L’éducateur spécialisé : entre injonctions institutionnelles et humanités ordinaires

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David Puaud est éducateur-spécialisé, ancien moniteur-éducateur et aujourd’hui docteur en anthropologie sociale et ethnologie. C’est une belle carte de visite pour nous parler de ce métier qu’il connait bien et aime tant : celui d’éducateur spécialisé. David, que je connais un peu, est formateur à l’IRTS Poitou-Charentes et chargé d’enseignement à Sciences Po (Campus de Poitiers) ainsi qu’à l’université de Poitiers en tant qu’anthropologue. Il a longtemps travaillé par le passé au sein d’un service de prévention spécialisée. Dans un ouvrage déjà un peu ancien publié en Belgique, il nous parle du métier. Et sa façon de le faire mérite que l’on s’y arrête.

Il nous révèle dans son essai « Le travail social ou l’art de l’ordinaire » une profession tiraillée entre logique gestionnaire et exigence éthique. L’éducateur spécialisé incarne ce paradoxe  : ce professionnel est mandaté pour faire entrer dans les normes les personnes, notamment les mineurs vulnérables, tout en puisant dans les gestes infimes du quotidien les ressorts d’une véritable politique du « care », c’est-à-dire du prendre soin.

Une ambiguïté fondatrice d’un métier pas comme les autres

L’éducateur spécialisé s’inscrit dans une dualité sémantique qui nous éclaire : issu du latin « educare » (nourrir, instruire) et « educere » (conduire hors de), sa pratique oscille entre imposition normative et émancipation par la relation. Cette ambivalence traverse les missions actuelles qu’il assume. Il y cohabite à la fois une forme de contrôle social tout en favorisant l’accompagnement vers l’autonomie.

Il existe, à travers les origines étymologiques du terme éducateur, deux conceptions pratiques de l’action sociale : celui de la prise en charge d’usagers relative au terme educare et celui de la prise en compte d’individus lié au mot educere.  (Le sociologue et ami Saül Karsz nous avait dit qu’il fallait passer de la prise en charge à la prise en compte« ). Au quotidien, les pratiques restent majoritairement influencées par le modèle propre au terme educare. Comme le souligne David Puaud, l’éducateur devient ce « passeur » capable de transformer les contraintes institutionnelles en leviers d’émancipation par la qualité de présence qu’il déploie.

Mais ce n’est pas si simple. Les réformes successives des formations diplômantes ont accentué une tension. Le référentiel de 2018 a voulu construire le métier sur des logiques de « compétences » (notamment dans le champ de l’évaluation), les professionnels avaient alors dénoncé une forme de dérive « technocratique » occultant l’essence du métier dans sa dimension relationnelle. Cette contradiction s’est cristallisée dans l’évolution des formations, au moment où les « domaines de compétence » ont remplacé les « unités de formation ». Ce fut là le signal d’une profonde une mutation des représentations du travail social.

Depuis sa création en 1967, le diplôme d’État d’éducateur spécialisé a connu cinq réformes majeures. Elles sont le reflet de tensions entre professionnalisation universitaire et ancrage pratique. La dernière en date, initiée en 2018, parachève une mutation engagée au tournant des années 2000 vers un modèle hybride mêlant référentiel de compétences et exigences académiques, non sans susciter des résistances fort compréhensibles.

Que nous dit David Puaud ?  « À travers les réformes des formations, les mots ont changé et ont pour conséquence la modification notamment des pratiques sensibles ». Par exemple, depuis la réforme en 2007 du diplôme des éducateurs spécialisés, dans les Instituts régionaux des travailleurs sociaux, les unités de formation sont devenues des domaines de compétences. Comme l’indiquait Franck Lepage lors d’une de ses conférences gesticulées : « la compétence ça tue le métier, on préconise des savoirs être et non des savoirs faire, des compétences à obéir à une autorité » (2012).

Mais qu’est-ce qu’un éducateur spécialisé ?

Il y a d’abord la définition officielle qui passe par le diplôme d’État : Celui-ci atteste des compétences nécessaires pour accompagner, dans une démarche éducative et sociale globale, des personnes, des groupes ou des familles en difficulté dans le développement de leurs capacités de socialisation, d’autonomie, d’intégration ou d’insertion. C’est un professionnel qui intervient dans le cadre de missions institutionnelles pour soutenir des personnes vulnérables ou en situation de handicap, en favorisant leur développement personnel et social. Son référentiel de compétence précise bien qu’il agit dans une démarche éthique, respectueuse de l’altérité, et adopte une posture réflexive sur ses pratiques professionnelles.

Dans le contexte actuel, l’éducateur spécialisé se distingue aussi par sa compétence à créer des liens de confiance et à développer des micro-traces d’hospitalité. Ces gestes apparemment anodins, comme partager un moment, écouter attentivement ou accompagner dans les tâches quotidiennes, sont essentiels pour soutenir l’inclusion et la réinsertion des personnes prises en charge. Comme le souligne David Puaud, ces actions quotidiennes constituent le cœur de « l’art de l’ordinaire », une pratique qui valorise l’attention aux détails et la présence humaine dans les interactions sociales.

