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Numériques et fragilités humaines : un livre blanc pour mieux prendre en compte la population précarisée

L’Agence nouvelle des solidarités actives (Ansa) et la Fondation Sopra Steria–Institut de France viennent de publier une étude intéressante. Elle met le doigt sur une réalité souvent sous-estimée : La « transition numérique » (une transition qui dure)  provoque de sérieuses difficultés au sein de la population. Difficultés qui vont bien au-delà le simple accès aux droits.

Il est constaté que la crise sanitaire a accéléré cette transition et s’est transformée en crise sociale touchant de plein fouet les personnes les plus précaires et révélant de nouvelles fragilités humaines. On estime aujourd’hui à 15 % la part de la population française dont les revenus sont en dessous du seuil de pauvreté.

« L’importance des technologies numériques s’est accrue : télétravail, interactions avec les administrations dématérialisées, multiplicité des portails d’accès aux offres de services, etc. Les dispositifs des politiques sociales et les services d’accès aux droits n’échappent pas à cette logique de
dématérialisation, souvent sous-tendue par une volonté d’optimisation des moyens et d’économie budgétaire, malgré les communications positives sur la modernisation des services et le renforcement de l’efficacité ». Bref il s’agit avant tout de faire des économies de gestion quitte à investir dans des outils vite obsolètes

La première partie de ce livre rappelle comment les travailleurs sociaux sont impactés dans leurs pratiques professionnelles. Ils doivent aussi s’adapter à une évolution de la demande sociale. Le numérique impacte les pratiques, mais aussi les usages des professionnels et des personnes accompagnées : « les outils numériques ont un pouvoir transformateur des pratiques : les dispositifs comme les sites internet, plateformes d’accès aux droits type CAF, espaces personnels, etc., impactent la relation d’aide sociale. Initialement apparus dans le champ du travail, les outils et logiques numériques importent dans le champ de l’action sociale des logiques économiques, de rendement, de pilotage par le nombre, au détriment de l’accompagnement social »

Une double peine

L’étude montre aussi avec clarté ce que je tente d’expliquer depuis longtemps : c’est la double peine pour les publics fragiles. Pour pouvoir accéder à des services publics en ligne, les personnes doivent :

  1. Avoir accès à du matériel et une connexion ;
  2. Être en mesure d’utiliser le matériel (allumer l’ordinateur, faire fonctionner l’imprimante, etc.)
  3. Naviguer sur les interfaces, remplir les bons champs, etc. ;
  4. Disposer d’une identité numérique, dont la mise en œuvre est délicate pour une personne non avertie.

« L’usager du service se retrouve dès lors confronté à une double incapacité : celle de réaliser des
démarches basiques d’accès aux droits et celle de la maîtrise technique des services numériques proposés par l’administration ». C’est bien une double peine pour la personne qui peut conduire à la rupture, voire à l’abandon des démarches. S’ajoute à cet ensemble le langage et les règles administratives parfois peu claires ni explicites qui ne sont pas compris par les usagers de ces services.

Ce livre blanc va plus loin. Il a tenté d’abord de rappeler ce à quoi les personnes fragiles ont été confrontées pendant la crise sanitaire : « C’est au public précaire que l’on demande le plus d’utiliser les outils numériques ; or, c’est le public qui les maîtrise le moins.» explique un médiateur numérique qui a participé au sondage qui a permis la formalisation de ce document.

Un renforcement des inégalités sociales avéré pendant la crise sanitaire

L’analyse des difficultés rencontrées par les publics et des verbatims issus du sondage font ressortir plusieurs dimensions sur lesquelles la crise a renforcé les inégalités sociales :

  1.  L’emploi, et la perte d’activités et de revenus ;
  2. La fermeture des lieux d’accueil physiques et donc la raréfaction de l’offre d’aide disponible ;
  3. Le suivi de la scolarité, dans le cadre de « l’école à la maison » ;
  4. L’isolement et la souffrance psychique.

La fermeture des accueils au public a pu entraîner des ruptures de droits et peser sur les ressources financières des personnes. La crise sanitaire et ses conséquences économiques ont ainsi contribué à augmenter la pauvreté.

Certains publics jusqu’alors épargnés ont basculé dans la précarité. Ceux qui initialement non précaires, le sont devenu aussi à cause de leur absence de maitrise des outils numériques

Ce livre blanc montre aussi les nouvelles coopérations engagées entre professionnels et institutions. De nombreuses initiatives ont été prises pour trouver des réponses parfois innovantes. Le rapport parle de d’ »une chaîne humaine des solidarités pour préserver le lien social »

5 préconisations.

Enfin ce livre blanc et c’est aussi là son intérêt, présente une série de propositions en direction des pouvoirs publics. Pour autant, il ne faut sans doute pas s’illusionner sur leur prise en compte par les autorités et notamment les gestionnaires de plateformes d’accès aux droits alors qu’ils sont très concernés par ce sujet. Voilà ce qui est proposé :

  1. Il est nécessaire de concevoir les solutions numériques avec les experts d’usage. C’est-à-dire en garantissant la participation effective des utilisateurs finaux, notamment les personnes en situation de fragilité, les personnes en situation de handicap, les publics allophones, etc. ;
  2. Il faut pouvoir prendre en compte la diversité des situations  des personnes avec des services numériques orientés « solutions »  qui puisse personnalise l’offre de services pour chaque situation. Il est aussi important de prende en compte le temps d’appropriation du service numérique par les utilisateurs (garantir la sauvegarde partielle des données sans re-saisie, autoriser le recours à un tiers par l’utilisateur et l’identifier)
  3. Des services numériques facilement « appropriables » devraient favoriser les capacités des utilisateurs. Comment ? En privilégiant des approches souples et ludiques ;et en s’inspirant de ce qui fonctionne bien et a fait ses preuves.
  4. La simplification est nécessaire. Comment ? En garantissant le principe du « Dites-le nous une
    fois » (DLNUF)  ; En prévoyant des solutions audios et en langue étrangère  et en utilisant aussi un langage Facile à lire et à comprendre. (FALC). Par ailleurs une charte graphique « universelle » pourrait permettre de  développer une grammaire partagée du numérique.
  5. Cette dernière préconisation concerne les professionnels de l’action sociale et intervenants de la médiation numérique : il s’agit de les outiller et les former aux usages numériques ; (ce qui est engagé pour certains, mais pas tous dans le cadre du plan de formation continue des travailleurs sociaux avec la stratégie nationale pauvreté). Il est aussi proposé de mobiliser les plateformes de service et leurs concepteurs dans la formation des professionnels (sur ce point je me demande plutôt s’il ne s’agirait pas aussi de former les concepteurs de logiciels aux pratiques du travail social). Enfin, il est rappelé l’importance de créer des  liens durables entre les acteurs de la médiation numérique et les intervenants sociaux.

La technologie n’est « ni bonne, ni mauvaise, ni neutre » comme le veut la première loi de Kranzberg. Mais son usage massif imposé à la quasi-totalité de la population française a de quoi interroger. Outil de gestion, de contrôle, d’accès aux services, ces outils devraient être placés sous le contrôle citoyen notamment dans les usages des algorithmes qui tendent à se généraliser.  C’est  certes un autre sujet, mais nous aurions tous intérêt à nous en préoccuper.

 

 

Note : j’ai contribué à la réalisation de ce livre blanc ayant été interrogé par Louis Rouget de l’ANSA que je remercie ici. Je n’ai aucun intérêt particulier ni engagement auprès de l’ANSA ni de la Fondation Sopra Steria

 

Photo créée par luis_molinero – fr.freepik.com

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