Livre ouvert | contrer les fausses évidences : peut-on réussir sans effort ni aucun talent ?

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Il est une conviction qui, pour être légitime qu’elle puisse apparaitre, est particulièrement pernicieuse, c’est celle du mérite. Non, il ne suffit pas de bien travailler et de se donner à fond pour réussir.

vignette livre gilles vervischLa méritocratie est un mythe bien ancré dans notre société. Les gens qui réussissent ne le devraient qu’à eux-mêmes, à leurs propres efforts et à leurs talents. Seuls les jaloux ou les envieux le contesteraient.

Cette conviction plonge ses racines dans la superstition. Les stoïciens de l’Antiquité étaient persuadés que rien de ce qui arrive dans la vie ne survient par hasard, mais ne fait qu’accomplir la volonté de Dieu. L’éthique protestante ne dit rien d’autre, quand elle croit en une prédestination considérant le succès comme écrit d’avance.

Cette croyance a été amplifiée par l’esprit du capitalisme qui promeut les gagnants et stigmatise les perdants. Comme il n’y aurait qu’une seule place à prendre, seules les méritants l’obtienne. Il serait donc conforme d’éliminer les uns pour conserver les autres. Légitimer ceux qui ont réussi en louant leur vertu, c’est induire que ceux qui ont échoué n’en sont pas pourvus !

C’est le philosophe Épictète qui, le premier, établit qu’« il est des choses qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous ». Machiavel renforça cette opposition au déterminisme du mérite. Il distingue la virtū (talent, intelligence, persévérance) de la fortuna (chance, hasard, sort). Deux personnes peuvent posséder les mêmes qualités, produire des efforts identiques, avoir la même stratégie, sans obtenir pour autant les mêmes résultats.

Si on ne peut gagner à tous les coups, cela signifie que, ceux qui ont raté, ont déployé, eux aussi, déployé des efforts. Il ne suffit donc pas d’entreprendre pour réussir. Si les hommes sont malheureux, affirme très joliment l’auteur, c’est qu’ils ne cessent de vouloir ce qui ne dépend pas d’eux.

Au final, je peux donc faire tous les efforts du monde, des facteurs extérieurs peuvent entraver ma réussite et me faire échouer. Origines sociales, ethniques, culturelles, religieuses pèsent alors comme autant de facilitateurs ou de handicaps potentiels pour satisfaire mon ambition.

Mais, que signifie exactement « réussir » ? Les cases à cocher pour y parvenir sont infinies et toujours aléatoires. Si chacun cherche à arriver, il suit la voie qui lui semble la plus adéquate, sans jamais n’avoir la bonne recette garantie, ni en maîtriser totalement et à coup sûr les ingrédients.

La fable du mérite a la particularité de justifier les inégalités de notre société. Mais aussi de nous rendre bienveillants envers nous-même et malveillants envers autrui : si je réussis, c’est grâce à moi. Si je rate, c’est à cause des autres !

La voie qui nous garantit sans doute la meilleure façon de prévenir les conséquences de ses propres échecs. C’est celle de l’humilité envers soi-même et de la solidarité envers les autres, notamment ceux qui ont échoué.

 


Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »

Il est signé Jacques Trémintin


Lire aussi :

  • Le système des inégalités, Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, Éd. La découverte, 2008, 122 p., Le lecteur qui souhaitera trouver une radiographie intelligente et précise des inégalités dans notre pays ne pourra passer à côté de ce petit ouvrage passionnant.
  • La société des égaux, Pierre Rosanvallon, Seuil, 2011, 428 p., Les progrès de la citoyenneté politique que l’on a pu constater ces dernières années sont allés de pair avec la régression de la citoyenneté sociale. On n’a jamais autant parlé des inégalités, mais on n’a jamais aussi peu fait pour les réduire.
  • Contre l’école injuste !, Philippe Champy et Roger-François Gauthier, Éd. ESF, 2022, 94 p. Comment expliquer le déni collectif face aux fractures de l’école que les réformes des vingt dernières années n’ont fait qu’accroître ? Les auteurs mettent en accusation l’imaginaire collectif dominant construit autour de toute une série de mythes. Que ce soit la soi-disant « méritocratie républicaine », les prétendues bonnes procédures d’orientation, la supposée égalité des chances, l’affirmation des savoirs incontestables dispensés…

 


BONUS

Rencontre avec Sébastien Goudeau, Maître de conférences en psychologie sociale Université de Poitiers/CNRS

Les nombreuses études menées sur la question scolaire, depuis les années 1970, ont toutes abouti aux mêmes conclusions : le poids considérable de l’origine sociale dans le parcours scolaire des enfants. Sébastien Goudeau nous explique combien les inégalités sociales à l’école sont le reflet de celles qui règnent dans le reste de la société et de quelle manière il serait possible de changer la donne

JT : les inégalités sociales à l’école ont-elles reculé depuis les années 1960 ?

