Le décès d’Yvonne Knibiehler, survenu le 25 février dernier, marque la disparition d’une figure importante de l’histoire des femmes dans notre pays. Née le 5 octobre 1922 à Montpellier, cette historienne infatigable a consacré sa longue carrière à montrer le rôle des femmes dans la société, avec un intérêt particulier pour la maternité mais aussi le travail social. Son œuvre pionnière a ouvert la voie à de nouvelles perspectives dans la recherche historique et a influencé les études sur le genre. Un de ses livres phares s’intitule « Nous les assistantes sociales, naissance d’une profession » nous en apprend beaucoup sur le métier et son histoire. Il tient une place particulière dans ma bibliothèque et aussi dans mon coeur.
Une historienne engagée et féministe à sa manière
Yvonne Knibiehler a mené une carrière académique assez remarquable. Elle est devenue professeure agrégée d’histoire au sortir de la guerre en 1945. Mais c’est surtout son engagement en faveur de l’histoire des femmes qui a véritablement marqué son parcours. Dans les années 1970, ce champ de recherche était encore marginal. Il y avait bien sûr l’émergence des mouvements féministes, mais ceux-ci étaient fortement connotés politiquement. L’historienne a contribué à le légitimer et à l’enrichir par ses travaux dont la rigueur s’éloignait de l’idéologie de l’époque.
Sa démarche se caractérise par une approche à la fois rigoureuse sur le plan scientifique et sensible aux enjeux sociaux. Yvonne Knibiehler a su allier l’analyse historique approfondie à une réflexion sur les problématiques actuelles liées à la condition féminine. Cette double perspective a donné à ses recherches une pertinence et une résonance particulières.
Voici comment elle définissait le féminisme : « c’est l’autre face longtemps cachée de l’humanisme, une doctrine qui prône le développement de la personne humaine. Or, il arrive que la personne humaine soit sexuée, et que ce qui permet le développement d’un sujet de genre masculin ne soit pas toujours suffisant pour le développement d’un sujet de genre féminin. De plus, nous constatons que la domination masculine, pour des raisons anthropologiques, continue d’être présente tout au long de l’histoire. Il se déplace quand c’est nécessaire, mais il ne s’efface jamais ».
L’un des apports majeurs d’Yvonne Knibiehler à l’histoire des femmes a été son travail sur la maternité. Elle considérait ce sujet comme une « pièce maîtresse de l’identité féminine » et en a fait un axe central de ses recherches. À travers ses travaux, elle a montré comment la maternité a été vécue, perçue et instrumentalisée à différentes époques, révélant ainsi les évolutions des normes sociales et des rapports de genre.
Elle a notamment révélé dans ses travaux la façon dont la maternité a été utilisée comme argument pour justifier l’exclusion des femmes de certaines sphères de la société. Mais elle a tout autant souligné comment celle-ci a pu être un vecteur d’émancipation et de reconnaissance sociale. Cette approche nuancée a permis de dépasser les visions simplistes de la maternité et d’en révéler toute la complexité historique et sociale.
L’histoire des assistantes sociales : son nouveau chantier
Parmi les nombreux travaux de recherche ouverts par Yvonne Knibiehler, son travail sur l’histoire des assistantes sociales occupe une place singulière. À la fin des années 1970, elle a initié une vaste enquête sur la naissance et le développement de cette profession, alors peu étudiée par les historiens. C’était à l’époque où les assistantes sociales se voyaient accusées d’être quasiment les représentantes d’un patronat honni ou encore d’exercer un contrôle social inacceptable. Or si certaines assistantes sociales ont bien été dans cette logique de contrôle, toutes ne l’étaient pas, loin de là. En donnant la parole aux assistantes sociales de l’époque, notamment les pionnières, elle a prouvé combien cette profession représentait un engagement aussi bien social que politique au sens noble du terme.
Ce projet de recherche ambitieux, mené en collaboration avec d’autres chercheurs avait été financé par le CNRS. Ce projet avait été envoyé au CNRS au début de l’année 1976 et la première étape de la recherche a commencé à la fin de cette même année par le recueil des témoignages des assistantes sociales. Il s’appuyait sur une méthodologie combinant l’analyse d’archives et le recueil de témoignages oraux. Yvonne Knibiehler a ainsi donné la parole aux actrices mêmes de cette histoire, les assistantes sociales, dont les expériences et les parcours étaient jusqu’alors largement méconnus.
Les résultats de cette recherche ont été publiés en 1980 dans l’ouvrage « Nous les assistantes sociales. Naissance d’une profession » aux éditions Aubier. Ce livre a marqué un tournant dans l’historiographie du service social, en mettant en avant la contribution essentielle des femmes à ce domaine. On y apprécie les multiples témoignages d’assistantes sociales qui expliquent ce qu’elles font et comment elles ont agi pour développer une pratique humaniste et professionnelle de l’aide tout en oeuvrant pour le développement de l’Etat social. Car il ne faut plus en douter : les assistantes sociales à partir des années 45 on agit pour que la législation sociale soit plus favorable aux personnes fragiles telles les personnes handicapées, les veuves et les familles monoparentales etc.
Une approche multidimensionnelle du travail social
L’étude menée par Yvonne Knibiehler sur les assistantes sociales a aussi révélé plusieurs aspects fondamentaux de l’histoire de la profession. Tout d’abord, elle a rappelé une évidence : le caractère profondément féminin du travail social à ses débuts. Les premières assistantes sociales étaient exclusivement des femmes, ce qui a façonné l’identité et les pratiques de la profession. Elle a analysé comment cette féminisation a influencé la perception du métier et son statut dans la société.
