L’éthique des droits de l’homme constitue un pilier structurant du travail social. Sa pratique s’appuie sur les principes de dignité, d’égalité et de respect mutuel entre les personnes, indépendamment de leur statut social ou de leur origine. Ces principes sont particulièrement importants pour aborder des questions complexes telles que la discrimination, l’inégalité et l’injustice sociale. Les travailleurs sociaux, dont la mission première est d’accompagner les personnes les plus vulnérables de notre société, ont l’impérieuse nécessité d’intégrer ces principes dans leur pratique quotidienne. Ils ne sont pas de simples « prestataires de services » même si ces services sont utiles et nécessaires.
Joffroy Hardy, enseignant et chercheur LABOCS (laboratoire pour le changement social) de Liège en Belgique s’est penché sur ce sujet. Il avait publié début 2024 un article intitulé « Se redonner des chemins de sens : évaluer avec l’éthique des droits humains » dans la revue « Écrire le social ». Sa réflexion s’inscrit dans une perspective de recherche. Elle a pour ambition de construire un cadre d’évaluation des organisations à finalité sociale en intégrant ce qu’il nomme l’éthique des droits humains.
Voilà un sujet ambitieux : l’objectif est de redonner du sens au travail social en sortant des logiques utilitaristes et en promouvant une évaluation qui prend en compte les pratiques des travailleurs sociaux en quête de sens. En fait, cette approche est essentielle pour garantir que les interventions sociales soient guidées par des principes éthiques qui respectent et promeuvent les droits humains.
Les droits de l’homme sont présents dans la définition du travail social
Faut-il le rappeler ? La définition officielle du travail social, telle qu’elle est inscrite dans le Code de l’Action Sociale et des Familles (CASF), met en avant plusieurs principes qui sont liés aux valeurs des droits de l’homme. Bien que cette définition ne mentionne pas explicitement le mot « droits de l’homme », elle inclut des principes qui s’y rattachent étroitement, comme la solidarité et la justice sociale. Ces principes sont fondamentaux pour promouvoir l’égalité et la dignité des personnes.
La définition adoptée par le Haut Conseil du Travail Social (HCTS) est plus explicite quant à l’intégration des valeurs des droits de l’homme. Elle mentionne que le travail social s’inscrit historiquement dans les valeurs républicaines, le respect des droits de l’homme et du citoyen, et la Constitution. Les principes de solidarité, de justice sociale, de laïcité, de responsabilité collective, et le respect des différences, des diversités, de l’altérité sont au cœur du travail social.
Enfin, il y a la déclaration internationale sur les principes éthiques du travail social. Elle indique que les principes de justice sociale et de droits de l’homme sont centraux dans la profession. Ces principes guident les pratiques des travailleurs sociaux et assurent que leurs interventions soient toujours respectueuses des droits et de la dignité des personnes qu’ils accompagnent.
Intégrer le concept de Droits de l’Homme dans la pratique professionnelle
Ceci dit, il nous faut pouvoir passer de la théorie à la pratique. Les Droits de l’Homme ne sont pas des concepts vides de sens même si ceux-ci semblent passés de mode. À l’image d’un président des États-Unis pour qui tout est possible sans aucun respect pour la population, les dirigeants autoritaires de la planète – de plus en plus nombreux – mettent en cause ces principes, les considérant comme dépassés ou relevant d’une histoire ancienne. Ils se soucient fort peu de ce que nous appelons les Droits de l’Homme. Il faut reconnaitre qu’ils sont en train de perdre actuellement leur universalité.
Intégrer les droits de l’homme dans la pratique d’aide et d’accompagnement nécessite une compréhension approfondie des cadres éthiques qui guident le travail social. Outre le cadre déontologique, qui se réfère aux règles et devoirs professionnels, le cadre des droits de l’homme est particulièrement adapté. Il s’appuie sur des principes tels que la dignité, la liberté, l’égalité et la non-discrimination, comme définis dans les textes internationaux et nationaux. Ces principes sont essentiels pour aborder des questions complexes comme la discrimination et l’injustice sociale.
En pratique, cela se traduit par le respect de plusieurs principes. Cela concerne l’égalité de traitement, le droit à l’autonomie et à l’épanouissement personnel, ainsi que la protection contre toute forme de discrimination. Les interventions doivent viser à permettre aux personnes accompagnées d’exercer pleinement leurs droits, plutôt que d’acter qu’ils ne peuvent en avoir au regard de leur situation. Cela implique également une posture de soutien pour renforcer le « pouvoir d’agir » des personnes accompagnées, sans se substituer à elles, mais en les aidant à devenir actrices de leur propre vie. Or ce principe n’est pas toujours acquis dans nos institutions plutôt centrées sur une logique d’offre de services.
