La technologie façonne notre quotidien à une vitesse vertigineuse. Que ce soit au travail ou dans notre vie quotidienne, nous sommes désormais « prisonniers » des applications numériques. Certains choisissent sans trop se poser de questions une servitude volontaire pour continuer de suivre les évolutions technologiques. Il est temps de s’arrêter un instant et de s’interroger sur les implications profondes de cette transformation sur notre société et notre psyché. Miguel Benasayag, philosophe, psychanalyste et chercheur en neurosciences, nous donne son analyse de la situation actuelle. Celui avec qui nous avions travaillé à l’ANAS il y a bien longtemps, avec le « collectif Malgré tout » sur ce que nous appelions « les nouvelles technologies » nous invite à réfléchir sur notre place dans ce nouvel écosystème numérique en perpétuel mouvement.
La colonisation algorithmique de nos vies
Imaginez un instant que vous vivez dans une maison étrange, où chaque pièce, chaque meuble, chaque objet vous est à la fois familier et étranger. C’est précisément la métaphore que Miguel Benasayag utilise pour décrire notre situation actuelle. Nous avons déménagé, dit-il, sans même nous en rendre compte, dans un nouveau monde construit par la technologie. Cette « nouvelle maison » n’est pas simplement un changement d’environnement, mais une transformation radicale de notre façon d’être au monde.
Le philosophe nous indique que nous vivons une « colonisation algorithmique ». Ce n’est pas une simple figure de style. C’est une réalité tangible qui s’immisce dans les moindres recoins de notre existence. Nos interactions sociales, nos choix de consommation, nos opinions politiques, tout est désormais médié, influencé, voire déterminé par des algorithmes dont nous ne comprenons souvent ni le fonctionnement ni les implications.
« La technologie a créé un monde nouveau dont nous ne sommes pas conscients » dit-il. « Nous avons déménagé sans le réaliser, et ce déménagement a modifié notre cerveau. Mes recherches montrent que l’utilisation constante de dispositifs numériques engendre des transformations cérébrales structurelles », avertit-il.
Notre cerveau humain déraille-t-il face à la révolution numérique ?
Mais le déménagement dont parle Miguel Benasayag va bien au-delà de notre environnement extérieur. Elle inclut notre cerveau, cet organe plastique qui s’adapte en permanence à son environnement. Les neurosciences nous montrent que l’utilisation intensive des technologies numériques modifie littéralement la structure et le fonctionnement de notre cerveau. Nous sommes moins attentifs, plus impatients, nos humeurs sont changeantes, nous avons l’impression que le temps nous échappe, etc, etc.
Ces changements neurologiques soulèvent des questions fondamentales sur notre identité, notre libre arbitre et notre capacité à penser de manière autonome. Nous sommes témoins des actions d’influence qui ont un réel impact sur les votes et la montée des extrêmes. Sommes-nous en train de devenir les extensions organiques de nos smartphones et de nos réseaux sociaux ? Notre capacité d’attention, notre mémoire, notre créativité sont-elles en train d’être reprogrammées par nos usages des outils numériques ?
Le philosophe prend un exemple en nous parlant du GPS et de ses applications phares Waze et Google Map. « Le GPS est pratique », nous dit-il, « mais nous perdons quelque chose d’essentiel : l’expérience de l’erreur, de la rencontre avec l’imprévu”. Il nous dit qu’il ne suffit pas d’être un humain contrôlant une machine : « Nous devons comprendre quelle complémentarité existe entre les deux ». Pour lui, il s’agit de se « désencombrer de la machine tout en l’appropriant de manière constructive ».
Un monde plus fragile ?
Miguel Benasayag souligne que dans ce nouveau monde technologique, la vie apparaît comme plus précaire, plus instable et plus insécure. Cette observation mérite qu’on s’y attarde. Paradoxalement, alors que la technologie promettait de nous libérer de nombreuses contraintes, elle semble avoir introduit de nouvelles formes d’anxiété et d’incertitude. De nombreux pédopsychiatres s’interrogent sur l’augmentation des dépressions chez les jeunes.
Écoutons ce que dit aussi David Nuñez, directeur de la technologie et de la stratégie numérique au MIT Museum : « Les algorithmes des réseaux sociaux mettent l’accent sur la négativité, ce qui amène notre corps à produire des hormones de stress comme l’adrénaline et le cortisol ». Cette pratique, alliant le geste apparemment banal et inoffensif du « scrolling » et l’irruption de nouvelles négatives, anxiogènes, a un impact direct sur la santé mentale et peut devenir très toxique.
