchent tout simplement de travailler dans l’intérêt de l’usager. « Nous devons ainsi batailler avec les institutions pour qu’elles appliquent les textes de loi ». Là aussi, ce combat permanent, qui n’est pas nouveau, affecte les bonnes volontés.
Vince l’éducateur que vous pouvez suivre sur les réseaux sociaux est lui aussi interrogé dans cet article. Celui qui manie avec brio l’ironie et l’humour décalé nous dit que dans le fond, il n’a pas vraiment envie de rire : il est même sérieusement inquiet des transformations qui affectent le travail social. Pour lui, c’est la commande publique qui est devenue maltraitante : la culture du chiffre et de la rentabilité entraîne une perte de sens. …/… Dans le contexte actuel, dit-il « nous devenons des machines, de simples exécutants. Les éducateurs souffrent avant tout des directives qui leur viennent d’en haut, et d’abord des formes de l’évaluation du travail social. Ces dernières les éloignent du terrain : quand on passe plus d’un tiers de son temps à remplir des tableurs, c’est autant de temps que l’on ne passe pas auprès des familles ».
Dénoncer ne suffit pas, il faut aussi proposer
Vince préférerait tant que les éducateurs produisent des évaluations qualitatives de leur travail par des exercices d’écriture. Voilà une pratique qui apporte du sens. Autrement dit, rendre compte plutôt que rendre des comptes.
Didier Maille, assistant social au Comité pour la santé des exilé·es (Comede), estime lui qu’une (re)mobilisation des travailleurs sociaux, notamment des assistantes et des assistants sociaux, est possible. Elle passe par la reconnaissance qui doit leur être donnée pour qu’ils puissent agir pour l’accès aux droits et par un recours accru à l’outil juridique. Il ne s’agit pas de devenir juriste, mais de ne pas démissionner face à la politique du découragement par l’usure, en se formant aux outils juridiques. Développer une approche technique n’est pas renoncer au projet émancipateur du travail social, bien au contraire.
Le sociologue bien connu dans notre secteur, Michel Chauvière rappelle que les travailleurs sociaux réalisent une mission d’intérêt général, y compris lorsque plus de 70 % de leurs employeurs sont des associations privées selon la loi de 1901. Il s’inquiète du » nouveau management public inspiré du secteur privé lucratif, pour tout décideur ou entrepreneur social, être au service de, accompagner et protéger ne se conçoivent plus sans normes d’exécution dûment établies et soumises à une évaluation continue des résultats ». Il faut pouvoir en sortir.
Christophe Anché, assistant social, co-auteur du livre intitulé « Du côté des enfants en danger« rappelle que le travail social est animé d’une attention portée à l’autre, de bienveillance et de volonté de compréhension. Cette dimension passe bien avant l’organisation et l’accès à des prestations ou des services. « Le travail social récuse ainsi la fonction tutélaire vers laquelle le poussent les adeptes de l’efficacité et promeut l’autodétermination, l’émancipation et l’épanouissement ». Pour Christophe, « le travail social s’ankylose à coups de « comités de pilotage », de « démarches qualité » ou de « directeurs du développement ».
Il faut aller développer des lieux d’accueils physiques car la numérisation exclut des pans entiers de la population. Le profil des institutions du travail social évolue insidieusement de logiques d’action vers des logiques de programme dit-il. Il faut pouvoir renouer avec les logiques d’actions à mener sur un territoire au plus près des besoins de la population.