Les travailleurs sociaux acteurs de la promotion des droits humains
C’est une évidence, les travailleurs sociaux ont un rôle essentiel pour valoriser et agir pour des droits humains. En plus de leur mission individuelle d’accompagnement, ils ont aussi pour fonction de dénoncer les injustices et les atteintes aux droits humains. Il faut bien le reconnaitre, ils sont confrontés aux injustices sociales et administratives. Ils sont en première ligne et rencontrent souvent des personnes qui subissent des discriminations.
Cela implique de leur donner une légitimité à agir et à s’engager activement dans la défense et la promotion des droits. Certes, soumis au secret professionnel, ils hésitent à dénoncer les discriminations et les inégalités sociales. Pourtant, c’est bien en agissant avec les personnes concernées qu’ils peuvent contribuer à créer un environnement dans lequel les droits humains sont respectés. Il me semble que leur légitimité doit être reconnue afin qu’ils puissent agir pour que les personnes retrouvent leur dignité lorsque celle-ci est mise à mal.
La dignité : un principe essentiel
Que voyons nous dans ce principe ? C’est d’abord la reconnaissance de la valeur inhérente de chaque personne, indépendamment de sa situation ou de son environnement. Ce principe est essentiel pour que ceux qui sont mal traités puissent être reconnus bien traités et respectés. La dignité est souvent associée à l’autonomie, à la liberté et à la possibilité pour chacun de prendre des décisions concernant leur propre vie.
En tant que travailleur social j’ai toujours été frappé par la perte de dignité de certaines personne qui, en face de moi ,se mettaient à me raconter leur vie en y incluant des aspects très intimes alors qu’elle me voyaient pour la première fois. Leur dignité était tellement atteinte que dès le premier rendez-vous elles me racontaient des aspects de leur vie qui ne me regardaient pas. Elles n’avaient plus de limites quant à l’idée même de vie privée. Cette façon de tout dire alors que je n’avais rien demandé était pour moi le signe que leur dignité était profondément atteinte. Tout être humain a pourtant le droit de garder un espace de vie privée, un espace personnel qui ne se partage pas. Je me souviens ce que m’avait dit ma superviseuse à l’époque. « peut-etre que ton travail est d’agir pour que la personne retrouve sa capacité à dire : non, cela ne vous regarde pas »
Pour aider les personnes à retrouver leur dignité, il nous faut pouvoir agir de manière à promouvoir leur autonomie. Par exemple, en les encourageant à prendre des décisions concernant leur vie quotidienne, comme la gestion des tâches ménagères ou la planification financière etc. Les personnes qui vivent l’exclusion ont généralement une très mauvaise image d’elles-mêmes au point de se retrouver dans l’incapacité de croire en leurs compétences et à prendre des décisions. Il nous faut pouvoir valoriser les actes qu’elles posent, renforcer leur confiance, leur redonner autant que faire se peut le gout des autres à travers des actions collectives.
Cela passe aussi par le respect de leur vie privée et de leur intégrité morale. Nous avons un devoir de protection à ce sujet à l’heure où il est demandé toujours plus d’informations dont on ne sait pas toukjours ce qu’elles deviennent. A l’heure de l’internet les travailleurs sociaux doivent aussi protéger le droit à l’image des personnes qu’ils accompagnent et garantir la confidentialité des informations personnelles. Cela contribue à maintenir l’intégrité morale et à prévenir toute forme de maltraitance psychologique. Par exemple, lorsqu’un travailleur social accompagne une personne dans une procédure administrative, il doit veiller à ce que ses documents personnels soient traités avec discrétion et respect. Là non plus ce n’est pas toujours le cas.
Un autre aspect passe par l’information des personnes de leurs droits et en les aidant à y accéder. J’avais pour habitude de rapidement faire le tour de la situation des droits sociaux des personnes que je rencontrais pour la première fois. Ou du moins je m’en inquiétais. Déjà de nombreuses personnes ne touchaient plus les allocations auxquelles elles avaient droit. Aujourd’hui, elles sont soivent complètement perdues sur ce sujet. Elles ne savent plus ce qu’elles touchent ni pourquoi. Nous parlions alors de l’accès à des services de santé, à des prestations sociales, ou encore à des opportunités d’emploi ou de formation.
Par exemple, un travailleur social peut aider une personne à rejoindre un groupe d’activités ou de rencontres conviviales. Cela lui permet de se connecter avec d’autres personnes. En partageant des expériences similaires elles peuvent retrouver un sentiment d’appartenance. De même, en facilitant l’accès à des formations diverses, nous pouvons l’aider à acquérir de nouvelles compétences et à retrouver confiance en soi.
