Ah, la Gironde ! Ses vignobles, ses plages, son préfet… et ses courriers qui font frémir plus d’un gestionnaire de structure d’hébergement pour demandeurs d’asile. On croyait avoir tout vu, mais voilà que l’État, dans sa grande mansuétude, se pique de donner des leçons à ceux qui, au quotidien, rament pour offrir un toit à ceux qui n’en ont plus. Le tout, bien sûr, avec la délicatesse d’un éléphant dans un magasin de porcelaine.
J’ai reçu dans ma boite mail le courrier qu’un préfet adresse aux gestionnaires de centres d’hébergement. Sa forme et son contenu m’ont fortement ébranlé et m’a invité à rédiger cet article au nom de notre liberté d’expression à tous et à toutes.
Lettre ouverte, esprit fermé
C’est donc un beau matin du 3 avril dernier que plusieurs chefs de service de structures d’hébergement ont découvert dans leur boîte mail une missive du préfet. Un courrier qui, sous couvert de « Régularisation des déboutés de l’asile», ressemble furieusement à une injonction à la docilité. On y lit, entre les lignes, que l’État attend d’eux non pas qu’ils fassent leur métier, mais qu’ils deviennent les petits soldats d’une politique migratoire de plus en plus restrictive.
Le préfet, manifestement inspiré par les grandes heures de l’administration napoléonienne, y va de ses recommandations : il s’agit de « veiller à la bonne application des consignes nationales », de « signaler tout comportement déviant » (on imagine déjà la scène : « Allô, la préfecture ? J’ai surpris un résident en train de faire ceci ou cela… »), et bien évidemment de ne pas faire de vagues.
Première surprise, ce sont les chefs de service qui ont reçu le courrier. Ni les directeurs, ni les présidents d’associations n’ont été destinataires. Voilà qui est surprenant : un préfet qui s’adresse directement aux professionnels en première ligne via leur hiérarchie directe, sans passer par les instances de gouvernance, voilà qui est plutôt malvenu.
Que nous dit ce courrier ?
D’abord, ce courrier rappelle ostensiblement aux gestionnaires leur devoir d’appliquer strictement les consignes nationales en matière d’accueil et de gestion des demandeurs d’asile. Il insiste sur la nécessité de signaler tout comportement jugé « déviant » ou toute situation qui sortirait du cadre fixé par l’État. Derrière la neutralité apparente du propos, c’est une demande de vigilance accrue, voire de surveillance, qui est adressée aux gestionnaires d’établissements. Le préfet ne se contente pas de suggérer, il impose : il attend qu’ils deviennent les relais d’une politique migratoire de plus en plus restrictive.
Le courrier invite « à utiliser leur rôle de conseil pour dissuader les déboutés de I’asile hébergés » dans leur structure « de se maintenir illégalement sur le territoire dans l’espoir d’une hypothétique régularisation ». « Je souhaite que vous leur exposiez avec objectivité l’absence de perspectives de régularisation, et leur présentiez les dangers auxquels ils s’exposeraient seuls ou avec leurs enfants en cas de maintien en situation irrégulière ». Ce ne sont pas de menaces, non, le préfet, tel un humaniste, s’inquiète des conséquences d’un passage à la « clandestinité » des personnes et des familles.
En conséquence, écrit le préfet, « je vous invite dans cette optique à renforcer les liens que vous entretenez avec la Direction territoriale de I’OFII afin de systématiser |’offre de retour aux déboutés de l’asile. Je compte sur votre professionnalisme pour orienter les déboutés de l’asile et leurs enfants vers ce dispositif d’aide au retour et à la réinsertion ». Un bon professionnel se doit d’obéir n’est-ce pas ? Le reste ne serait qu’une forme d’assistance à des délinquants ou à des personnes qui se mettraient inconsidérément en danger.
Voilà où nous en sommes.
On aurait pu croire à une parodie tant le ton de cette lettre oscille entre le paternalisme et l’autoritarisme. Mais non, c’est bien réel. Le préfet, dans un élan de zèle administratif, enjoint les gestionnaires d’établissements à devenir en quelque sorte les yeux et les oreilles de l’État. La vision préfectorale semble agir comme si chaque structure d’hébergement était devenue un petit bureau de renseignement.
Le plus triste, c’est la façon dont la lettre s’inquiète du bien-être des résidents, tout en rappelant que la priorité reste la « maîtrise des flux migratoires ». On compatit, mais pas trop. On accueille, mais à condition de ne pas trop s’attacher. On aide, mais surtout, on obéit. L’ironie, ici, n’est pas un procédé littéraire, c’est la réalité nue, crue, servie sur un plateau d’argent administratif.
« En effet », écrit le préfet, « les dangers de la vie en clandestinité et de la vie à la rue sont réels ». « ni la répétition des demandes de titre de séjour ou d’asile, ni la durée de présence en France, ni la scolarisation des enfants, ni l’exercice d’un emploi de manière illégale, ni les interventions ne peuvent justifier la régularisation de leur situation ». Il s’agit de ne donner aucun espoir aux déboutés du droit d’asile. La suite nous montre un raisonnement implacable.
