Une étude que vient de publier Emmaüs Connect nous offre de précieuses informations sur la transformation numérique de notre secteur. Avec plus de 2500 personnes interrogées, cette enquête dresse un portrait nuancé et assez clair des impacts du numérique sur les pratiques d’accompagnement social. C’est un superbe travail que nous avons là pour alimenter notre réflexion.
Emmaüs Connect a piloté ce travail en collaboration avec La Fonda, l’UNAFORIS, l’UNIOPSS et la Mission Locale de Charleville-Mézières. L’objectif étant de s’appuyer sur des témoignages pour contribuer à la mise en place d’un numérique réellement au service de l’action sociale et des personnes accompagnées. L’enjeu est important à l’heure de l’arrivée de l’intelligence artificielle dans nos institutions.
86% des répondants sont des femmes. Un peu moins de la moitié compte plus de 10 ans d’ancienneté.
Le numérique adopté par l’action sociale
La « révolution » numérique a profondément marqué le paysage de l’action sociale. Loin d’être une simple tendance passagère, cette technologie s’est imposée comme un outil incontournable pour les travailleurs sociaux. L’étude nous apprend que 92% des professionnelles interrogées estiment que le numérique a fait évoluer la pratique de leur métier. Ce chiffre impressionnant témoigne de l’ampleur de la transformation en cours.
L’adoption du numérique dans l’action sociale a apporté son lot d’avantages. Une centralisation des données, le partage des dossiers et la fluidification des échanges ont transformé le quotidien des professionnelles. Ces outils collaboratifs et facilitateurs ont permis d’améliorer la communication et de rendre l’organisation du travail plus fluide et efficace.
Un aspect particulièrement positif est l’accélération de certains processus utiles pour l’accompagnement social. Il est souligné que le numérique peut jouer un rôle clé pour faciliter l’ouverture de certains droits, notamment dans les domaines du logement, de l’emploi et de la formation. Cette évolution est particulièrement bénéfique pour les personnes à l’aise avec le numérique ou bénéficiant d’un accompagnement adapté.
En fait, les travailleuses sociales valident l’outil numérique dès lors qu’il sert la pratique du métier. Elles remontent toutefois des besoins constants de formation et surtout alertent sur la fracture numérique subie par les personnes qu’elles accompagnent.
Le maintien du lien à distance est un autre atout majeur. Il offre une indépendance accrue aux publics qui maîtrisent ces outils, tout en ouvrant de nouvelles perspectives pour les personnes traditionnellement exclues, comme celles en situation d’illettrisme, d’analphabétisme ou qui ne maitrisent pas la langue française..
Déshumanisation, complexité, incertitudes : des effets collatéraux
Malgré ces avancées positives, l’étude d’Emmaüs Connect nous montre aussi ce qui ne va pas. La dématérialisation des démarches administratives, bien qu’efficace pour certains, a engendré une charge de travail accrue pour les professionnelles du secteur. On pense tout particulièrement à la polyvalence. 51% des répondantes évoquent la perte du lien humain comme plus grosc frein lié à l’usage du numérique.
En effet, cette « transition » numérique (qui dure) a paradoxalement alourdi les tâches administratives. Le « reporting » est devenu systématique. Il est notamment chronophage. Les professionnelles se retrouvent souvent à jongler entre leur mission d’accompagnement et la prise en charge de démarches numériques pour les usagers en difficulté. Ce phénomène a pour conséquence une réduction du temps consacré à la relation d’aide et au projet social des personnes accompagnées.
Pas assez de formation, trop de médiation…
« On n’a pas le choix : on est obligé d’intégrer la médiation numérique dans nos missions si on veut continuer à accompagner les publics fragiles » explique un répondante. C’est une pratique subie car elle est un passage obligatoire pour pouvoir désormais aider les personnes.
Un autre effet collatéral préoccupant est la multiplication des échanges à distance. Cela contribue à altérer la qualité de la relation d’accompagnement. L’empathie, l’écoute et la confiance, essentielles dans le travail social, se trouvent parfois compromises par la barrière physique imposée par les écrans.
La formation des professionnelles apparaît comme un enjeu important. L’étude révèle que 43% des travailleuses sociales interrogées estiment ne pas avoir été suffisamment formées sur le numérique. Cette lacune en formation peut entraver leur capacité à exercer pleinement leur métier et à aider efficacement les personnes qu’elles soutiennent.
L’essor de l’intelligence artificielle suscite également des inquiétudes parmi les professionnelles du secteur. Elles redoutent une automatisation généralisée de la relation avec les usagers, qui pourrait altérer la dimension humaine de leur métier. Cette crainte s’accompagne d’un sentiment d’insécurité face aux risques technologiques, notamment en matière de protection des données personnelles.
