Michel Autès : une pensée fondatrice pour le travail social, entre complexité, engagement et émancipation

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Le sociologue Michel Autès vient de nous quitter. Sa disparition marque une perte importante pour le  travail social, tant son apport a contribué à interroger et renouveler la compréhension de nos pratiques et des politiques mises en oeuvre dans notre secteur. Sociologue, chercheur au CNRS, formateur, penseur du social, il a consacré près de cinquante ans à l’analyse de la fonction même du travail social, de ses paradoxes et de ses évolutions. Il s’est toujours efforcé  de dépasser les clivages disciplinaires pour offrir une vision globale et critique de l’action sociale.

Emmanuel Jovelin le décrit ainsi dans sa préface du livre « Dire le social » :  Il nous parle de « l’itinéraire d’un chercheur hors du commun, qu’il fallait capitaliser, parce qu’il fait partie de ces hommes « invisibles/visibles », travaillant dans l’ombre avec efficacité et sans bruit ». En effet c’était un homme discret loin du tapage médiatique. Discret mais engagé.

Un pionnier de l’objectivation scientifique du travail social

Michel Autès est unanimement reconnu comme l’un des pionniers d’une objectivation des politiques sociales et des subjectivités professionnelles. Là où le travail social était longtemps resté à la marge du champ académique, il a œuvré à lui donner une légitimité intellectuelle, en articulant sociologie, histoire, philosophie, psychanalyse et analyse politique. Sa démarche a été nourrie par une fréquentation assidue des grands penseurs (Durkheim, Foucault, Castel, Devereux, Gauchet, Latour…). Il visait à comprendre le travail social non comme une simple technique d’assistance ou de gestion, mais comme un « objet » complexe, traversé par des enjeux de subjectivité, d’idéologie et de pouvoir.

Il a ainsi contribué à faire émerger le travail social comme un champ d’étude à part entière bien qu’il ne souhait pas que le travail social devienne une discipline. Mais il reconnaissait que son champ est doté de ses propres problématiques, méthodes et objets. Il s’est aussi refusé d’enfermer le travail social dans une définition figée. Cette ambition s’est traduite par de nombreux ouvrages et articles qui ont marqué plusieurs générations de professionnels et de chercheurs, et par son engagement dans la structuration de la recherche en travail social dans notre pays.

Le travail social : une réalité plurielle, paradoxale

L’un des apports majeurs de Michel Autès est d’avoir montré que le travail social ne se laisse pas enfermer dans une définition unique ou une identité stable. Il insiste sur le caractère « indéfini » du travail social. Il se manifeste à travers la diversité de ses métiers, de ses objets, de ses publics et de ses pratiques. Cette pluralité n’est pas un défaut, mais la condition même de son efficacité et de sa vitalité : le travail social tire sa force de sa capacité à naviguer entre des logiques contradictoires, à composer avec l’incertitude, à inventer sans cesse de nouvelles réponses aux besoins sociaux émergents.

Michel Autès a identifié au cœur du travail social un double paradoxe : il est à la fois « gardien de la paix sociale » et « producteur d’émancipation ». D’un côté, il contribue à la cohésion et à la régulation de la société, en assurant la prise en charge des plus vulnérables, en prévenant les ruptures, en maintenant l’ordre social. De l’autre, il est porteur d’une promesse d’émancipation individuelle et collective, en permettant à chacun de s’affranchir des déterminismes, d’accéder à l’autonomie, de participer à la vie sociale. C’est bien de cela qu’il s’agit. Cette tension structurelle traverse toutes les pratiques et toutes les politiques sociales, et explique en partie les crises récurrentes d’identité, de légitimité et de reconnaissance qui affectent notre secteur.

L’analyse des transformations du travail social et de ses métiers

couv les paradoxesMichel Autès a été l’un des premiers à proposer une lecture historique et sociologique des grandes transformations du travail social depuis l’après-guerre. Dans ses ouvrages phares, tels que Les paradoxes du travail social ou Travail social et pauvreté, il montre comment le travail social s’est progressivement déplacé de l’aide aux « inadaptés » à la lutte contre l’exclusion, sous l’effet des mutations économiques, politiques et culturelles

Il analyse en profondeur la montée en puissance de la question de l’insertion, qui place le travail et l’emploi au cœur des pratiques sociales. Il interroge aussi la capacité du travail social à répondre aux nouvelles formes de vulnérabilité, de précarité et de marginalité. Pour lui, l’insertion n’est pas seulement une politique publique ou un dispositif technique, mais un « cheval de Troie » qui transforme en profondeur les finalités, les méthodes et les valeurs du travail social. On ne peut pas dire qu’il a tort.

