Quel accompagnement social face aux théories complotistes ?

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C’est une évidence :  le complotisme prospère sur les réseaux sociaux et touche particulièrement les populations vulnérables. Des travailleurs sociaux se retrouvent souvent désarmés face à des personnes qui affirment leurs convictions nées la manipulation via la désinformation. Loin d’être un phénomène marginal, le complotisme révèle aujourd’hui des fractures profondes de notre société, questionnant nos institutions et mettant à l’épreuve les fondements même de l’accompagnement social.

Un phénomène qui  ne cesse de croître

Les données récentes révèlent l’ampleur préoccupante de cete réalité. Selon l’étude de l’Arcom publiée en mars 2024, 60% des Français déclarent adhérer à au moins une théorie complotiste. Plus inquiétant encore, 24% de la population française croit que « le gouvernement est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher la nocivité des vaccins », une proportion qui révèle une défiance profonde envers les institutions de santé publique.

Ce phénomène reste particulièrement marqué chez les utilisateurs réguliers des réseaux sociaux nous explique un article de l’Express.  47 % des Français affirment s’informer tous les jours via ces canaux – et notamment sur les plateformes vidéos. L’âge et le niveau d’études entrent également en compte : les personnes âgées de plus de 60 ans ainsi que celles qui n’ont pas suivi des études supérieures sont davantage susceptibles de croire à certaines théories conspirationnistes.

Cette méfiance ne surgit pas du néant. Elle s’enracine dans des expériences bien réelles d’inégalités et d’exclusion que connaissent bien les professionnels de l’action sociale. Les populations les plus exposées aux théories conspirationnistes sont précisément celles qu’accompagnent les travailleurs sociaux : personnes en situation de précarité économique, individus peu diplômés, habitants des zones rurales…

Le terreau de la vulnérabilité

Une analyse de Didier Fassin dans son ouvrage de référence intitulée « La société qui vient » nous apporte une compréhension des mécanismes à l’œuvre. Les théories du complot ne naissent pas d’une pathologie individuelle. Elles constituent des « phénomènes collectifs qui engagent l’ensemble de la société, de son passé et de son présent, de son opacité et de ses inégalités ». Cette approche contextuelle est essentielle pour les professionnels de l’action sociale, car elle permet de comprendre pourquoi certains publics sont particulièrement réceptifs à ces discours.

Les recherches montrent que les groupes dominés adhèrent plus facilement aux théories du complot. Selon Didier Fassin, ils sont « instruits par une présentation des faits qui leur est souvent défavorable lorsqu’ils s’y trouvent impliqués, convaincus sur la base parfois d’expériences antérieures que les puissants leur dissimulent la vérité ». Cette observation résonne particulièrement avec l’expérience des travailleurs sociaux qui constatent quotidiennement les effets des discriminations et des dysfonctionnements institutionnels sur leurs publics.

Une amplification via le numérique

C’est désormais documenté : La révolution numérique a profondément transformé la diffusion des théories complotistes. Les réseaux sociaux, désormais utilisés par 62% des Français pour s’informer, ont créé de nouvelles dynamiques de propagation de la désinformation. Les jeunes sont particulièrement touchés : selon une étude européenne de 2024, 42% des 16-30 ans considèrent les réseaux sociaux comme leur principale source d’information sur les enjeux politiques et sociaux

Cette transformation pose des questions nouvelles aux travailleurs sociaux. Comme le souligne la formation spécialisée développée par le Projet Nemetis, « au sein des lieux de vie, ces postures et idéologies peuvent facilement contaminer le groupe et perturber sa dynamique. Face à ces phénomènes, les professionnels se sentent parfois anxieux et démunis, ne sachant pas comment orienter leur intervention ».

Des enjeux sanitaires et sociaux

Les conséquences de l’adhésion aux théories du complot dépassent largement le cadre de simples croyances erronées. En matière de santé publique, les chiffres sont éloquents : 47% des Français déclarent avoir été confrontés à une fake news dans le domaine de la santé. Cette désinformation sanitaire a des impacts directs sur les comportements de prévention et l’adhésion aux traitements, créant de nouveaux obstacles dans l’accompagnement social.

