Note aux lectrices et aux lecteurs : j’ai publié hier par erreur cet article que vous retrouvez aujourd’hui sur le blog. Je profite de ce message pour vous donner un autre rendez-vous cet après midi. Je vais publier à 14h00 une synthèse du Livre Blanc du Travail Social qui est présenté officiellement ce matin à la ministre des Solidarités, Aurore Bergé. Vous pourrez accéder au rapport dès cet après-midi en téléchargement sur ce blog. Bonne lecture !
Les outils numériques ont envahi notre quotidien. Leurs usages, parfois excessifs, posent de multiples questions. En effet, nous sommes tous utilisateurs de logiciels aussi bien à titre personnel qu’à titre professionnel. Comment alors se positionner dans une relation d’aide ou d’accompagnement dès lors que nous sommes confrontés à des personnes qui subissent cette obligation de maitriser l’accès à Internet ? C’est un point de passage obligé pour accéder à ses droits et gérer son quotidien. Cette question récurrente nous oblige à comprendre ce qui est en jeu.
Nous sommes tous concernés par l’accès aux droits
Les assistantes sociales paraissent au premier abord les plus impactées par cette réalité, mais rappelons que tous les « aidants » ont raison de se mobiliser sur ce sujet. Mais il n’y a pas que cette profession. Nous sommes tous concernés. La définition même du travail social inscrite dans le Code de l’Action sociale et des Familles est sans ambiguïté : « Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté ». Cet accès aux droits passe désormais par l’usage de plateformes numériques pour la quasi-totalité de la population. Bref tous les travailleurs sociaux ou presque ont à voir avec l’accès aux droits associés aux usages des plateformes numériques. Sans compter les bénévoles et les « aidants numériques » informels qui le sont eux aussi par nécessité.
Une assistante sociale de polyvalence de secteur que j’ai interrogée le confirme : « un rendez-vous sur trois en moyenne concerne la gestion des droits des personnes » et notamment ceux gérés par la Caisse d’allocations familiales (CAF) et la Mutualité sociale agricole (MSA) dans les zones rurales. « Ce n’est pas compliqué », précisait cette collègue, « J’ai toujours le logiciel de la CAF ouvert en permanence, car je sais que je vais l’utiliser plusieurs fois par jour ». Cette assistante sociale constatait une multiplication des suspensions de droits tout simplement parce que les allocataires ne savent pas gérer leur compte personnel CAF, là où les informations et les demandes transitent.
« Les familles réagissent moins bien aux mails qu’aux courriers », précise-t-elle. « Ces pertes de droits sur des revenus essentiels nous obligent à faire appel de façon plus importante aux associations caritatives ». Enfin, il y a quelque chose que la professionnelle ne comprend pas non plus : régulièrement, des écarts existent entre ce qui est, selon elle, indiqué sur la plateforme réservée aux professionnels partenaires et ce qui est indiqué dans le compte de l’allocataire lorsque celui-ci se connecte directement. Bref, « il y a de quoi y perdre son latin », me dit-elle désabusée.
Des plateformes numériques d’accès aux droits qui provoquent une perte d’autonomie.
Il y a de quoi en effet s’interroger face à la mise en plateforme de tous les services de d’État et des grandes institutions sociales. Les professionnels et les personnes accompagnées ont désormais une double charge : celle qui consiste à comprendre les conditions administratives permettant d’accéder à une allocation et celle qui impose de maitriser techniquement, la mise en fichier numérique de documents papier, leur envoi au bon endroit en apportant des réponses claires à des algorithmes censés effectuer des calculs précis au plus près de la situation déclarée de la personne. Toute cette réalité est déjà documentée.
Je donne souvent cet exemple lors de mes interventions : Il n’est pas possible à l’ensemble de la population de savoir conduire une voiture, tous acceptent ce constat et le comprennent. Pourtant il est demandé à l’ensemble de cette même population de savoir piloter des logiciels dans des systèmes complexes, qui demandent de posséder des outils, une culture (c’est-à-dire une façon de penser et de comprendre particulière) et une pratique adaptée. C’est un objectif impossible à atteindre, car il y aura toujours une part notable de nos concitoyens qui ne pourront pas accéder ni maitriser les outils numériques nécessaires pour cela.
17 % de la population est concernée par cette « inadaptation » soit près de 13 millions de personnes en France. 34 % des personnes résidant dans les villes moyennes disent ne pas du tout profiter des opportunités offertes par le numérique. Mais la fracture qui persiste est aussi en lien avec les niveaux de formation : 74 % des Français non-diplômés ne s’estiment pas compétents pour utiliser un ordinateur. Un tiers de la population s’estime peu ou pas compétent pour utiliser un ordinateur et surtout 15 % des adultes se sentent incapables d’entreprendre des démarches administratives en ligne.
La plateformisation de la société, tout en rendant service à près de 85 % de la population, laisse sur le bord de la route une part non négligeable de nos concitoyens. Ces personnes sont aidées de diverses manières. Celles qui viennent dans les permanences des travailleurs sociaux se disqualifient elles-mêmes : « Je suis incompétent… Je n’y comprends rien… Je suis ignare sur ce sujet ». Autant de termes qui renvoient l’usager à sa propre responsabilité, plutôt que d’interroger celle des concepteurs d’applications et de plateformes qui ne s’adressent qu’à leurs semblables.
En effet ces concepteurs de plateformes sont issus des catégories sociales et professionnelles dites supérieures (CSP+). Ils ne tiennent pas suffisamment compte des plus fragiles désormais rangés dans la catégorie des personnes souffrant d’illectronisme. La fracture numérique contribue à provoquer ou amplifier un sentiment d’exclusion. Elle creuse ce fossé entre les élites et le peuple, alimentant ainsi une fracture sociale qui souvent alimente le populisme. Elle alimente aussi le non recours aux droits.
