Penser, diagnostiquer et soigner l’indignité avec Cynthia Fleury

[current_page_url]

Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, nous propose dans son livre « La clinique de la dignité » une réflexion radicale et engagée sur la place de la dignité dans nos sociétés modernes. Loin d’être un simple concept abstrait, la dignité se révèle, sous sa plume, comme une valeur mise à mal par les institutions, les pratiques sociales et les logiques collectives qui prétendent pourtant la défendre.

Elle constate que si la dignité est aujourd’hui brandie dans les discours publics, elle est paradoxalement bafouée dans les faits. Des exemples ? Ils sont multiples, notamment dans les hôpitaux, les EHPAD, les prisons ou les centres pour migrants, où l’on assiste à une multiplication des atteintes à l’intégrité physique et psychique des personnes prises en charge dans ces structures.

La philosophe part d’un constat sans appel : la promesse de dignité portée par la modernité et les Lumières a été trahie. Les sociétés actuelles courent le risque d’un « devenir indigne ». Ce risque n’est pas seulement théorique ; il se manifeste dans la banalisation de l’indignité, dans la multiplication des situations où l’humain est traité comme un rebut, un déchet, un « sale ».

La dignité, valeur indissociable de l’humanité, est ainsi menacée de toutes parts. Il devient urgent de penser une véritable clinique de la dignité, capable de diagnostiquer les pathologies de l’indignité et de proposer des voies de soin et de réparation.

De la dignitas aristocratique à l’égale dignité : généalogie d’un concept

Cynthia Fleury retrace dans son ouvrage l’histoire du concept de dignité, depuis la dignitas aristocratique, réservée à une élite, jusqu’à l’idéal moderne d’une dignité universelle, fondement des droits humains. Elle montre comment cette valeur, censée être le socle de l’humanisme et de l’universalisme, s’est progressivement vidée de sa substance, au point de ne plus constituer un repère commun dans nos sociétés fragmentées.

La philosophe s’appuie sur les écrits de penseurs comme James Baldwin. Cet écrivain a analysé le racisme comme une des formes premières d’indignité (invisibilisation, délégitimation, déni de présence). Il donne à la dignité noire une portée universelle. Cynthia Fleury convoque également les théories du care qu’elle a déjà développé dans ses ouvrages pour souligner l’importance d’une dignité relationnelle, fondée sur la reconnaissance de la vulnérabilité et la réciprocité des existences.

L’indignité universelle : le revers de la dignité proclamée

L’un des apports majeurs de son livre est de montrer que l’indignité n’est pas l’exception, mais bien la règle dans de nombreux contextes institutionnels et sociaux. Ce qui est gravissime est que l’indignité s’installe et se systématise précisément là où le soin, la bienveillance et l’expertise sont censés prévaloir : dans les établissements de santé, les dispositifs d’accompagnement social, les politiques migratoires. Derrière la prise en charge de la dépendance et de la vulnérabilité se déploient des logiques de domination, d’inégalités et de dépendances subies.

Dans un des chapitres de son livre, il est question de la « clinique du sale ». C’est une analyse plutôt dérangeante de la manière dont certaines institutions fabriquent de l’indignité en invisibilisant, brutalisant ou reléguant certains individus au rang de déchets sociaux. C’est grave et les termes employés sont forts. Elle nous parle de la « banalité de l’indigne », cette accoutumance collective à l’humiliation et à la déshumanisation, qui finit par s’imposer comme une norme silencieuse.

C’est ce à quoi les travailleurs sociaux ne devraient jamais se résoudre. Or certaines conditions de travail conduisent à intervenir dans ce que m’a nommé récemment un collègue : des conditions dégradées. Ce sont justement ces conditions « dégradées » qui peuvent conduire à l’indignité.

Les pathologies de la dignité : violence, privation et fabrique de l’invivable

La philosophe a élaboré une véritable description et classification des pathologies de la dignité. Elle s’intéresse aux violences individuelles et institutionnelles, à la « fabrique de l’invivable » qui condamne certains à une existence indigne. Elle interroge la condition des « damnés de la dignité », ces individus qui, privés de reconnaissance, n’ont d’autre choix que de reconquérir leur dignité par la violence ou la résistance.

Elle insiste aussi sur le fait que la dignité n’est jamais acquise une fois pour toutes : elle est sans cesse menacée par les brutalités du monde, les modes dégradés de la vie en institution, l’inhabitabilité croissante de certains espaces sociaux. À l’âge de l’anthropocène, où l’effondrement écologique et l’hyperconsommation exacerbent les inégalités, la question de la dignité devient un enjeu politique bien que les élus ne s’en préoccupent pas.

Vers une clinique de la dignité : diagnostic, soin et action

Face à ce constat, Cynthia Fleury propose de refonder le concept de dignité à partir de ses marges. Elle pense nécessaire de s’appuyer sur les expériences des plus vulnérables, des exilés, des minorités, des soignants et des travailleurs sociaux. Cette « clinique de la dignité » ne doit pas être seulement un travail conceptuel, mais une pratique concrète. Nous devons être capable de diagnostiquer les situations d’indignité et de proposer des solutions adaptées.

Cette clinique s’inspire de l’éthique du care. Elle valorise la prise en compte de la fragilité humaine et la création de liens de réciprocité. Elle refuse toute position de surplomb ou de domination : la dignité ne peut être restaurée que dans la co-création, la participation active des personnes concernées, et l’apprentissage d’une « attention conjointe » dit-elle. Il s’agit de transformer le « dirty care », ce soin dégradé et humiliant, en un soin digne, où l’autonomie de chacun est respectée et où la vulnérabilité devient une force relationnelle.

L’indignation ne suffit plus : pour une dignité en action

Indignez-vous ! disait Stéphane Hessel dans un essai publié en 2010. Cynthia Fleury est plus réservée sur ce sujet. Disons qu’elle nous met en garde contre les rhétoriques de l’indignation, qui, si elles sont nécessaires pour dénoncer les injustices, ne suffisent pas à instaurer une véritable dignité en action. Elle propose de dépasser le simple théâtre de l’indignation pour construire une éthique du soin, fondée sur la reconnaissance mutuelle, l’attention à l’autre et la création de nouveaux biens communs.

Son propos s’achève sur un appel à l’action collective : il s’agit de bâtir une « politique de la dignité », de recréer des occasions de solidarité et de soin mutuel, à rebours des logiques de compétition et d’exclusion qui dominent aujourd’hui le monde. La dignité devient alors un principe organisateur de la vie sociale, une boussole pour repenser les institutions et les pratiques professionnelles, notamment dans le champ du travail social.

Conclusion : la dignité comme horizon du travail social

En proposant une clinique de la dignité, Cynthia Fleury ne se contente pas de dénoncer les failles de nos sociétés ; elle ouvre des pistes pour agir, soigner, réparer. Son ouvrage est un plaidoyer pour une reconquête de la dignité, à la fois individuelle et collective, dans un monde où celle-ci est sans cesse menacée.

Il valorise le rôle des professionnels de l’aide et du soin, qui, par leur engagement quotidien, incarnent cette dignité en action. Comme pour les travailleurs sociaux cela nous montre qu’il est possible de résister à l’indignité systémique.

source  :

 

Ecoutez Cynthia Fleury présenter son livre « la clinique de la dignité »

 


Photo : Cynthia Fleury, conférence 14 septembre 2018 par JeanAlix21 Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International

Articles liés :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.