Didier Dubasque
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Les assistantes sociales en ont raz la plateforme !

« Nous passons notre temps à faire la queue devant la photocopieuse pour numériser les documents des personnes que nous recevons ». En Loire-Atlantique, des assistantes sociales se mobilisent actuellement contre la mise en place tous azimuts des plateformes en ligne. Elles sont désormais déployées par la quasi-totalité des administrations. En bout de chaine, les « petites mains » du social s’activent pour tenter de continuer à aider la population en grande difficulté. J’ai interrogé Lucie (le prénom est changé) pour lui demander comment évoluent les pratiques professionnelles dans ce département et, pour tout dire, cela ne s’arrange pas. Voici l’essentiel de notre échange…

La gestion des dispositifs en ligne ne s’est jamais si bien portée pour le plus grand désagrément des travailleurs sociaux des services du Département. Tentons d’énumérer ce à quoi les professionnel(le)s sont confronté(e)s :

  • Il y a la plateforme du CCAS. Là, l’assistante sociale doit saisir les demandes d’aides facultatives en transmettant des justificatifs à scanner (à Nantes notamment).
  • La préfecture, dans le cadre de la procédure d’expulsion, est en train de mettre en œuvre le DFS (Diagnostic social et Financier) qui arrive bientôt. Cette plateforme se traduit par l’équivalent de 10 pages papier environ à remplir.
  • La plateforme du système d’informations du SIAO oblige les travailleurs sociaux à instruire en ligne les demandes de mesure ASLL (anciennes ALI)
  •  En interne, les Contrats d’Engagements Réciproques (nouveaux contrats d’insertion du dispositif RSA) sont aujourd’hui instruits via une autre plateforme spécifique.
  • Le Fond de Solidarité Logement géré par Nantes Métropole doit lui aussi être demandé via une plateforme différente.
  • La CAF impose déjà depuis longtemps à ses allocataires, mais aussi aux travailleurs sociaux, d’utiliser des plateformes spécifiques (une pour les allocataires et une autre pour les partenaires de la CAF).
  • N’oublions pas, la constitution des dossiers de demande de retraites, l’accès aux demandes d’aide de la Caisse d’assurance maladie, celles utilisées par les mutuelles. Tous les dispositifs administratifs se gèrent désormais via des plateformes dédiées.

 

Conséquence : les travailleurs sociaux passent de plus en plus de temps devant leurs écrans. Ils instruisent avec les personnes leurs demandes très différentes. Ils y passent des heures. Parfois, il s’agit tout simplement de pouvoir informer un allocataire pour qu’il sache où en est son dossier. Il leur faut aussi de tenter de comprendre pourquoi telle ou telle allocation n’est plus versée. Les administrations envoient des messages ou les déposent dans l’espace personnel de leurs ayants droits sans que ceux-ci parviennent à en prendre connaissance.

Les personnes qui prennent rendez-vous auprès du service social sont complètement perdues.

Elles perdent leurs identifiants, créent de nouvelles adresses mails et ont la fâcheuse tendance de changer d’opérateur téléphonique dès lors qu’elles n’ont pas payé leurs factures. Elles changent aussi de fournisseurs d’énergie au rythme des impayés et il n’est pas rare que leur dette d’énergie concernent plusieurs opérateurs différents. Bref, c’est la grande pagaille. Pour chaque situation, le travailleur social doit passer un temps conséquent pour tenter de comprendre ce qui se passe avec chaque opérateur.

Un changement de numéro de téléphone portable par exemple provoque l’impossibilité de répondre aux SMS de confirmation envoyés aux anciens numéros. Tous les systèmes de sécurité confrontent les usagers à des impossibilités de répondre. Telle adresse mail est perdue, pour telle autre ce sont les identifiants qui ont été changés. À chaque fois, c’est au professionnel de comprendre ce qui s’est passé pour tenter de résoudre ce type de difficulté.

Des usagers dépossédés de leurs compétences.

Par le passé, une majorité d’entre eux savaient gérer les imprimés « papier ». Aujourd’hui, ils ne savent pas gérer les accès aux plateformes ni comprendre le mode de pensée qu’elles imposent. Contrairement aux applications ludiques ou d’achats en ligne, les plateformes administratives ne sont pas intuitives. La logique administrative a pris le pas sur la logique informatique et les deux mises ensemble conduisent les personnes en difficulté à multiplier les demandes de rendez-vous.

