Michel Serres : Que faire lorsque « les incultes » ont la parole ?

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Le philosophe Michel Serres, dans un entretien marquant au magazine l’Express en 2017 nous avait alerté. Il déclarait notamment : « Les incultes ont la parole, c’est là le grand changement ». Cette affirmation, provocatrice en apparence, soulève une question dans notre époque saturée d’informations : comment naviguer dans une société où chacun peut s’exprimer, mais où l’expertise est noyée dans le bruit ambiant ? On aimerait que Michel Serres soit encore parmi nous pour nous dire ce qu’il comprend de la situation actuelle. Mais bon, il nous a quitté en juin 2019. Il est certain que sa parole serait utile aujourd’hui. Son propos m’a donné envie d’écrire cet article sur ce que nous vivons actuellement au moment où une crise économique mondiale qui se profile.

Quand la viralité l’emporte sur la véracité.

Michel Serres attribuait ce « grand changement » aux technologies de l’information et aux modes modernes de communication. Là où autrefois seuls les lettrés comme Virgile ou Corneille avaient voix au chapitre, aujourd’hui, la télévision et les réseaux sociaux dominent. Ce qu’il appelait le « gazouillis » – traduction du mot anglais « tweet » – symbolise cette transformation. Selon lui, ces plateformes ont offert une tribune à ceux qui n’avaient pas accès auparavant à l’espace public. Celles et ceux qui n’y connaissent rien sur tel ou tel sujet se sont proclamés experts en tout. C’est logique, direz-vous, c’est même à la base de la démocratie. L’expression est libre.

Cependant, cette démocratisation de la parole n’est pas sans conséquences. Si elle permet à des voix marginalisées d’être entendues, elle favorise aussi la diffusion d’opinions non informées et de désinformations. Les algorithmes des réseaux sociaux amplifient souvent les contenus polarisants ou sensationnalistes, au détriment des analyses nuancées. Cette dynamique pose une question majeure à toutes les démocraties modernes : comment garantir un débat public éclairé dans un environnement où la viralité prime face à la véracité ?

L’érosion de l’expertise

Le philosophe soulignait non sans raison que l’expertise a toujours été le fait d’une minorité. Cela dans tous les domaines ! Que ce soit pour le vin, la musique ou la peinture, seuls 2 à 3 % d’une population maîtrisent réellement un sujet donné. Pourtant, dans un monde où chacun peut s’improviser expert sur X, Instagram ou YouTube, cette distinction entre savoir véritable et opinion personnelle tend à disparaître.

Cette situation est exacerbée par une culture de l’instantanéité. Les réseaux sociaux encouragent des échanges rapides et superficiels, limitant généralement la réflexion critique. Par exemple, le format court des messages ne permet guère de développer des arguments complexes. Cela conduit à une simplification excessive des débats publics et à une montée des discours populistes.

Comment se fait-il que la génération actuelle soit perçue comme moins intelligente ou moins critique que celle de nos ainées ? Cette vision n’est pas nouvelle certes, mais il y a désormais les outils numériques, qui ont instauré une culture de gratification instantanée. Ils rendent les individus dépendants des solutions rapides. Tout est fait ou presque pour réduire notre capacité à réfléchir en profondeur. Un simple exercice vous permettra de le vérifier : Suivez le journal de 20 heures d’une chaine de télévision. Qu’y voit-on ? Des faits spectaculaires sans analyse, des émotions mises en avant, des sujets importants éludés en une minute trente, rien qui nous invite à penser notre monde actuel au-delà des images censées nous capter.

N’oublions pas non plus la crise de l’attention qui caractérise notre époque. Le déclin de la lecture pour le plaisir, celle qui nous amène à réfléchir, est d’ailleurs une des conséquences directes de la consommation rapide de contenus numériques. Cette tendance réduit la capacité de chacun à engager une réflexion complexe et approfondie. Le matérialisme et la quête de validation en ligne (les petits pouces en l’air ou autres émojis)  sont devenus des obstacles au développement intellectuel.

Les dangers pour la démocratie

L’exemple de Donald Trump, cité par Michel Serres comme emblématique de notre époque, illustre bien ces dérives. Le président américain utilise X comme une arme politique pour contourner les médias traditionnels et mobiliser sa base électorale. Il a même créé son propre réseau afin de mieux enfermer ses « followers » dans une bulle conspationiste. Son usage des réseaux sociaux a également contribué à polariser davantage le débat public et à légitimer des pratiques telles que la désinformation ou les attaques personnelles sans qu’il soit à un instant véritablement inquiété. Pire même, il a le culot d’accuser de désinformation tous les chercheurs et scientifiques qui ne pensent pas comme lui. On voit le résultat. C’est affligeant et… dangereux.