L’exemple de la pandémie de Covid-19 a parfaitement illustré ces enjeux. Une étude internationale publiée en 2022 montre que « les individus qui présentent des croyances complotistes sont moins susceptibles d’adhérer aux comportements de prévention et de protection contre les agents infectieux », compliquant considérablement le travail d’accompagnement des professionnels de santé et du social.

Quelles peuvent être les réponses professionnelles  ?

Face à ces nouveaux enjeux, le secteur du travail social commence à développer des réponses adaptées. L’éducation critique aux médias apparaît comme un levier essentiel. Comme le souligne MJC de France dans son programme d’éducation aux médias, il s’agit de permettre à chacun de développer son esprit critique. Comment ? en vérifiant la fiabilité des sources et en tentant de décrypter les discours.

Le ministère de la Santé a organisé en avril 2025 un colloque sur la « Lutte contre l’obscurantisme et la désinformation en santé ». C’est une reconnaissance officielle qui confirme que cette problématique constitue désormais « un enjeu majeur de santé publique ». Cette prise de conscience institutionnelle ouvre de nouvelles perspectives pour les professionnels du secteur social.

Vers une approche éducative et préventive

Les recherches européennes sur la prévention de l’extrémisme violent proposent des pistes concrètes pour les professionnels. L’accent est mis sur le développement de « compétences telles que la pensée critique, la tolérance à l’ambiguïté et la connaissance des médias ». Ces compétences, traditionnellement au cœur du travail social, trouvent aujourd’hui une nouvelle actualité face aux enjeux de désinformation. On peut lire à ce sujet un rapport d’expert publié en 2020. Ce n’est pas une petite affaire car ces théories peuvent conduire à des actes violents.

Que faire alors ? Une approche préventive consisterait selon ces experts  à « explorer et démystifier les mécanismes de manipulation sous-jacents aux mythes du complot » plutôt que de se contenter de « dénoncer certains mythes du complot et se limiter à informer le public qu’ils sont faux ou mauvais ». Cette stratégie d’inoculation préventive s’avère particulièrement adaptée au contexte éducatif du travail social.

L’accompagnement au numérique face au complotisme reste à travailler

Les évolutions du numérique dans le champ du travail social offrent paradoxalement de nouvelles opportunités d’intervention. Rappelons que le Haut Conseil du Travail Social souligne que le numérique est aussi un vecteur du pouvoir d’agir des personnes accompagnées. Le tout est de lui permettre de devenir un outil d’émancipation. Pour cela, il est necessaire que les professionnels s’en saisissent de manière éthique et réfléchie. Cela vaut aujourd’hui pour les usages de l’intelligence artificielle qui n’est pas exempte de risques de diffusion de fake news. C’est même un cocktail qui fait trembler nos démocraties

L’enjeu est de taille. Elle nécessite une formation spécifique des professionnels portat déjà bien chargés. Comme l’observe une assistante sociale diplômée en 2020, interrogée par le Média Social « le numérique est un sujet de formation comme un autre ». Il constitue un « outil pour accompagner sur une première demande avant d’engager un accompagnement plus large ». Cette perspective pragmatique permet d’intégrer naturellement la prévention de la désinformation dans les pratiques d’accompagnement.

Des innovations pédagogiques à observer de près

Des initiatives interessantes émergent pour former les professionnels à ces nouveaux enjeux. En Belgique, la formation Arts&Stics sur « Fake news et désinformation » propose une méthodologie. Elle est basée sur « des exercices de décryptage de fausses informations, des analyses de cas concrets et des discussions interactives pour affiner l’esprit critique ». Cette approche participative s’inscrit parfaitement dans la tradition pédagogique du travail social.