Pourtant, il existe aussi les guichets des Maisons France Service. Oui, mais les agents de ces structures ne maitrisent pas eux non plus la logique administrative et sa traduction numérique. Ils ne comprennent pas toujours l’origine de l’indisponibilité de la plateforme. Ils ne disposent pas de suffisamment de temps pour trouver des solutions et ce n’est pas leur mission. Ils sont contraints d’agir à la place des personnes qui, en les quittant, n’ont pas toujours bien compris ce qui leur a été expliqué et comment il faut gérer son compte en ligne. Ils ne se connectent pas non plus pour gérer les demandes administrées par la Préfecture, comme les demandes de titre de séjour.  Alors, forcément, les usagers reprennent rendez-vous au service social.

« Finalement, la dématérialisation à grande échelle nous détourne de nos tâches premières » explique Lucie. Elle ajoute que « le service tente bien de soulager les travailleurs sociaux en demandant aux secrétaires médico-sociales d’aider les personnes dans leur accès aux droits en ligne, mais là aussi, les secrétariats sont vite débordés ». Par ailleurs, de nombreuses secrétaires sont elles-mêmes sous tension, avec la crainte du risque de se tromper et d’engager une demande qui provoque plus de problèmes qu’elle n’en résout.  Lucie rappelle au passage que les secrétaires médico-sociales du Département ne sont actuellement pas éligibles à la prime Ségur, alors qu’elles sont, elles aussi, en première ligne au contact des usagers. Ce sont elles qui établissent le premier contact et évaluent la demande d’aide qui se traduit -ou pas- vers un rendez-vous avec une assistante sociale.

Une population et des professionnelles démoralisées.

« Les gens sont abattus ». Ils ne se rebellent pas. En fait, ils sont complètement dépassés par ce qui se passe. Beaucoup d’usagers d’origine étrangère ont vraiment du mal à comprendre leur situation administrative. Et nous, on se débat au milieu de tout ça. À peine une situation est résolue qu’une autre toute aussi incompréhensible arrive. « C’est notre métier qui est en train de changer » me dit Lucie.

« La posture professionnelle d’Assistant(e) de service social n’est plus tenable » explique-t-elle.  « En effet, nous souhaitons continuer d’effectuer un travail social de qualité pour les personnes accompagnées et rester dans la relation d’aide, mais aujourd’hui, cela devient impossible ».

Les assistantes sociales se demandent comment elles pourraient s’opposer légalement aux plateformes « qui nous envahissent et abîment les collègues » disent-elles. Elles constatent de nombreux arrêts, des difficultés de recrutement en Loire-Atlantique comme ailleurs alors que ce département est plutôt attractif.

Le malaise est réel. Le recours intensif aux plateformes entache la qualité du travail social mené sur le terrain. Il dénature l’essence même de la pratique professionnelle qui vise, rappelons-le, à permettre aux personnes d’être autonome. On en est loin, dit-elle. Nous avons autre chose à faire que de numériser des documents et d’établir un dialogue avec des plateformes pilotées par des algorithmes.

Elles attendent aussi un soutien de leur employeur qui accepte sans discuter les modalités imposées par les partenaires. Ceux-ci ne tiennent pas compte des surcharges que leurs plateformes imposent. Rien n’est négocié. Les assistantes sociales aimeraient que leur encadrement et leur direction se saisissent de ce problème qui les désespère et amplifie leur désir de quitter la profession. Certaines d’entre elles ont interrogé l’ANAS pour savoir si ce problème concerne l’ensemble de la profession.

Pour ma part, j’ai une question à vous soumettre : est-ce que dans votre Département ce sujet des plateformes omniprésentes dans le travail vous impacte aussi comme vos collègues de Loire-Atlantique ? N’hésitez pas à répondre dans les commentaires en bas de cette page ou envoyer votre témoignage par mail à didier@dubasque.org

 

 