Sébastien Goudeau : non, elles n’ont pas reculé. Si démocratisation il y a eue, c’est d’un point-de-vue quantitatif, pas qualitatif. Comme il y a soixante ans, il n’y avait quasiment pas d’enfants issus de milieux populaires à l’université, leur présence actuelle aussi faible soit-elle peut donner le sentiment d’une progression. Les statistiques du ministère de l’Éducation nationale pour l’année scolaire 2019-2020 montrent le décalage existant : les enfants d’ouvriers représentent 12 % de l’ensemble des étudiants, alors que cette catégorie sociale constitue 21 % de la population active. À l’opposé, les enfants de cadres supérieurs représentent 34 % des étudiants, alors que leurs parents forment seulement 18 % des actifs. Et si l’on trouve aujourd’hui une plus grande proportion d’enfants de milieux populaires dans les études supérieures en psychologie ou sociologie, par exemple, tel n’est pas le cas de certaines filières comme le droit, la médecine ou les grandes écoles. Cette répartition inégale est le fruit d’une élimination progressive des élèves de milieux populaires des filières générales et d’une sélection qui se fait à leur désavantage.

JT : doit-on incriminer un déficit culturel au sein des milieux défavorisés ?

Sébastien Goudeau : la socialisation des milieux populaires n’est en rien inférieure à celle des couches moyennes et supérieures. Les familles pauvres ne sont ni démissionnaires, ni moins stimulantes, ni rejetantes de l’école. Simplement, les savoirs et compétences qui sont le produit de leurs modes de vie et de leurs pratiques parentales ne sont ni légitimées, ni valorisées, se trouvant en porte-à-faux avec ce qu’attend un système scolaire plus conforme aux standards des classes moyennes et favorisées.

JT : Quels sont alors pour vous les racines de ce divorce ?

Sébastien Goudeau : on ne peut dissocier les conditions matérielles de vie d’une famille et le potentiel de réussite à l’école. Je vous donne un exemple : beaucoup de parents de milieu aisé associent l’apprentissage du savoir avec le plaisir. Cela leur est facile, car leur propre activité professionnelle est valorisante. Par contre, il est difficile pour un adulte qui rentre le soir épuisé par un travail mal payé et déconsidéré, d’assimiler l’effort avec la satisfaction et le bien-être. L’idée que l’on peut apprendre en s’amusant est en décalage avec son expérience de vie quotidienne et il est moins probable qu’il s’engage dans des pratiques éducatives favorisant le jeu pour développer des compétences.

JT : L’école est-elle réformable, dès lors où elle est à l’image de la société de compétition et de performance qui la porte ?

Sébastien Goudeau : il y a deux façons de lutter contre les inégalités sociales à l’école. D’abord, l’intervention individuelle auprès des élèves : beaucoup d’enseignants agissent dans ce sens, expliquant à ceux qui sont en échec qu’ils ne sont pas moins intelligents que les autres, cette intelligence étant comme un muscle, si on la développe. Ils les encouragent et les soutiennent. Mais, même si c’est utile et nécessaire, ce n’est pas suffisant. Car, il faudrait parallèlement engager des réformes structurelles réorganisant globalement l’école. Les deux approches doivent être menées de front pour faire reculer les inégalités.

JT : est-ce vraiment ce qui se passe aujourd’hui ?

Sébastien Goudeau : si je ne prends que l’université, la mise en place d’une sélection à son entrée va dans le sens inverse. On constate que ce ne sont pas les plus motivés qui en profitent mais les étudiants possédant les meilleures ressources économiques et culturelles. Les pays qui ont le mieux réussi à faire reculer le poids de l’origine sociale se trouvent en Scandinavie, là où l’école est la moins compétitive de toutes.

Propos recueillis par Jacques Trémintin pour le Journal de l’animation n°233

 


photo : Krakenimages.comAuteur Krakenimages.com

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Une réponse

  1. Bonjour, le 5 décembre les agents de France travail seront en grève contre l’externalisation de l’accompagnement, les suppressions de 500 postes chez FT (et 2700 annoncées pour 2027) et le gel de nos salaires.
    Une vraie souffrance pour les agents confrontés au désespoir de certains usagers alors que les bénéficiaires du RSA et leur conjoint vont être soumis à l’inscription dans nos fichiers.

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