De fortes inquiétudes face à l’avenir : 60% des répondantes associent le numérique de demain à une émotion négative comme la peur, l’inquiétude, un sentiment d’isolement, de submersion ou de déshumanisation. Cet aspect est important et doit être pris sérieusement en considération.
Le numérique apporte son lot de problèmes : personnes accros à leur téléphone, aux réseaux sociaux, victimes des fake news, des théories complotistes, arnaques en ligne, explique une collègue. « Cela devient de plus en plus complexe de garantir la confidentialité : nous alimentons en permance des data centers sans vraiment maîtriser le respect des données personnelles ».
Pour une technologie véritablement au service du métier
L’étude d’Emmaüs Connect propose des pistes de réflexion et d’action pour mettre la technologie au service de l’action sociale. Les professionnelles interrogées ne manquent pas d’idées. La première, la plus simple et la plus évidente est de rappeler la nécessité de maintenir des alternatives au tout-numérique.
Il faut pouvoir préserver des points de contact physiques et téléphoniques avec les administrations. Cette approche associée au numérique est la seule qui permette de garantir un accompagnement universel, sécurisé et humain, particulièrement important pour les publics les plus vulnérables.
La formation continue apparaît comme une priorité absolue. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre à utiliser des outils, mais aussi de les rendre plus inclusifs et d’aider les publics à devenir autonomes, ce qui est loin d’être évident aujourd’hui. Cette formation doit être accessible, adaptée et régulièrement mise à jour pour suivre l’évolution rapide des technologies qui sont sans cesse en évolution.
L’étude souligne également l’importance de développer des outils numériques interopérables. Si l’on veut qu’ils soient efficaces, ils doivent être conçus en collaboration avec les professionnelles de terrain. Un numérique bien pensé permettrait de recentrer leur mission sur l’accompagnement, en réduisant la charge administrative et en optimisant la transmission d’informations.
Des propositions
Emmaüs Connect demande l’inscription dans la loi de l’obligation de proposer des alternatives aux démarches dématérialisées. Elle estime utile et nécessaire le déploiement d’un plan de financement de l’inclusion numérique à long terme, et la simplification des procédures administratives en ligne.
« Si on leur donnait une baguette magique, 46% des répondantes l’utiliseraient pour mettre le numérique au service des personnes les plus en difficulté ». Cette simple réalité nous montre le chemin qui reste à parcourir pour améliorer la situation qui touche les personnes les plus fragiles.
L’intelligence artificielle, bien que source d’inquiétudes, pourrait aussi offrir des opportunités intéressantes. Les professionnelles envisagent son utilisation pour alléger certaines tâches administratives, comme la synthèse de procédures ou la réalisation de statistiques. Cependant, elles insistent sur l’importance de maintenir l’humain au cœur des décisions et de l’accompagnement.
En conclusion, l’étude d’Emmaüs Connect offre un regard assez lucide et plutôt constructif sur la place du numérique dans l’action sociale. Elle rappelle les opportunités offertes par la technologie tout en alertant sur les risques de déshumanisation et d’exclusion. L’enjeu pour l’avenir sera de trouver un équilibre entre l’efficacité apportée par le numérique et la préservation de la dimension humaine, essentielle dans le travail social.
En conclusion
L’action sociale de demain devra être à la fois connectée et profondément humaine. C’est en respectant cette dimension que nous pourrons construire une société plus solidaire. C’est la condition pour que la technologie soit véritablement au service de tous, y compris des plus vulnérables.
L’étude d’Emmaüs Connect nous rappelle que le numérique doit rester un outil au service de l’humain, et non l’inverse. C’est dans cet esprit que nous devons continuer à innover et à adapter nos pratiques, pour une action sociale plus efficace, plus accessible et toujours plus empreinte d’humanité.
Photo : visuel de l’étude d’Emmaüs Connect
2 réponses
Très bel article, riche et éclairant sur les enjeux du numérique dans l’action sociale. J’ai particulièrement apprécié la manière dont il met en lumière les tensions entre innovation technologique et maintien du lien humain, un équilibre aussi fragile qu’essentiel. Si certains sont curieux d’en apprendre plus, j’ai rédigé un article qui traite d’un sujet similaire ou je me penches sur les impacts de l’intelligence artificielle dans la relation client. Vous pouvez y accéder juste ici→ https://digital.hec.ca/blog/deshumanisation-combien-de-robots-avant-de-parler-a-un-humain/
Bonour M. Zachary Leroux-Fortin.
L’article que vous mettez en lien est particulièrement intéressant. Cela me donne envie de réutiliser ce que vous avez développé sur la déshumanisation qui est en route avec l’IA.Je vais creuser le sujet Merci !