« Mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade » affirmait Francis Blanche. Face à une justice devant punir la même infraction, mieux vaut être une mère de famille bien insérée et primo délinquante qu’un jeune homme célibataire, marginal et récidiviste affirme Arnaud Philippe :
La démonstration est limpide : s’appuyant sur des calculs statistiques, l’auteur (économiste de la criminalité) analyse de vastes bases de données individuelles pour vérifier les hypothèses qu’il pose.
Certes, à une application mathématique des sanctions qu’induisent les peines automatiques ou planchers, s’oppose cette individualisation se fondant sur les circonstances de l’infraction commise et les antécédents judiciaires de son auteur.
Effectivement, à une égalité formelle qui garantit le même quantum s’oppose une équité que permet le pouvoir d’appréciation du juge : suspendre le permis de conduire n’a pas les mêmes conséquences, quand on vit à la campagne ou dans une agglomération riche en transports en commun.
Reste à connaître l’influence de facteurs bien plus subjectifs : la pression de l’opinion publique ou du pouvoir politique, des discriminations ou des biais cognitifs.
Juge versus pouvoir
Depuis quelques décennies, une frénésie sécuritaire et un populisme pénal se sont emparés des autorités et des parlementaires. Entre 2002 et 2012, pas moins de soixante-deux textes sont venus aggraver les peines, soit une modification tous les deux mois. Si le Code pénal recensait 10 100 infractions en 1994, il en comptait en 2014 13 350, soit 32 % de plus !
Le législateur peut bien augmenter le maximum de la peine encourue. Ce quantum ne devant pas dépasser le cumul de la peine de prison ferme et de la peine de sursis, les juges articulent à leur convenance l’une et l’autre. De fait, le montant moyen de la première n’a pas bougé depuis des années.
Le législateur peut bien porter à deux ans le niveau de la peine à partir duquel un aménagement est possible (contre un an auparavant). Il suffit que le juge fixe la sanction à 25 mois au lieu de 24, pour qu’elle ne puisse pas l’être.
Le législateur peut bien décider d’augmenter le parc carcéral. La proportion des incarcérations n’est pas plus élevée dans les départements où il y a plus de places de prison. Contrairement à l’idée reçue hausse, il n’y a donc pas d’appel d’air.
Le poids de la subjectivité
Si le statut d’étranger pèse sur la longueur de la peine et la décision d’un mandat de dépôt à l’audience, le genre féminin bénéficie d’une sanction proportionnellement moins sévère, conséquence du paternalisme judiciaire le percevant comme plus fragile et moins dangereux (sauf quand le tribunal est constitué d’une majorité de femmes).
Les personnes en détention préventive sont aussi plus sévèrement condamnées que si elles comparaissent libres. Jugées le jour de leur anniversaire, la peine est moins lourde.
La tentation de couvrir le temps de détention préventive par une peine de prison ferme se confirme là aussi par l’étude statistique des dossiers concernés.
Quelle justice ?
Aucune version ne semble plus à même de garantir une meilleure justice !
- Une magistrature recrutée sur concours ? Elle souffrira d’un formatage par trop homogène, peu représentatif de la société.
- Une magistrature nommée par le pouvoir ? Elle sera soupçonnée de rester dépendante de l’autorité qui l’a désignée.
- Une magistrature élue (comme aux USA) ? Elle sera influencée par le souci de plaire à ses électeurs et la préoccupation de se faire réélire.
- Une magistrature citoyenne ? Elle sera soumise à la pression de l’opinion publique et des média couvrant l’actualité récente, manquant du recul nécessaire.
Recevoir la formation adéquate permettant de connaître et d’apprendre à gérer sa subjectivité et les biais cognitifs dont tout un chacun est imprégné, constitue la moins mauvaise solution pour combattre les préjugés et discriminations en matière de justice.
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert » Il est signé Jacques Trémintin
Lire aussi :
1- Sociologie de la délinquance et de la justice pénale, Jacques FAGET, érès-Jeunesse et droit, 2002, 152 p. La sociologie criminelle mit bien du temps à se détacher de la peur et de la fascination qu’inspire le crime et à trouver une approche objective.
2-Juger, Serge PORTELLI, Ed. de l’Atelier, 2011, 188 p., Pendant longtemps, les juges se sont confondus avec le pouvoir, instrumentalisés par le prince du moment, toujours magnanimes avec les puissants et implacables avec les faibles.
3- Punir. Une passion contemporaine, Didier FASSIN, Ed. Seuil, 2017, 203 p., L’inflation s’est emparée d’une France qui a vu, en plus de 60 ans, sa démographie carcérale se multiplier par 3,5. On n’y est pas condamné parce qu’on est coupable. On est coupable parce qu’on a été condamné.