Le programme pour étudiants post-bac intitulé « Médias et Esprit Critique » à l’Université catholique de Lille illustre ce qu’il est possible de faire. Il s’inspire des travaux d’Edgar Morin et s’appuie sur « les méthodes issues de l’Éducation Populaire ». Ce cursus universitaire aborde la « manipulation de l’information et l’éthique de l’argumentation » dans des « ateliers participatifs. C’est une approche intéressante qu’il serait utile de déployer ailleurs

Pour une réponse collective

La lutte contre la désinformation ne peut être l’affaire des seuls professionnels. Comme le souligne le guide canadien de lutte contre la désinformation, l’efficacité passe par « le renforcement de la résilience du public » et le « soutien à la littératie numérique ». Cette approche collective nécessite une coordination entre différents acteurs.

L’expérience de Rodrigue Ambalu en République Démocratique du Congo illustre cette dynamique. Formé par la MONUSCO sur la lutte contre la désinformation, ce jeune entrepreneur +forme, à son tour, d’autres personnes autour de lui et au sein de la communauté sur l’utilisation « saine » du numérique. Il souligne  l’importance de créer un environnement sécurisé en ligne. Pourquoi ne pas s’en inspirer ?

Cela pose aussi des questions éthiques

L’intervention des travailleurs sociaux dans le domaine de la désinformation soulève d’importantes questions sur ce sujet. Comment concilier le respect de l’autonomie des personnes accompagnées avec la nécessité de lutter contre des croyances potentiellement dangereuses ? La réponse réside dans l’approche éducative plutôt que prescriptive. De toute façon la prescription ne fonctionne pas dans ce domaine. Il est très difficile de faire changer d’avis son interlocuteur convaincu d’avoir raison même si ce qu’il dit est complètement faux.

C’est aussi ce que rappelle la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dans son kit destiné aux travailleurs sociaux.  il convient de « veiller à agir avec la personne et non à sa place » et de « rechercher son consentement éclairé ». Cette exigence déontologique s’applique pleinement au domaine de l’éducation aux médias et de la prévention de la désinformation.

Quelles perspectives d’évolution ?

L’avenir de l’accompagnement social face au complotisme s’annonce riche en innovations. L’intelligence artificielle permet son développement à grande échelle. Mais elle offre aussi des outils de fact-checking automatisés. Cela oouvre de nouvelles possibilités de détection et de prévention de la désinformation. Cependant, comme le souligne la formation du CNAM sur la lutte contre les fake news, il s’agit d' »utiliser des outils dédiés, entre autre ceux liés à l’IA, pour détecter les fausses informations textuelles, visuelles et sonores » tout en conservant l’approche humaine et relationnelle propre au travail social.

La recherche continue également d’affiner notre compréhension des mécanismes en jeu. Des travaux récents montrent que « le fait d’adhérer à ces croyances conspirationnistes dépend également de plusieurs caractéristiques propres à la jeunesse », invitant à développer des approches différenciées selon les publics.

Une responsabilité collective

En définitive, l’accompagnement social face aux théories du complot révèle la nécessité d’une approche globale et systémique. Comme le suggère Didier Fassin, plutôt que de se focaliser exclusivement sur les « agents réputés complotistes », il convient d’interroger « la responsabilité de la société dans la sensibilité aux théories du complot ».

Cette perspective invite les travailleurs sociaux à élargir leur action au-delà de l’accompagnement individuel. Si nous souhaitons participer à la construction d’une société plus transparente et plus équitable, il nous faut aussi pouvoir intervenir sur ce sujet. Il s’agit là d’une orientation qui peut avoir un impact sur l’avenir du travail social. En effet de tout temps, les travailleurs sociaux se sont adaptés pour aider la population face aux menaces qui minent le « vivre-ensemble ». Le développement des fake-news et du complotisme  questionne nos méthodes, nos outils et les finalités du travail social dans un monde en profonde mutation.

L’accompagnement social face aux théories du complot n’est donc pas seulement une adaptation technique aux nouveaux enjeux numériques. C’est un repositionnement de la mission émancipatrice du travail social à l’ère de l’information.  La capacité à discerner le vrai du faux devient une compétence citoyenne fondamentale. Dans cette perspective, chaque travailleur social devient un acteur de la démocratie, s’il contribue par son action quotidienne à renforcer les défenses collectives contre la manipulation et l’obscurantisme.

Sources :

 

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