En effet, en refusant de rentrer dans leur pays, ces demandeurs d’asile deviennent des délinquants. Le préfet le dit avec des mots peu différents : « Bien au contraire, en se maintenant ainsi au mépris de toutes les décisions administratives et judiciaires prises à leur encontre, ils font la démonstration de leur manque d’intégration et du peu de cas qu’ils accordent au respect des lois de la République et me donnent ainsi tous les arguments utiles pour leur opposer un refus. » La démonstration est ainsi faite.
Des travailleurs sociaux sommés de choisir leur camp
Ce qui choque, au fond, ce n’est pas tant le fond du message. Après tout, l’État a toujours aimé rappeler qu’il est aux commandes – mais la forme. Ce ton comminatoire, cette suspicion, cette volonté de transformer des travailleurs sociaux en auxiliaires des services administratifs – ici pour organiser le retour au pays d’origine. On croyait que la mission des structures d’hébergement était d’accompagner, d’écouter, de soutenir. On découvre qu’il s’agit désormais de surveiller, de trier et surtout de convaincre au départ.
Le préfet, dans sa grande sagesse, oublie sans doute que les travailleurs sociaux qui interviennent en centres d’hébergement ne sont pas des robots, mais des professionnels engagés. Ils sont souvent épuisés, eux qui tiennent à bout de bras un système déjà à l’agonie. Leur demander de choisir entre leur éthique et leur obéissance, c’est leur demander de renier ce qui fait le cœur de leur métier. On imagine la scène : « Bonjour, je suis votre éducateur référent, et je suis là pour vous aider… à partir. »
Allons-nous vers un climat de suspicion généralisée ?
Ce courrier, c’est aussi le symptôme d’un climat particulier. On ne fait plus confiance aux professionnels, on les contrôle. On ne dialogue plus, on ordonne. On ne construit plus, on explique ce qui doit être fait. Le préfet, dans sa lettre, ne propose pas, il impose. Il ne questionne pas, il assène.
On aurait aimé un courrier qui reconnaisse la difficulté du travail, qui valorise l’engagement, qui propose un dialogue. Cette lettre peut être perçue comme une injonction à la soumission, un rappel à l’ordre, voire une invitation à la délation. On croyait que la République était un espace de débat, de confrontation d’idées, de respect des différences. On découvre avec ce courrier qu’elle est devenue un espace de contrôle, de surveillance, de normalisation.
La tentation du tout-sécuritaire
Ce glissement vers le tout-sécuritaire n’est pas anodin. Il traduit une incapacité à penser la complexité du social. Comment accepter que des jeunes mineurs étrangers avec des parcours remarquables d’intégration, soient du jour au lendemain, une fois leur majorité, devenus des indésirables qu’il faut vite exclure. Quel gâchis. Plutôt que de dialoguer, on impose. Les professionnel(le)s qui interviennent dans les structures d’hébergement peuvent-ils vraiment devenir les relais d’une politique qui va vers toujours plus d’exclusion ?
On aurait pu espérer que la crise migratoire soit l’occasion d’inventer de nouvelles formes d’accueil, de repenser la solidarité, de redonner du sens à l’action sociale. Elle est dans les faits liée à un durcissement, à une fermeture, à une régression. Le préfet, dans sa lettre, ne propose pas d’alternative, il impose une ligne.
Quand l’État confond service public et service d’ordre.
Ce qui est aussi choquant, c’est cette confusion entre service public et service d’ordre. Il est demandé aux gestionnaires de structures d’être les garants de la sécurité, pas de l’accueil. Il leur est demandé de signaler, de contrôler.
Faut-il le rappeler ? La mission première des professionnels de l’accueil est d’accompagner, d’écouter, de soutenir. L’accueil, ce n’est pas la surveillance. La solidarité, n’est pas la suspicion.
La résistance, dernier refuge de la dignité
Face à cette offensive, il existe une autre solution : la résistance. Résister à la tentation de la soumission, résister à la pression d’un État qui exclut, résister à la logique du contrôle. Résister, c’est refuser de devenir les complices d’une politique qui nie l’humanité de celles et ceux qui sont chez nous. Résister, c’est affirmer que l’accueil n’est pas une option, mais un devoir. Résister, c’est rappeler que la neutralité, ce n’est pas le silence, mais la capacité à penser, à questionner, à s’engager.
On aurait aimé que le préfet de Gironde fasse confiance aux professionnels, qu’il valorise leur engagement, qu’il propose un dialogue. Ce n’est pas la voie qu’il a choisie. Sa lettre provoque un réel malaise, car, sous couvert de neutralité, elle impose la soumission.
Alors, travailleurs sociaux, cadres et autres hérétiques de l’accueil, ne baissez pas les bras. Continuez à penser, à questionner, à résister. La République a besoin de vous, pas de petits soldats. Elle a besoin de votre engagement, pas de votre démission. Elle a besoin de votre intelligence, pas de votre obéissance.
Didier Dubasque
Photo : bearfotos sur freepik
2 réponses
Merci pour cette alerte vis à vis d’un état qui cherche à revenir sur la liberté d’action des fonctionnaires.
Peut-être rêvent-ils d’un retour aux statuts sous Vichy qui imposaient une obéissance stricte ?
Comme il y a 85 ans, résister peut relever de la nécessité citoyenne.
Bravo à vous.
Bonjour et bravo pour ce message qui montre la façon dont on demande aux travailleurs sociaux sur l’obéissance.
L’obéissance, c’est le thème du dernier numéro de VST que j’ai copiloté et que je peux vous faire envoyer.
Amicalement
JF