Photo créé par wayhomestudio – fr.freepik.com

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14 Responses

  1. Bonjour,
    Merci pour votre article qui met en exergue les difficultés rencontrées sur le terrain. Je suis assistante sociale dans un CCAS. En tant que service public de proximité où les bénéficiaires peuvent encore avoir en face d’eux un vrai interlocuteur physique (pas une boîte vocale, une borne numérique ou un interlocuteur anonyme au téléphone), j’ai désormais l’impression que nous sommes une sorte de conciergerie. Les usagers dépassés par les démarches numériques à tous les niveaux, se tournent vers nous pour être aidés. Les problématiques de changement d’opérateur téléphonique avec espace personnel non mis à jour qui pose des difficultés de connexion avec envoi du sms de code de vérification est quasiment mon lot quotidien. Et quand il faut expliquer le problème au bénéficiaire c’est la croix et la bannière. Ils ne comprennent pas cette logique numérique. Encore pire quand il s’agit de bénéficiaires seniors. Nous proposons des ateliers numériques pour apprendre aux personnes à devenir autonomes face au numérique mais nous constatons que pour certains nous atteignons un plafond de verre en terme de compréhension du B.A.BA numérique. Pour ces publics, rien à faire, il faut accompagner en permanence. Un temps fou consacré à toutes ces démarches dematerialisées qui font partie intégrante désormais de l’accompagnement social. Le principe « aider la personne à faire par elle-même pour la rendre autonome » est remplacé par « faire à la place de…. » ce qui va à l’encontre de l’essence même de notre mission d’assistante sociale. Et face à toutes ces plateformes quid du travail en réseau que certains ont connu (avoir un contact à la préf ou à la cpam qu’il etait possible de contacter pour avoir des infos directement)? Je ne suis dans le social que depuis 6 ans (reconversion professionnelle) mais je sature déjà des conditions de travail imposées à ce métier.
    Merci pour votre article très pertinent et bon courage à tous ceux qui œuvrent à aider les bénéficiaires au quotidien

  2. Bonjour, je travaille pour une France services et fait des contrats d’engagement rsa pour une association …on ne trouve plus de ce sens dans nos actions… j ai fait circuler votre article car nous devons dénoncer nos pratiques professionnelles qui se dégradent de plus en plus

  3. L’article+ tous les témoignages sont le reflet de notre réalité de travail entre plateformes, logiciels et numérique. J’ajoute le mien d’AS de campagne, avec perm extérieure. Dix ans en arrière j’avais pris le réflexe de regarder ma boîte mail 1x/sem. Il y a 5 ans, 2ou 3x/semaine. Ajd j’y suis si souvent par jour : c’est impossible à compter! Une semaine d’absence et c’est 150 mails qui m’attendent. Dedans, pêle-mêle, des demandes de rdv, aides en urgence, dossiers, rapports, justificatifs envoyés par les personnes à transmettre aux partenaires/administrations, etc… Oui car la dématérialisation c’est aussi ne plus avoir aucun document papier fourni par la personne (des factures aux CNI). J’adore les extensions non imprimables, les photos floues, le format A3 pour une simple CNI (parfois je joue à l’ophtalmo avec les collègues), la photo pixelisée d’un écran d’ordi où s’affiche la facture…Ne parlons pas des x mails, encore reçu ajd, pour m’informer sur bien vivre ma retraite … j’ai 47 ans…mais j’ai utilisé mon adresse pro pour la demande retraite personnes très démunies (analphabète ou solitaire ou malade psy…). Un autre grand plaisir, c’est quand la plateforme demande de parler à la personne pour vérifier qu’elle soit avec nous… La régalade avec mes petites anglaises, ou l’accent rocailleux du coin, sans parler des personnes en grandes difficultés (alcool, absence de dentier, conjugaison gitane, etc …) Oui j’ai décidé d’en rire, sinon c’est la dépression assurée! Et puis je fais partie des fous qui dansent … Je n’ai plus de téléphone depuis quelques mois… Alors non seulement je ne regarde plus les gens à cause de l’écran mais encore je ne les entends plus… puis j’ai un casque micro branché sur un téléphone intégré à l’ordi!

  4. Içi en Afrique et particulièrement au Cameroun , nous n’avons pas encore évalué au niveau des plates formes. D’accompagnement. Il existe certaines mais elles sont peu nombreuses.

  5. J’ai adoré la période où mon département a été piraté ! 3 mois sans aucun ordi ! On regardait les gens au lieu de l’écran !

  6. Assistante sociale depuis plus de 30 ans je déplore effectivement le temps passé devant mon ordinateur au détriment de la personne accompagnée. Les procédures succèdent aux procédures…et pour quelqu’un comme moi qui ne suis pas née avec l’informatique, c’est une contrainte supplémentaire.
    La fracture numérique est une réalité, et cela ne concerne pas que les personnes âgées ou étrangères, car effectivement il y a un monde entre les applications ludiques sur lesquelles les jeunes passent beaucoup de temps et les plateformes administratives.