Il met également l’accent sur la recomposition des métiers du social, confrontés à la fois à une diversification des publics et à une montée des exigences de professionnalisation. Il nous parlait déjà depuis plusieurs années d’une crise persistante de reconnaissance et d’attractivité. Selon lui, la réponse à ces défis ne réside pas dans une simple adaptation des compétences, mais dans une transformation profonde des pratiques, des alliances et des représentations collectives.

Le travail social comme fabrique du lien social

Un autre apport central de Michel Autès est d’avoir montré que le travail social est avant tout une « fabrique du lien social ». Face à la montée de l’exclusion, de la pauvreté, de la fragmentation sociale, il ne s’agit pas seulement de gérer des dispositifs ou de distribuer des aides. Il permet aussi de créer les conditions symboliques et pratiques de la reconnaissance de l’autre, de son appartenance au corps social en faisant vivre  la solidarité.

Il insiste sur le fait que l’efficacité du travail social est avant tout symbolique : il ne peut pas, à lui seul, résoudre les problèmes structurels de la société.  Mais il peut ouvrir des espaces de médiation, de dialogue, d’innovation, qui permettent de dépasser les logiques purement gestionnaires ou compassionnelles. Michel Autès a analysé notamment le rôle des politiques d’insertion, des dispositifs territorialisés, de l’action collective, comme autant de « nouvelles alchimies du lien social » qui cherchent à répondre aux défis actuels d’une société qui produit l’exclusion.

La subjectivité et l’idéologie au cœur de l’intervention sociale

couv dire le socialPlus récemment, Michel Autès a aussi renouvelé l’analyse du travail social en y introduisant la question de la subjectivité et de l’idéologie (notion qu’il emprunte à Michel Foucault). Pour lui, le travail social n’est pas seulement une affaire de techniques ou de dispositifs. C’est une pratique traversée par des enjeux de sens, de langage, de pouvoir, d’identité. Il montre que la subjectivité n’est pas seulement ce qui fait la singularité de chaque individu. Il y a aussi une dimension historique et culturelle, où chaque personne invente et subit sa place dans le collectif.

Il souligne aussi l’importance de l’idéologie dans la manière dont le travail social est pensé, organisé, légitimé. Il critique notamment l’idéologie du «psychologisme», qui tend à réduire les problèmes sociaux à des difficultés individuelles. Il plaide pour une approche qui articule le subjectif et le collectif, le singulier et le social. Cette réflexion a permis de mieux comprendre les paradoxes de l’intervention sociale, ses impasses, mais aussi ses potentialités émancipatrices.

Le travail social en quête de légitimité et de reconnaissance

couv TS et legitimiteDans ces dernières années, Michel Autès s’est investi dans la réflexion sur la légitimité du travail social, à l’heure où les politiques publiques sont de plus en plus marquées par des logiques gestionnaires et néolibérales. Les professionnels du social sont en quête d’une nouvelle reconnaissance écrit-il avec ses collègues Jean-Sébastien Alix et Éric Marlière. Dans cet ouvrage collectif, contrairement à l’idée qui émerge de faire du travail social une science, il a voulu introduire une controverse (notion centrale pour Michel) et montrer les impasses qui apparaissent en termes de savoirs, de méthodes, de formation, de rapport à la recherche. Pour lui, la légitimité du travail social est une problématique qui dépasse la seule question de la science, c’est un enjeu politique.

Il met en garde contre une vision purement techniciste ou instrumentale du travail social, qui ferait l’impasse sur sa dimension politique, éthique, voire symbolique. Pour lui, la reconnaissance du travail social passe par la capacité à produire des savoirs spécifiques, à croiser les regards entre chercheurs, praticiens et publics, à inventer de nouvelles formes de recherche collaborative et participative. (Pour que vivent les recherches – action) Il insiste sur la nécessité de penser le travail social comme un acte, une situation qui engage, et non comme une simple application de normes ou de procédures.