Le monde interconnecté, reposant sur l’usage du smartphone, fait que l’adolescent est exposé constamment à l’information et à l’actualité anxiogène. Cette tendance à consulter des contenus anxiogènes a un impact direct sur la santé mentale, conduisant à une augmentation du stress, de l’anxiété des jeunes et de l’insomnie.
Mais revenons à la précarité dont parle Miguel Benasayag. Elle n’est pas seulement économique, elle est aussi existentielle. Dans un monde où l’information circule à la vitesse de la lumière, où les tendances se succèdent à un rythme effréné, où l’obsolescence programmée s’applique aussi bien aux objets qu’aux compétences, comment trouver un ancrage stable ? Comment construire une identité cohérente et durable ?
Le rôle essentiel des travailleurs sociaux dans ce nouveau paradigme
Face à ces bouleversements, le rôle des travailleurs sociaux devient plus important que jamais. Ces professionnels de l’aide sont en première ligne pour observer et comprendre les impacts concrets de cette révolution technologique sur le comportement de chacun et sur les groupes constitués tels la famille ou les collectifs.
Les professionnels de l’aide sont confrontés quotidiennement aux conséquences de cette « colonisation algorithmique » : isolement social exacerbé par les réseaux, addictions aux écrans, perte de repères identitaires, anxiété liée à la surexposition de son image.. Idéaux physiques impossibles à atteindre, harcèlement en ligne… Leur expertise est précieuse pour développer des stratégies d’accompagnement adaptées à ces nouvelles réalités.
Vers une écologie de l’esprit
Miguel Benasayag nous met en garde contre les « désastres écologiques en cours ». Cette formulation est intéressante, car elle suggère que l’écologie ne concerne pas seulement notre environnement physique, mais aussi notre environnement mental et social.
Les travailleurs sociaux ont un rôle clé à jouer dans la promotion de cette « écologie de l’esprit ». Ils peuvent aider les personnes à développer une relation plus équilibrée avec la technologie, à cultiver des espaces de déconnexion, à redécouvrir la valeur des interactions humaines directes via les actions collectives par exemple.
Repenser notre rapport à la technologie
La réflexion du philosophe qui a toujours été sensible à la question sociale nous invite à repenser fondamentalement notre rapport à la technologie. Il ne s’agit pas de rejeter en bloc les avancées technologiques, mais de développer une approche plus critique et consciente de leur utilisation. Il s’agit de s’engager dans des pratiques avec une prudence avisée.
Il est possible pour les travailleurs sociaux, mais aussi les médiateurs sociaux et médiateurs numériques d’agir. Tous peuvent aider les personnes à s’approprier et à utiliser des outils technologiques éthiques de façon responsable. Il est sans aucun doute possible d’en tirer les bénéfices tout en restant vigilants quant aux risques et aux potentiels effets négatifs.
Conclusion : Irons-nous vers une nouvelle forme d’humanisme technologique ?
Les observations de Miguel Benasayag nous placent face à un série de questions de taille : comment habiter cette « nouvelle maison » technologique sans perdre notre humanité ? Comment naviguer dans ce monde algorithmique en préservant notre autonomie de pensée et d’action ? Comment développer des solidarités dans un monde centré sur le pouvoir de l’individu ?
Les travailleurs sociaux, par leur engagement auprès de la population, ont un rôle à jouer dans l’élaboration de réponses à ces questions. Ils peuvent contribuer à l’émergence d’un nouvel humanisme, capable d’intégrer les avancées technologiques tout en préservant les valeurs fondamentales de dignité humaine, de solidarité et de justice sociale.
La « mudanza », le déménagement dont parle Benasayag est en cours, qu’on le veuille ou non. À nous de décider comment nous voulons habiter cette nouvelle demeure, comment nous voulons la meubler, la décorer, y vivre ensemble. C’est une question collective qu’il nous faut partager. Elle nécessite la mobilisation de toutes les forces vives de la société, et les travailleurs sociaux sont sans aucun doute des acteurs clés de cette évolution.
En fin de compte, la réflexion de Miguel Benasayag nous rappelle que la technologie n’est qu’un outil. C’est à nous, en tant qu’êtres humains, de décider comment nous voulons l’utiliser pour construire un monde plus juste, plus équitable et plus humain. Et dans cette quête, le travail social a un rôle à jouer. C’est évident.
Source :
- Miguel Benasayag : La technologie a transformé notre monde et notre cerveau accompagne ce changement | Les news.ca traduction de « Miguel Benasayag: “La tecnología ha construido otro mundo, ya vivimos en una ‘nueva casa’ y la mudanza incluye a nuestro cerebro” | Infobae.com
Photo : (Capture d’écran) Miguel Benasayag lors Présentation de son livre « Cerveau augmenté, homme diminué » édition La Découverte Christian Mrasilevici