4- Sociologie de la prison, Philippe COMBESSIE, Ed. La Découverte, 2018, 127 p. L’ouvrage synthétique de Philippe Combessie, aborde les questions essentielles sur la prison, à partir d’études sociologiques et anthropologiques éprouvées parmi les plus anciennes, comme parmi les plus récentes.
5- Derrière les murs: surveiller, punir, réinsérer? La place du travail social en prison Charline OLIVIER, Ed. érès, 2018, 244 p., Après dix années comme assistante sociale de secteur et deux au sein d’une gendarmerie auprès des victimes, Charline Olivier est recrutée par l’administration pénitentiaire.
Bonus : un entretien avec Jean-Marc Lhuillier, docteur en droit public
« Le social a beaucoup à apprendre des méthodes de la justice »
La responsabilité pénale et civile des professionnels ne risque-t-elle pas d’être paralysante pour le travail social ?
Jean-Marc Lhuillier : Oui, je crois que vous avez raison. Le grand problème de la responsabilité pénale est qu’il y a des conséquences sur la prise en charge des usagers. On s’aperçoit que la prise de risque, qui est nécessaire, va être évaluée d’une certaine manière à la baisse. Le grand danger par exemple est qu’on renferme les personnes alors que tous les efforts des dernières années étaient de les sortir des établissements. La prise de risque est diminuée dans les projets pédagogiques. Pour les professionnels, l’ambiance dans le travail et même le plaisir de travailler est nettement diminué. Les conséquences les plus néfastes sont pour les usagers qui restent sous la pression des décisions des magistrats. Ils le sont aussi en matière civile avec les assureurs. Ces dimensions peuvent fortement influer sur les projets pédagogiques et les rendre moins innovants qu’ils n’étaient ces dernières années.
Vous avez suivi de nombreuses affaires où des travailleurs sociaux ont été mis en cause par voie de justice. Leurs réactions sont diverses et certains s’inscrivent même dans un processus de culpabilisation.
Jean-Marc Lhuillier : Oui, il est frappant de noter les attitudes et la manière dont réagissent les gens face à la justice. Il y a ceux qui intègrent les fautes reprochées et les risques de condamnations pénales. Ils restent isolés. Il y a ceux qui sont plus « extravertis » qui vont se révolter contre le fonctionnement de la justice. Je crois qu’il faut trouver un équilibre entre ces 2 types de réaction. Toutefois, je pense qu’il faut lutter contre l’isolement et les effets des procédures en matière de justice pénale. C’est ce que l’on peut attendre d’un groupe professionnel. Il faut cependant faire une distinction entre les fautes volontaires et involontaires. Il est certain que l’on ne va pas se solidariser avec quelqu’un qui est accusé de crime volontaire mais au niveau des actes involontaires, il faut réagir. C’est là-dessus que j’essaye de plus en plus de réagir. C’est à l’image de ce qui se passe pour les élus accusés sur des motifs de responsabilité sur des actes involontaires. Une réflexion est engagée par le législateur avec des projets de changer la loi sur cette question. Cela n’empêche pas la mise en œuvre d’une solidarité nécessaire au niveau des travailleurs sociaux.
Finalement Justice et Travail Social font rarement « bon ménage » ensemble. Quels conseils pouvez-vous donner quand s’engage une procédure judiciaire dans le cadre d’une intervention sociale ?
Jean-Marc Lhuillier : Justice et travail social ne font pas bon ménage, mais il faudrait quand même que les deux champs se rapprochent. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il y a un lien nécessaire. Ce que l’on peut constater, c’est que c’est quand même le degré zéro de la coopération quand un des partenaires met l’autre en prison. Ce qui différencie beaucoup le champ social de celui de la justice, c’est le rapport à l’écrit et là il pourrait y avoir des améliorations du coté social. Je crois qu’on n’écrit pas assez dans le secteur social, or la justice fonctionne essentiellement sur des procédures écrites. Je crois que là, on aurait beaucoup à apprendre, notamment dans le cadre de procédures contradictoires. On aurait beaucoup à apprendre dans le secteur social des méthodes élaborées par la justice. Le conseil c’est toujours d’écrire. A partir du moment où se débute une affaire, on sait qu’elle sera jugée 2 ans ou 3 ans après. S’il est question de jurisprudence administrative cela peut dépasser les 10 ans. Vous comprendrez qu’il vaut mieux avoir des traces écrites de ce que l’on a fait, de ce que l’on a pensé plutôt que de vagues souvenirs. C’est comme cela. J’aurais des craintes sur une justice trop rapide. Je crois que le temps permet aussi un recul par rapport à l’événement et je me méfierais d’une justice trop rapide ce qui de toute évidence n’est pas le cas actuellement.
Propos recueillis par Didier Dubasque, publiés dans LIEN SOCIALn°537 (29/06/2000)
La photo en une est issue de la couverture du livre
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