  7. Bonjour,
    quand je lis le témoignage de la collègue, je crois nous entendre dans le département de l’Essonne, les difficultés sont similaires. On ne trouve plus de sens à notre travail social. On passe plus de temps sur nos logiciels métiers et diverses plateformes pour que les personnes puissent ouvrir leurs droits. Les maisons France Service ne sont pas plus efficientes ici et effectivement la personne revient vers nous.
    Nous sommes pris en otage d’une dématérialisation sauvage au détriment du travailleur social et de l’usager. Le métier n’est plus attractif soi-disant, oui on nous demande aujourd’hui d’initier la personne en difficulté à puiser dans ses propres ressources et d’être actrice de sa situation. On nous dit que le RSA est un choix, qu’on ne doit plus répondre à la demande mais repérer les besoins. Bref, nous sommes en train d’assister à la mort de la personne accompagnée et du travail social. Les décideurs ne savent toujours pas ce que l’on fait et la culture du chiffre envahi et pollue le sens de notre travail social qui bientôt n’aura plus rien de social. Les logiques départementales s’inspirent des grandes lignes en politique publique et sociale avec pour objectif faire plus avec moins d’effectifs et moins d’argent.
    je ne trouve plus de sens à faire mon travail d’assistante sociale de secteur, je me sens perdue à tenter de remplir mes objectifs qui sont basés exclusivement sur du chiffre. La reconnaissance et la valorisation de mon travail n’existe pas, plus. que devons-nous faire fuir changer de métier ?
    Je tiens à mon identité professionnelle et je travaille toujours avec la déontologie qui l’accompagne mais à quel prix.

  8. Exactement ce que je vis. Je suis confrontée à un impossible. D’autant plus que nous n’avons plus de lignes directes de partenaires et que les informations ne nous sont plus données au prétexte que ce n’est pas la personne qui demande. Comment faire avec des personnes qui ont du mal à s’exprimer, qui sont âgées, malentendantes ? Et cela sans compter les temps d’attente pour joindre les services de la CAF, des mutuelles qui renvoient sans cesse à d’autres numéros…

  9. Je partage votre avis sur la dématérialisation et les difficultés engendrées pour aider les personnes à accéder à leurs droits et les soutenir pour accéder à l’autonomie. J’ai parfois l’impression d’être plus une assistante numérique qu’une assistante sociale. Sans connexion internet je ne peux plus aider les personnes. Les adresses mail à créer, les mots de passe oubliés, les demandes en ligne à gérer, les administrations inaccessibles par téléphone. L’adaptation à la logique des programmes informatiques est trop énergivore au détriment de l’accompagnement. Le sens du travail social en est perturbé.

  10. merci pour cet article qui reflète totalement la réalité quotidienne de notre travail en polyvalence en Seine Saint Denis « de mon temps » nous avions un travail d’articulation direct avec les professionnels de toutes ces institutions les intermédiaires s’accumulent et nous éloignent des partenaires freinant considérablement la résolution des difficultés des personnes accueillies sans compter le fait qu’on leur retire toute autonomie dans la gestion de leur situation merci encore pour cette photo tellement réaliste

  11. la qualité de rédaction de cet article rejoint tout à fait ce que je rencontre .j’ai intitulé mon bilan d’activité annuel  » quand l’assistante sociale démêle les nœuds et recherche la traduction des algorithmes » . je suis en charge d’un poste dit » spécialisé » tout en y opérant par un accompagnement global ( dispositif de sous-location). je rencontre en plus le cloisonnement des plateformes. Ces plateformes ne nous sont accessibles qu’avec des codes d’accès prédéfinis selon le poste qui nous est confié- si la situation de l’usager rencontré nécessite de se rendre sur un plateforme transversale nous sommes bloquées ( pas réfèrent RSA pas d’accès au logiciel du département, si entrée en sous-location effectuée pas d’accès au SIAO …) en effet notre métier est de plus en plus régenté par ces plateformes aux missions exclusives d’un rendu statistique et nous éloigne voir nous empêche de protéger l’unicité de la personne et respecter l’approche globale.
    merci de votre blog et la qualité des interventions.

  12. Je souscris totalement aux propos et constats de la collègue de Loire-Atlantique. Idem en Meurthe et Moselle !

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