Ensuite, ses recherches ont montré comment le service social s’est construit à l’intersection de plusieurs domaines : la charité traditionnelle, les nouvelles politiques sociales de l’État, et les aspirations professionnelles des femmes. Cette approche a permis de comprendre la complexité des enjeux qui ont présidé à la naissance de la profession.
Cette historienne a aussi mis en évidence le rôle des assistantes sociales dans l’évolution des politiques sociales en France. Elle a montré comment ces femmes, par leur travail de terrain et leur expertise, ont contribué à façonner les dispositifs d’aide sociale et à faire évoluer les représentations de la pauvreté et de la marginalité. Son livre est truffé de témoignages qui vont dans ce sens.
Enfin, son travail a souligné l’importance du service social comme vecteur d’émancipation pour les femmes. Pour beaucoup d’entre elles, devenir assistante sociale représentait une opportunité de s’engager dans une carrière professionnelle valorisante et d’acquérir une certaine autonomie, à une époque où les options professionnelles des femmes restaient très limitées.
Un riche héritage intellectuel
L’apport d’Yvonne Knibiehler à l’histoire des assistantes sociales s’inscrit dans une œuvre plus large consacrée à l’histoire des femmes. Ses travaux ont couvert de nombreux aspects de la condition féminine. Elle considérait la maternité comme une « pièce maîtresse de l’identité féminine ». Sa façon d’aborder ces sujets se caractérise par plusieurs éléments novateurs :
Elle a d’abord fait le choix de s’engager dans une approche interdisciplinaire. Elle a ainsi combiné histoire, sociologie et anthropologie pour permettre une compréhension plus riche et nuancée de l’expérience de vie des femmes. Autre particularité, Yvonne Knibiehler s’est penchée avec une attention sur les sources orales et les témoignages en donnant la parole aux femmes elles-mêmes afin qu’elles puissent restituer leur vécu.
Sa réflexion est aussi faite en faisant des liens entre passé et présent. Elle a su faire appel à l’histoire des femmes pour éclairer les enjeux contemporains de leur condition de femme dans les années 1980 jusqu’aux années 2010. Tout son travail s’est inscrit dans un engagement en faveur d’un féminisme « iconoclaste », comme elle le qualifiait elle-même. C’est un féminisme cherchant à concilier l’émancipation des femmes avec la valorisation de certains rôles traditionnellement féminins.
Un héritage à perpétuer
J’ai eu pendant un temps l’envie de publier des chapitres entiers du livre d’Yvonne Knibiehler tant ils sont intéressants à plusieurs niveaux. Elle nous fait vivre des parcours de vie professionnelles des pionnères des services sociaux. C’est passionnant et très éclairant. La rigueur de ces travaux nous montre la part qu’ont prises ces femmes dans la consruction de l’Etat social
La disparition de cette grande dame marque peut-être la fin d’une époque pour l’histoire des femmes en France, Je crains que son héritage intellectuel soit oublié au fil du temps, alors qu’il reste essentiel à mes yeux.
L’approche novatrice qu’elle a développée, combinant rigueur scientifique et engagement social, reste d’une grande pertinence. On y retrouve cette capacité d’écoute et d’analyse qui est aussi une caractéristique de la pratique de service social. Yvonne Knibiehler est d’une clarté liés à l’égalité des sexes et à la place des femmes dans la société.
En rendant hommage à Yvonne Knibiehler, c’est aussi l’occasion de réaffirmer l’importance de l’histoire des femmes et du genre comme champ de recherche essentiel. Elle permet de comprendre notre passé et éclairer notre présent. Son travail sur les assistantes sociales, en particulier, nous rappelle la nécessité de continuer à explorer l’histoire des professions féminisées et leur rôle dans l’évolution de notre société.
Yvonne Knibiehler laisse derrière elle non seulement une œuvre riche et stimulante, mais aussi un exemple d’engagement intellectuel au service de la connaissance et du progrès social. C’est désormais aux nouvelles générations de chercheurs et de chercheuses de poursuivre son œuvre et de continuer à faire vivre son héritage.
Ne manquez pas cette conférence d’Yvonne Knibiehler :
(note) KNIEBIEHLER Yvonne « Nous les assistantes sociales, naissance d’une profession » Edition Aubier, collection historique, 4ème trimestre 1980
Sources :
- Les apports d’Yvonne Knibiehler à l’histoire du travail social – Henri Pascal et Paul Allard | Openedition
- Pionnière de l’histoire des mères. La contribution d’Yvonne Knibiehler | Karen Offen
- Yvonne Knibiehler – Qui gardera les enfants ? Mémoires d’une féministe iconoclaste | Openedition
- Hommage à Yvonne Knibiehler – Société d’Histoire de la Naissance | H2C
- Hommage à Yvonne Knibiehler – Aix Marseille Université | AMU
- Yvonne Knibiehler : La révolution maternelle – recherches féministes | erudit.org
- La fiche Wikipedia d’Yvonne Knibiehler | Wikipedia
Lire aussi : « Nous les assistantes sociales », naissance d’une profession. | ddubasque
Une réponse
Bonjour
Un grand merci monsieur Dubasque pour cet hommage rendu à madame Knibiehler. Tout comme vous, j’ai de l’admiration pour cette femme, pour ses recherches, pour son engagement et son humilité.
Un parcours inspirant. Gageons qu’il le soit pour les nouvelles générations de chercheur.e.s.
Bien cordialement