Cette tendance n’est pas isolée et cela fait plusieurs années que cela dure : Brexit, Poutine ou Erdogan sont autant d’exemples qui nous montrent comment les technologies numériques peuvent être utilisées pour manipuler l’opinion publique par des régimes autoritaires et anti-démocratiques. Ces phénomènes rappellent que tout progrès technologique a un coût : l’accès universel à l’information peut se traduire non seulement par la désinformation, mais aussi par une crise de confiance envers les institutions et les experts.

Une opportunité pour repenser le débat public ?

Face à cette réalité, il serait tentant de céder au pessimisme. Mais Michel Serres lui-même refusait cette posture. Il voyait dans ces bouleversements une occasion de réinventer nos modes de communication et d’apprentissage. Par exemple, il plaidait pour une approche en réseau où chaque individu aurait quelque chose à apporter au débat collectif.

Cette vision invite à repenser notre rapport au savoir. Plutôt que de chercher à exclure les « incultes », il s’agirait d’encourager une culture du dialogue et de l’éducation mutuelle. Cela passe par plusieurs actions concrètes qui peuvent être portées par notre communauté éducative, mais aussi tous les professionnels de l’aide et du soin.

Que faire alors dans un tel contexte ?

Il n’y a pas de recettes faciles ni simples. C’est bien là le problème. Pour autant, nous devrions travailler sur trois aspects qui restent sous-utilisés :

  • Renforcer l’éducation aux médias. Il s’agit d’apprendre aux citoyens à distinguer les faits des opinions et à détecter les fake news. C’est essentiel pour préserver un débat public sain et équilibré.
  • Valoriser l’expertise sans exclure. Les experts – les vrais, ceux qui passent un temps conséquent pour travailler leur sujet – doivent trouver des moyens plus accessibles pour partager leurs connaissances avec le grand public. Certains sites sont là pour cela. Je pense à « The Conversation », Cairn, mais aussi Wikipedia – critiqué par Trump et consort – sans oublier les sites d’information d’actualité solides en connaissant leurs tendances ( Le Monde, Le Figaro, l’Express, Médiapart, Reporterre…)
  • Encourager la participation citoyenne. À l’inverse des réseaux qui favorisent le factuel et l’émotionnel, il nous faut développer des plateformes numériques pouvant être utilisées pour favoriser des discussions constructives plutôt que polarisantes. Je n’ai pas d’exemple à vous donner. (Si vous en avez, n’hésitez pas à les communiquer en commentaire)

 

La responsabilité des travailleurs sociaux

Dans ce contexte, quel rôle peuvent jouer les travailleurs sociaux ? En tant qu’acteurs de terrain, ils sont souvent confrontés aux conséquences directes de ces transformations sociétales : désinformation sur les droits sociaux, méfiance envers les institutions ou encore isolement numérique. Leur mission s’élargit au fil du temps pour inclure :

  • L’accompagnement numérique : on ne peut l’ignorer aujourd’hui, des milliers de travailleurs sociaux, de médiateurs et d’animateurs aident les publics vulnérables. Ils leur expliquent comment s’y prendre pour naviguer dans le monde digital qui n’est pas fait pour eux. Ils tenent aussi de développer leur esprit critique.
  • La médiation culturelle : C’est un sujet trop peu investi. C’est ce qui est en train de se développer aux États-Unis face au populisme et à la Broligarchie qui se met en place. Il s’agit de favoriser des espaces où différents points de vue peuvent s’exprimer sans jugement ni violence.
  • La sensibilisation aux enjeux démocratiques  : là aussi les travailleurs sociaux américains nous montrent l’exemple dans le cadre d’actions collectives. L’objectif est de rappeler que chaque voix compte tout en soulignant l’importance d’un débat basé sur des faits.

 

Conclusion : entre vigilance et espoir

Le constat dressé par Michel Serres est sans appel : nous sommes entrés dans l’ère où « les incultes ont la parole ». Mais loin d’être une fatalité, cette situation peut devenir une opportunité si nous savons en tirer parti. Cela nécessite un effort collectif pour réconcilier expertise et participation citoyenne, tout en adaptant nos institutions aux défis du numérique.

En fin de compte, comme le disait lui-même le philosophe, « tout moyen de communication est à la fois la meilleure et la pire des choses ». À nous de faire en sorte que cette révolution technologique soit avant tout un levier pour renforcer notre démocratie et notre vivre-ensemble.

 

Sources de l’article :

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