Le Conseil Économique, Social et Environnemental Régional (CESER) de Nouvelle-Aquitaine a publié en mars 2023 un rapport intitulé « Enrayer la fabrique de la pauvreté en Nouvelle-Aquitaine ». Ce document se veut une réponse aux enjeux sociaux et démocratiques liés à la pauvreté dans cette région. Mais ses conclusions peuvent autant être appliquées aux autres régions françaises. C’est pourquoi il est utile de comprendre pourquoi et comment ce CESER s’y est pris pour produire un tel document qui dépasse les constats pour faire de multiples propositions.
Un rapport construit avec les personnes concernées
Le rapport se distingue par une méthodologie particulière qui a nécessité une adaptation aux ambitions du projet. Dès la phase de définition du travail, le CESER a exprimé la volonté de ne pas rééditer un rapport classique sur la pauvreté, un domaine déjà largement couvert. L’intention était plutôt de recueillir une « parole collective » des personnes les plus directement concernées par la pauvreté. Cette démarche a posé un problème méthodologique épineux, car ce n’était pas une méthode de travail jusqu’alors pratiquée par cette institution
Il a fallu une mobilisation particulière d’un groupe de travail interne pour répondre à cette intention. Ce groupe a bénéficié des conseils de spécialistes de l’Université de Bordeaux. Un cadre méthodologique a été arrêté par la commission et ajusté après consultation avec différents experts.
Le CESER a ensuite mis en place des groupes de discussion entre juin et novembre 2022 pour recueillir la parole collective des personnes en situation de pauvreté. Une étudiante en sociologie a été recrutée pour une durée de quatre mois pour participer à l’animation de ces groupes, qui étaient composés de 3 à 5 personnes au maximum. L’objectif n’était pas de compiler des récits de vie individuels, mais plutôt d’amener les personnes à s’exprimer sur diverses formes de difficultés . Plusieurs structures et associations ont aussi accepté de participer à ces groupes de discussion. Le CESER a également exploité des données publiques mises à disposition par l’INSEE en région et a mobilisé différents réseaux actifs en Nouvelle-Aquitaine. Cette méthodologie qui a cherché à être participative, a nécessité davantage de temps et de moyens pour répondre pleinement à l’ambition affichée. Mais le jeu en valait la chandelle : « Il faut faire entendre la voix de ceux que l’on n’entend pas. » (Groupe de parole n°2)
« On a envie que nos enfants vivent dans un monde vivable »
Elles ont été consultées dans le cadre de groupes de discussion organisés entre juin et novembre 2022. Elles expriment un profond désir d’être partie intégrante d’un collectif et plus largement d’une société dont elles subissent la violence. Elles appellent à une société plus vivable et solidaire. Par exemple, Magalie de Villeneuve-sur-Lot déclare : « On a envie que nos enfants vivent dans un monde vivable ».
Le rapport souligne l’écart entre la pauvreté telle que définie par les seuils monétaires et la pauvreté telle qu’elle est vécue par les personnes. Il note que 20 % des Français se sentent pauvres et qu’une proportion aussi importante exprime une crainte de le devenir. Cette pauvreté ressentie est particulièrement marquée chez les personnes privées d’emploi, les allocataires de minima sociaux, les familles monoparentales, mais aussi les hommes isolés, les salariés les plus modestes et les jeunes.
Les témoignages recueillis ont mis en alerte sur la dégradation de la situation d’une partie de la jeunesse. Les associations ont constaté une hausse des demandes d’aide de la part de jeunes qui sont dans des situations précaires. Sans surprise, ils font face à des difficultés d’accès à un logement abordable, à l’emploi ou à la formation. Ils souffrent aussi d’isolement et d’anxiété. De cela, on en parle moins.
Le rapport note que la parole des personnes concernées reste largement inaudible dans le débat public. Cela entretient leur « invisibilité » et tend à cantonner le phénomène de la pauvreté dans un registre de marginalité. Sylvain, un résident de La Rochelle, a une vision à la fois lucide et désabusée de la société. Il a souligné que l’échange avec le CESER a donné l’occasion à des personnes comme lui, souvent oubliées par les politiques, de se sentir considérées dans leur citoyenneté.
On assiste à une déshumanisation des personnes en demande de prestations
Les témoignages recueillis ont mis en lumière les difficultés quotidiennes que rencontrent les personnes en situation de pauvreté. Parmi celles-ci 26 % ont signalé des problèmes de santé et/ou de handicap, 23% ont fait part de leur découragement et de leur manque de confiance en eux, 17 % ont évoqué des empêchements liés à la garde des enfants et 14 % ont mentionné des problèmes de transport et déplacement.