Anne-Solène Taillardat ancienne enfant placée et aujourd’hui militante à l’association Repairs, rappelle son côté qu’il ne suffit pas d’aimer les enfants pour bien les accompagner. On recrute de plus en plus des personnes qui n’ont pas reçu de formation particulière, ce qui donne lieu à des réponses inappropriées, voire à des maltraitances. La formation des travailleurs sociaux reste essentielle. Il faut dit-elle, « une croyance inconditionnelle dans le potentiel de l’enfant, malgré son chemin de vie cabossé, ses fragilités, ses faux pas, ses tâtonnements ». L’enjeu est de trouver la bonne proximité avec la personne : «assez près pour entendre, assez loin pour voir »
Elle propose en conclusion de l’article de la revue Esprit un texte poétique sur le métier d’éducateur spécialisé qu’elle aime décliner sous forme de slam. Il conclue aussi mon « article sur cet article » : « « Je travaille dans tous les interstices, entre les règles et les bonbons, entre Messi et Pythagore, entre la Petite Ourse et Orion, entre berceuses et engueulades, entre lézards et papillons, entre le pouce et le portable, entre torpeurs et tourbillons, entre Batman et Violetta, entre les dys et les hypers, entre les toons et les ados, entre l’horizon et la mer, entre le visage et le masque, entre les billes et les équerres, entre Facebook et l’argent de poche, entre les mères et les repères. »
« Je taffe entre l’aube et le crépuscule, entre un ici et un ailleurs, entre l’instinct et la raison, entre les pôles et l’équateur, entre le nuage et l’arc-en-ciel, entre le scénario et l’acteur. Je taffe entre hier et aujourd’hui, pour des lendemains plus rêveurs. Je taffe là où les cicatrices constellent les âmes et les histoires, là où l’on passe d’une vie à l’autre, comme on traverserait un miroir, là où, plus que partout ailleurs, la plus belle clé est le savoir, où l’on conjugue humanité, fragilité et espoir. »
- Lire « les vigies du social » | Esprit (Propos recueillis par Isabelle Boisard, Jonathan Chalier et Joran Le Gall ) – l’article vous est offert si vous communiquez votre adresse de messagerie pour recevoir les actus de la revue Esprit.
- Ecouter le débat en podcast « que peut encore le travail social ? » avec, entre autres, Nicolas Duvoux, sociologue, lui aussi, fort apprécié dans notre secteur
2 réponses
Je suis particulièrement frappé par le témoignage que vous citez de Mesdames Keltoum Brahna et Muriel Bombardi, que je partage totalement: » le travail social c’est l’antithèse de la bureaucratie. Remettre en cause la parole des administrations et à trouver des formes d’interpellation. Certains responsables tentent de limiter ces interpellations. nous devons batailler avec les institutions pour qu’elles appliquent les textes de loi. »
Tout ceci malheureusement est fort juste, et nous le voyons tous les jours ( exemple rapport de l’assistante sociale avec les procédures « cafkaïennes », la CPAM, le Département, les Banques, etc…).
Je ne peux pas m’empêcher de faire le lien avec l’article de Florent Cadet, Psychologue, dans le dernier Numéro (401) du Journal des Psychologues, intitulé « Pouvoir d’agir et subjectivation », où il cite largement le Rapport de Denis Piveteau = 15 Février 2022, » Experts, acteurs ensemble… pour une société qui change. Choisir un métier du travail social c’est se donner le « pouvoir d’agir » avec les personnes accompagnées pour faire advenir une société « inclusive ».
Or, ce Rapport parle précisément de cette bataille: (je cite Florent Cadet commentant Denis Piveteau) =
Dés lors, personnes accompagnées et professionnels deviennent militants d’une même cause politique que l’on pourrait qualifier d' »engagement » pour une accesibilité relationnelle aux environnement sociaux institués. Il ne s’agit pas d’autre chose que de la « mise en accessibilité » de la société et de ses services de droit commun, au lieu d’être cantonnés dans la seule réponse au besoin de « compensation » du handicap émanant de la personne elle même. » » Politiquement l’utopie ( contenue dans le Rapport de Denis Piveteau) c’est que cette mise en accessibilité relationnelle en faveur des personnes en situation de handicap infuse jusqu’à modifier les caractéristiques mêmes des usages sociaux. Pour que demain l’habitude prise de rendre accessibles les services de la société devienne un nouveau paradigme d’accueil de chaque citoyen. Voilà pour l’utopie de transformation sociale.
» Dans cette perspective les bénéficiaires du travail social ne sont plus seulement les personnes les plus fragilisées, mais toutes les personnes et institutions – entreprises, services publics et associations- qui vont dans la société ordinaire, s’engager dans cette démarche d’ouverture et d’accessibilité et qui auront besoin d’experts ».
Pour que ce projet de société ne s’essouffle pas de lui même ( dixit Florent Cadet), encore faut il que Keltoum Brahna et Muriel Bombardi soient écoutées quand elles interpellent les dysfonctionnements des administrations, et que leurs cadres les soutiennent, et acceptent de s’engager avec elles pour « monter au créneau ».
Mais, leurs responsables ont ils lu le rapport de Denis Piveteau? Et cette lecture a t’elle fait l’objet d’échanges en collégialités?
Bonjour
Merci pour ce partage. Je souhaite recevoir l’article de la revue Esprit.
Merci