Les réponses de l’État : une mutualisation des services
Les pouvoirs publics conscients du problème ont trouvé une réponse : les maisons France Services. Puisqu’il n’est pas possible que tous soient « numériquement autonomes », créons des structures qui les accueillent. Ce n’est pas si simple malheureusement. Il y en a 2600 réparties sur le territoire au moment où j’écris cet article. Il en faudrait beaucoup plus face aux besoins recensés. L’objectif visé est qu’il y en ait une à trente minutes — en voiture — de tous nos concitoyens. Ainsi, après avoir fermé au fil des ans des permanences spécialisées dans les territoires, ces maisons renouent avec la pratique, mais en mutualisant les services.
Cette mutualisation a provoqué la création de nouveaux métiers : les médiateurs sociaux existaient déjà, puis sont venus les médiateurs numériques et désormais voici venir les agents d’accueil des maisons France Services. Formés en 6 jours et demi avec un socle commun piloté par le Centre national de la fonction publique (CNFPT) et un socle « métier partenaire » assuré par un prestataire externe, il leur est demandé de permettre à nos concitoyens en difficulté de répondre à leur demande et d’accéder à leurs droits. Outre le fait que les financements de leurs postes ne sont pas pérennes et s’inscrivent dans une forme de précarité, ces métiers peinent à intégrer la dimension sociale de leur mission. Les médiateurs sociaux et les médiateurs numériques qui assurent des missions similaires s’interrogent eux aussi sur leur devenir. Ceux que j’ai pu rencontrer lors de rencontres spécifiques font les mêmes constats que les travailleurs sociaux.
Face aux très nombreuses sollicitations, ils ne parviennent pas à aider la majorité des demandeurs d’aides à devenir autonomes. Ils disposent d’une carte d’authentification sécurisée qui leur permet d’accéder aux comptes de la personne en vue de saisir les données à leur place pour leur permettre d’ouvrir leurs droits. En effet, si à l’origine, ils devaient limiter leurs interventions dans une démarche pédagogique (découvrir l’internet, savoir se servir d’une souris, créer sa messagerie…), il leur est rapidement apparu que la demande était telle qu’il fallait aller au-delà. Dorénavant, ces professionnels sont habilités à saisir directement les demandes d’ouverture des droits de leurs interlocuteurs lors de leurs permanences. Ce que faisaient aussi depuis fort longtemps les travailleurs sociaux des communes et des départements.
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Les problèmes sociaux sont avant tout des problèmes humains. La technologie fait trop souvent écranet masque certaines difficultés, il faut bien en avoir conscience. C’est pourquoi les professionnels de l’aide ont intérêt à se former pour comprendre les mécanismes qui les conduisent souvent à se détourner de leur mission première celle de l’écoute, de la compréhension de l’évaluation et du partage avec la personne concernée sur sa situation pour qu’elle puisse dans un processus de conscientisation, choisir la solution la plus adaptée pour elle. Ce ne sera pas le logiciel qui pourra répondre à cette démarche. L’intelligence artificielle apportera des réponses mais elles seront standardisées.
Retrouver la question du sens
L’humain doit s’adapter en permanence face aux évolutions technologiques. Malgré la crise d’attractivité dans les métiers du social trop peu reconnus, force est de constater que les travailleurs sociaux restent en première ligne pour aider celles et ceux qui « ne s’adaptent pas ». Il existe aujourd’hui « une forme d’acceptation de la chose subie », comme si nous ne pouvions rien face à « un système qui se développe partout et qui nous dépasse », me disait récemment une assistante sociale préoccupée par cette évolution. Cet état d’impuissance est forcément démoralisant et démotivant.
L’anthropologue Pascal Plantard explique que les technologies elles-mêmes se socialisent en 3 temps. « Le premier est celui de l’innovation, des promesses, des fantasmes technoïdes et de l’enchantement par la technique et le progrès ». Le second temps est celui de la massification et de la large diffusion. C’est aussi le temps du désenchantement et de la désillusion. Les promesses tenues ne le sont pas ou quand elles le sont, des pratiques problématiques apparaissent. Nous y sommes peut-être encore. Mais il y a une raison d’espérer. Vient ensuite le dernier temps, celui de la banalisation de l’appropriation socioculturelle des technologies. C’est le temps des usages installés comme celui de la messagerie électronique.
C’est à l’humain de reprendre la main
Concluons provisoirement ce propos en rappelant quelques évidences. La population a toujours été confronté à de nouvelles contraintes en lien avec l’évolution de la société. Même si de nombreux usages numériques sont utiles, il sera toujours nécessaire de les questionner et de nous interroger aussi sur nos propres pratiques à leur sujet.
Si comme disent certains professionnels « l’outil conditionne la posture », c’est bien à l’humain de reprendre la main. Il s’agit, pour pouvoir aider, de garder un regard clair sur les évolutions de la société, et d’en débattre avec les personnes concernées dans des cadres institutionnels bienveillants. Ni technophile, ni technophobe, je ne doute pas que les travailleurs sociaux sachent relever ce défi.
Note : cet article est un extrait avec des modification d’un autre article qui a été publié par le journal Le Sociographe 2023/1 (N° 81)
photo : DALL-E Photo : une « aidante » à côté d’une personne âgée en difficulté avec son ordinateur
Une réponse
Merci Didier
Ce développement rejoint la réflexion qu avec des collègues retraitées, nous avons eue en direction de notre ancien employeur …pourrais je avoir ou confirmer votre adresse mail, celle d un ancien president de notre association professionnelle?