La question de l’accès au travail est cruciale. La plupart des personnes ayant participé aux groupes de discussion ont travaillé par le passé, parfois à des postes à responsabilités élevées. Cependant, elles témoignent d’une dégradation du monde du travail, marquée par un manque de reconnaissance et des conditions de travail difficiles. La plupart exclues du monde du travail perçoivent désormais des prestations ou minimas sociaux et disposent de faibles revenus, allant de 500 € à 1.400 € par mois. C’est très difficile à vivre quand on a connu autre chose avant.
L’expression des personnes rencontrées lors des groupes de discussion a mis en évidence un fort ressenti de déshumanisation dans la relation aux institutions. Cela concerne notamment celles chargées de la gestion de certaines prestations ou aides. Cette perception résulte de la lourdeur des procédures imposées aux allocataires potentiels qui alimente chez ces derniers un sentiment d’humiliation et parfois une démotivation allant jusqu’à un renoncement aux droits. « Il faut toujours justifier qui l’on est. Cela prend beaucoup de temps. À la longue, ça nous fatigue et l’on n’est pas assez bien informé sur nos droits. » (groupe de parole n°3, CCAS Limoges)
Quelles propositions ?
Elles s’inscrivent dans une logique de portage par la société toute entière de la question de la pauvreté. Le rapport demande à ce que cette réalité ne soit pas considérée comme sociale, mais plutôt sociétale. Il faut donc inscrire l’objectif de son éradication dans les plans de développement divers au niveau des régions et de l’État. L’enjeu social se double aussi d’un enjeu démocratique, car c’est aussi parmi ces populations, souvent inaudibles ou invisibilisées et peu écoutées, que la désillusion et le ressentiment alimentent leur mise en retrait de l’espace public et de l’exercice de leur citoyenneté.
Il faut pouvoir créer des places et investir pour garantir l’accès et accompagner vers le logement. Comment ? En accélérant le rythme de construction de logements sociaux et très sociaux ; En Accentuant l’effort de construction en faveur du logement des jeunes grace à un plan d’investissement pluriannuel plus ambitieux (Conseil régional, CROUS, collectivités, bailleurs sociaux) ; En renforcant le partenariat entre le Conseil régional et Action Logement (contribution au fonds de garantie VISALE) et en accélérant (par l’État) la création de places d’hébergement pour les sans-abris, avec un accompagnement social personnalisé. « On voit de plus en plus de personnes à la rue et de plus en plus de jeunes, comme des jeunes femmes enceintes qui se cachent ou ne s’adressent à personne par crainte d’être séparées de leur enfant après la naissance. » (groupe de parole n°1)
Le CESER propose aussi de créer des synergies pour favoriser l’accès au travail, la sécurisation des parcours et l’émergence d’une économie plus solidaire. Il veut aussi étendre les facilités d’accès aux transports publics de voyageurs et stimuler les initiatives de mobilité solidaire dans les territoires. Il s’agit aussi de « réhumaniser l’information sur l’accès aux droits et accentuer l’effort de lutte contre l’illectronisme et la fracture numérique ». L’accès aux soins doit aussi redevenir possible dans les territoires et ce n’est pas une mince affaire avec les déserts médicaux.
Pour un travail social « émancipé »
Le focus 3.3 du rapport du CESER, intitulé « Le travail social dans l’étau des injonctions paradoxales », aborde la complexité et les défis auxquels sont confrontés les travailleurs sociaux en Nouvelle-Aquitaine. Cette section met en lumière les tensions entre les attentes institutionnelles et les besoins des personnes en situation de pauvreté ou de précarité.
Les travailleurs sociaux sont souvent pris dans un étau entre leur mission « réparatrice » d’accompagnement et les contraintes gestionnaires imposées par les politiques sociales actuelles. Cette situation est doublement maltraitante, à la fois pour les personnes accueillies et pour les professionnels eux-mêmes. Les premiers peuvent exprimer leur mécontentement par de l’incompréhension, de l’abandon, de la colère ou même de la violence à l’encontre des travailleurs sociaux. Les professionnels, quant à eux, peuvent ressentir une « dissonance cognitive » qui les pousse à quitter le secteur
Autre difficulté : le temps nécessaire pour établir une relation aidante avec les personnes accueillies est de plus en plus accaparé par des tâches de gestion, d’évaluation et de contrôle. Cette pression normative génère de la souffrance au travail et une perte de sens pour les travailleurs sociaux. La tendance à la dématérialisation des démarches ajoute à ce malaise, car elle éloigne de plus en plus de personnes de leurs possibilités d’accès aux droits et impacte significativement les conditions d’exercice et le sens du travail social dans sa dimension humaine d’accompagnement.