Un penseur engagé, un compagnon du travail social

Au-delà de ses apports théoriques, Michel Autès a été un compagnon de longue date du travail social, engagé dans la formation, la recherche, l’accompagnement des professionnels et des institutions. Son parcours, marqué par une grande modestie, une curiosité intellectuelle sans cesse renouvelée, une capacité à dialoguer avec tous les acteurs du champ social, a profondément marqué celles et ceux qui l’ont rencontré, lu ou entendu… Et j’en fais partie.

Il a contribué à faire du travail social un espace de réflexion critique, d’innovation, de résistance aux logiques d’exclusion et de domination. Il a aidé des générations de professionnels à penser leur pratique. Il les a aidé à affronter les paradoxes et contradictions de leur travail en y apportant un éclairage correspondant à leurs pratiques.  Il nous a ainsi aidé à mieux comprendre nos incertitudes, les crises actuelles et à venir. Il nous a aussi invité  à inventer de nouvelles manières de faire et d’être ensemble.

Conclusion : un héritage pour l’avenir du travail social

Michel Autes 1 source la vie des ideesL’œuvre de Michel Autès demeure une référence incontournable pour toutes celles et ceux qui s’intéressent à l’action sociale, à la lutte contre l’exclusion, et à la construction du lien social. Par sa capacité à articuler théorie et pratique, à penser le travail social dans toute sa complexité, il nous laisse un héritage précieux pour affronter les défis actuels que nous rencontrons : crise de l’attractivité des métiers, montée des inégalités, recomposition des politiques sociales, quête de sens et de reconnaissance des professionnels.

Sa pensée invite à ne jamais céder à la tentation de la simplification. Il nous donne à voir la richesse et la difficulté du travail social. Il valorise l’engagement, la créativité, la solidarité. Il nous rappelle que le travail social, loin d’être une simple technique ou une administration de la misère, est un enjeu politique, éthique et humain majeur, au cœur de la démocratie et du vivre-ensemble.

C’est pourquoi je vous invite à lire et à relire ses ouvrages. Ils sont d’une clarté évidente et sans jamais faire de raccourci, il parle de notre légitimité, de notre capacité de critique et d’invention qui continuera d’inspirer les travailleurs sociaux tout comme les chercheurs et les citoyens, et cela pour longtemps. Car vous le verrez ses apports ne vieilliront pas avec le temps.

Je vous invite aussi à l’écouter il était intervenu en 2012 à l’occasion de journée d’études s’intitulant Construire de nouvelles légitimités pour le travail social. Le titre de sont intervention : « le travail social, art de dire, art de faire » :


Sources et à lire

 


Photo : capture d’écran de l’intervention de Michel Autès à la Faculté de Lille

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4 réponses

  1. Une rencontre avec Michel Autes laisse des traces ..analyse de la complexité et une mise en valeur du travail social ..
    à la fois clarté et simplicité de ses propos..un grand Monsieur qu’on n’oublie pas.!!.
    Christine Delalande Dauzié

  2. Je suis ému à la lecture de cet bel article consacré à Michel Autès. Ému de sa disparition. Ému aussi car je l’avais rencontré à plusieurs reprises et les quelques échanges avec lui avaient été nourrissants donnant du souffle au rôle du travail social. Ému aussi en pensant à un article de lui paru à la fin des années 1970 dans une revue belge « Contradictions », un article sur travail social et pauvreté qui, avec d’autres, vertébra ma réflexion et mes pratiques tout à au long de mon histoire professionnelle. Cet article faisait référence au travail conduit par une équipe pluri-professionnelle de TS au sein de ce qui s’appelait une mission spécifique de la CAF de Lille sur le quartier de l’Alma Jacquet et qui donna lieu ensuite à un ouvrage intitulé « Travail Social Changement Social », une thématique qu’il ferait bon faire revenir dans la formation des professionnel(le)s.
    Merci Philippe pour cet article fort élaboré qui fait hommage à la pensée d’un homme important pour les pratiques du TS.
    Philippe Cholet

  3. Je salue la mémoire de Michel Autes que j’avais eu le plaisir et l’honneur de faire intervenir à plusieurs occasions auprès de professionnels et d’étudiants et j’invite chacun à la lecture de ses travaux comme Didier l’a si bien écrit.

  4. Oui il faut lire Michel Autès. Et il était aussi un homme attentif, je n’oublierai pas nos échanges riches et toujours agréables.

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