Enfin, les travailleurs sociaux ont pour habitude d’adapter leur approche en fonction des besoins spécifiques de chaque personne. Cela peut inclure des interventions culturellement adaptées, des apprentissages spécifiques, ou encore des aides matérielles pour répondre aux besoins physiques ou psychologiques. Par exemple, un travailleur social peut intervenir avec un travailleur pair pour communiquer avec une personne qui a du mal à s’intégrer. cela garantit ainsi que ses besoins soient correctement compris et respectés.
Vous l’avez compris, le respect de la dignité ne passe pas par l’art de remplir un imprimé. Cette dimension essentielle du travail socialse traduit par des actions concrètes visant à renforcer l’autonomie, la liberté et la valeur de chaque personne quelle que soit sa situation.
Cet engagement est essentiel pour aborder les problèmes sociaux complexes qui affectent tant de personnes vulnérables. Les travailleurs sociaux doivent être des acteurs actifs dans la promotion du changement social. C’est un travail de longue haleine qui vise à réduire les inégalités et à promouvoir la justice sociale. Cela nécessite une collaboration étroite avec d’autres acteurs de la société, des association et stuctures solidaires et des institutions publiques. Ce travail qui n’est pas souvent explicité est pourtant essentiel.
Comment évaluer ce travail pour le rendre visible ?
Évaluer avec l’éthique des droits humains, comme le propose Joffroy Hardy implique de repenser fondamentalement l’approche traditionnelle de l’évaluation dans les organisations à finalité sociale. L’évaluation aujourd’hui est souvent dominée par des logiques utilitaristes, où la performance est mesurée en termes d’efficacité et d’efficience. Cela, dit-il, peut détourner les professionnels du sens profond de leur métier.
Pour évaluer avec l’éthique des droits humains, l’enseignant chercheur propose d’intégrer des cadres théoriques qui mettent l’accent sur la démocratie comme exercice de la raison publique. Il y ajoute les droits humains comme éthique, et la notion d’indigne proposée par Norman Ajari (voir son livre : la dignité ou la mort, éthique et politique de la race) pour identifier les états de privation. Il s’appuie aussi sur des concepts tels que la capabilité de l’économiste indien Amartya Sen, qui permet de penser la liberté des individus en termes de possibilités réelles de choisir et de décider pour leur bien-être (d’accomplir leurs objectifs de vie). .
La méthodologie d’évaluation choisie par Joffroy Hardy est aussi inspirée par les principes du sociologue Michel Conan. Il considère l’évaluation comme un acte politique de redéfinition et de clarification des valeurs et des règles. Cette approche constructiviste met l’accent sur la délibération et le dialogue entre les acteurs pour identifier un souci commun, en l’occurrence, tendre à l’effectivité des droits humains, tels qu’énoncés dans les articles de la Déclaration universelle des droits humains (1948)
Les étapes clés incluent la définition de l’état de privation par l’indigne, l’application de l’éthique des droits humains, et la construction de pistes de proposition pour augmenter la capabilité des individus (empowerment). Cette approche mérite vraiment que l’on s’y arrète et qu’elle se traduise par des situation concrète. C’est ce que tente de faire cet auteur en évaluant l’impact de la précarité sur la liberté des étudiants à jouir pleinement de leur droit à l’éducation. Ce processus a impliqué des séances avec des étudiants en situation de précarité et des professionnels du service social, visant à co-construire des solutions qui respectent et promeuvent les droits humains.
Pour conclure le pense qu’effectivement redonner sens au travail social passe par l’engagement en faveur des droits humains et de la justice sociale. Cela doit être une priorité pour les travailleurs sociaux. En agissant ainsi, ils contribuent non seulement à améliorer la vie des personnes qu’ils accompagnent, mais également à créer une société plus juste et plus équitable pour tous. Cet engagement collectif est essentiel pour promouvoir un changement social significatif, et pour garantir que les droits humains soient respectés et protégés au bénéfice de tous.
Sources :
- Rapport final de recherche « Évaluation – Organisations à finalité sociale – Ethique des Droits Humains | LUCK
- Évaluation et éthique des droits humains | HELMo
- La Déclaration universelle des droits de l’homme | ONU
- Se redonner des chemins de sens : évaluer avec l’éthique des droits humains | Cairn.info
- Comprendre la nouvelle définition du Travail Social appelée à être intégrée dans le code de l’action sociale et de la famille | DDubasque
- Définition internationale de l’éthique en travail social donnée par l’IFSW (FITS), la Fédération Internationale des Travailleurs Sociaux | ANAS