Les travailleurs sociaux sont également soumis à une forme de précarisation. Leur activité est de plus en plus soumise à la course aux appels à projets et à une bureaucratisation qui enserre plus qu’elle ne libère leur capacité d’initiative.
Malgré ce contexte difficile, nombreux sont ceux militent pour l’affirmation d’une éthique en travail social. Cette approche du « soin » vise à rappeler l’importance du lien social afin que tout être humain puisse être considéré comme tel et non comme un inférieur ou un invisible de part son statut social. Le rapport souligna aussi l’urgence d’une réflexion profonde sur la nature et les enjeux des métier.
Des propositions sont aussi faites en direction du travail social : Ce paragraphe s’intitule « Le pouvoir d’agir par et pour l’émancipation du travail social et des personnes accompagnées. La première demande vise à structurer des espaces régionaux d’échanges sur les pratiques entre professionnels de l’action sociale (partage d’expériences, évolution des pratiques et du travail social, difficultés d’exercice des métiers), avec l’organisation de rencontres régionales (dont échanges dans le cadre de coopérations internationales). On pourrait imaginer là un Comité régional du Travail social et développement social (CLTSDS) tel qu’il en existe aujourd’hui dans plusieurs départements. Mais ici la demande est un peu différente. Il s’agit bien de permettre aux professionnels de pouvoir échanger sur leurs pratiques professionnelles en leur donnant du « pouvoir d’agir »
La seconde proposition porte sur le développement de la formation continue dans le travail social par l’actualisation du contrat de filière dans le contexte de révision du Schéma régional des formations sanitaires et sociales. C’est là l’une des prérogatives des Régions. À elles de s’en saisir.
Un autre préconisation très « pratico-pratique » est suggérée : Elle demande la mise à disposition gratuite de locaux par les collectivités locales pour les associations intervenant dans l’accompagnement et l’aide aux personnes les plus démunies et précaires.
En Conclusion
Le rapport du CESER sur la pauvreté en Nouvelle-Aquitaine est un document riche et complexe qui aborde la question de la pauvreté sous plusieurs angles. Il ne se contente pas de dresser un état des lieux, mais propose également des mesures concrètes pour lutter contre ce fléau social. Il met en lumière les difficultés auxquelles sont confrontées les personnes en situation de pauvreté, notamment en matière de mobilité, d’accès à l’emploi et de conditions de vie. Il souligne également les défis auxquels sont confrontés les travailleurs sociaux, pris entre des injonctions paradoxales et des contraintes gestionnaires qui nuisent à leur mission.
Les témoignages recueillis dans le rapport montrent que les personnes en situation de pauvreté sont souvent confrontées à des obstacles qui vont bien au-delà de la simple question financière. Ils sont souvent exclus de la société à plusieurs niveaux, que ce soit en termes d’accès à l’emploi, de mobilité ou de reconnaissance sociale. Le rapport propose donc des interventions sociales mieux adaptées à l’état actuel du pays tout en prenant en compte la répartition des compétences et l’organisation des services au public.
Le focus sur les travailleurs sociaux réaffirme que la situation est préoccupante. Les professionnels sont pris dans un étau entre leur mission d’accompagnement et les contraintes gestionnaires, ce qui génère de la souffrance au travail et une perte de sens. Malgré ce contexte difficile, le rapport souligne l’urgence d’une réflexion profonde sur la nature et les enjeux des métiers du travail social.
Au final, le rapport du CESER est un appel à l’action. Il met en évidence la nécessité d’une approche globale et intégrée pour lutter contre la pauvreté, qui prend en compte à la fois les besoins des personnes en situation de pauvreté et les défis auxquels sont confrontés les professionnels qui les accompagnent. Il s’agit d’un document dense qui devrait servir de base pour l’élaboration de politiques publiques plus efficaces et plus humaines.
Ce rapport qui a été voté à l’unanimité tant du côté des représentants des employeurs que des salariés sera-t-il suivi d’effets ? La question mérite d’être posée.
Lire et télécharger
- Enrayer la fabrique de la pauvreté en Nouvelle-Aquitaine | CESER
- Livret « Pauvreté en Nouvelle-Aquitaine : enrayer la fabrique !
Photo : extrait du Livret du CESER Photographies : Alban Dejong – Hervé Lequeux – Anaïs de Dieuleveult – Adobestock : PaulSat, Herreneck, Jose Luis
Note : Merci à Christian Chasseriaud actuel Vice Président du Conseil économique et social de la région Nouvelle Aquitaine avec qui j’ai pu échanger sur ce rapport et ses enjeux.