C’est un « passeur » confronté à une logique gestionnaire et les exigences relationelles

Ce professionnel est aujourd’hui confronté à des pressions contradictoires. D’une part, les logiques managériales et les exigences de rendement poussent vers une standardisation des pratiques. D’autre part, les éducateurs doivent maintenir une approche personnalisée et relationnelle, essentielle à l’efficacité de leur travail. Cette tension est permanente et ne date pas d’aujourd’hui..

Malgré leur rôle clé dans le maintien du lien social – je pense notamment à ceux qui agissent en milieu ouvert dans les banlieues  – les éducateurs spécialisés peinent à obtenir une reconnaissance à la hauteur de leurs engagements. Leur travail, souvent invisible dans les statistiques officielles, nécessite une valorisation symbolique et professionnelle pour être pleinement reconnu comme un acteur essentiel de la cohésion sociale. Aujourd’hui, certains se perçoivent comme réduits à une simple ligne budgétaire dans un tableau Excel.

Dans les faits, l’éducateur spécialisé incarne une profession à la fois humble et stratégique. Il est capable de transformer les micro-interactions quotidiennes en leviers de changement social. Sa capacité à naviguer entre les injonctions institutionnelles et les besoins individuels en fait un acteur incontournable dans la construction d’une société plus solidaire.

La pratique au quotidien : un artisanat relationnel

L’analyse de David Puaud  nous conduit dans ce qu’il nomme « l’art de l’ordinaire » : ce sont ces micro-interventions apparemment banales (un café partagé, une écoute silencieuse, un accompagnement aux courses) qui constituent pourtant l’armature invisible du lien social. Contrairement aux indicateurs quantitatifs chers aux gestionnaires, ces « traces d’hospitalité » échappent à toute métrologie tout en constituant le cœur battant de la relation éducative.

Ce travail de fourmi s’observe particulièrement en milieu ouvert. L’éducateur de prévention spécialisée décrit son intervention comme une « disponibilité organisée » : présence régulière aux sorties d’écoles, participation informelle aux événements du quartier, création de rituels partagés. Ces pratiques relèvent moins d’une technicité professionnelle que d’une éthique relationnelle fondée sur la constance et la fiabilité et la constance.

Des mutations à l’épreuve du terrain

La profession a subi de plein fouet les transformations managériales du secteur social. Une étude de Pôle emploi en 2020 révèle que 81% des éducateurs déclarent subir un stress chronique, conséquence de la pression évaluative et de la précarisation des postes. C’est la conséquence de ce que dénonce David Puaud et bien d’autres tel Michel Chauvière : cette « marchandisation des services sociaux » où l’usager devient « flux » à traiter plutôt que sujet à accompagner.

Face à ces dérives, des formes de résistance ont émergé. Certaines équipes réinvestissent les interstices institutionnels : allongement informel des temps d’accueil, création de jardins partagés, ateliers artistiques hors protocole. Ces « désobéissances fécondes » réhabilitent la dimension politique du care, transformant l’établissement en « laboratoire de démocratie locale ».

Pour un nouveau contrat social

Alors que le salaire moyen plafonne à 1.800 € net mensuel, la reconnaissance sociale peine à suivre l’ampleur des responsabilités assumées. C’est la même situation que celle que rencontrent les assistants de services sociaux ou les conseiller en économie sociale familiale : David Puaud rappelle aussi que les éducateurs constituent les « sentinelles démocratiques » d’une société fracturée. Leur expertise du terrain en fait des acteurs clés pour repenser les politiques de prévention pour le mieux vivre ensemble.

Les récentes crises, qu’elles soient sanitaires, sociales et économiques, révèlent leur rôle pivot. Dans les quartiers populaires comme en milieu rural, ils s’agit de pouvoir maintenir un maillage relationnel essentiel, prouvant par l’action que « le prendre soin » constitue le ciment invisible de la cohésion nationale.

Ce « métier-carrefour », à la croisée de l’intime et du politique, nous rappelle une évidence oubliée : aucune société ne peut durablement prospérer sans cultiver l’art délicat de l’attention aux plus fragiles. À l’heure où les logiques comptables menacent jusqu’aux fondements du vivre-ensemble, les éducateurs spécialisés incarnent une forme de résistance discrète, mais obstinée pour que dignité ne rime jamais avec rentabilité.

Sources :

 


Photo : Nathalie Fristot pour Média Libre

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Une réponse

  1. Être éducateur est celui qui laisse advenir l’interrogation d’un sentiment de stigmatisation. La création d’un lien avec un objet. Il bouleverse l’existence de celui qui porte le manteau des effets du changement. C’est le début d’une rencontre.

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