Dans un plaidoyer percutant publié le 19 septembre dernier, l’association ATD Quart Monde tire la sonnette d’alarme sur un phénomène insidieux qui gangrène notre société : la maltraitance institutionnelle. Ce cri du cœur, « Stop à la maltraitance institutionnelle », est un appel urgent à l’action pour mettre fin à des pratiques qui bafouent la dignité des personnes les plus fragiles et entravent leur accès aux droits fondamentaux. Plongée au cœur d’un système défaillant qui perpétue la pauvreté et l’exclusion.
Mais qu’est-ce que la maltraitance institutionnelle ?
C’est une réalité complexe qui englobe un large éventail de situations où les institutions censées aider et protéger les citoyens finissent par leur nuire, intentionnellement ou non. ATD Quart Monde la définit comme « l’incapacité des institutions nationales et internationales, de par leurs actions ou leur inaction, à répondre de manière appropriée et respectueuse aux besoins et à la réalité des personnes en situation de pauvreté, ce qui les conduit à les ignorer, à les humilier et à leur nuire. »
Cette forme de maltraitance peut prendre de multiples visages : des démarches administratives kafkaïennes, des contrôles abusifs, des refus de droits injustifiés, ou encore des attitudes méprisantes de la part de certains professionnels. Elle se manifeste dans tous les domaines de la vie quotidienne : logement, santé, éducation, emploi, justice…
Paola, dont le témoignage révélateur ouvre le rapport d’ATD Quart Monde, en a fait l’amère expérience. C’est celui de Paola : « Je suis partie pour quelques jours du CHRS, où mes filles n’arrivaient pas à dormir, pour aller à l’hôtel. La veille, j’avais appelé le CHRS pour les prévenir qu’on était à l’hôtel pour qu’ils sachent où étaient les filles, et pour récupérer les cartables. Le lendemain, elles ont fait leurs devoirs à l’hôtel. On a frappé à la porte de la chambre : c’était la gendarmerie et les AS. Ils ont emmené les filles en pyjama. Le lendemain je suis retournée au CHRS. Je vais voir le directeur : « Je suis occupé ». La maîtresse de maison me dit que je dois préparer mes affaires parce que je dois partir. Je n’y avais plus ma place puisque les filles étaient placées ; alors qu’il y avait des femmes sans enfants hébergées dans cet endroit. Le directeur me dit : « Vous avez découché, vous n’avez pas respecté le règlement, vous avez 30 minutes pour enlever vos affaires ».
Ce triste récit illustre parfaitement le terrible paradoxe dénoncé par ATD Quart Monde : des institutions censées venir en aide aux plus démunis qui finissent par les enfoncer davantage dans la précarité. Marie-Aleth Grard, présidente de l’association, résume ainsi ce constat accablant : « Trop souvent, dans notre pays, les plus pauvres sont discriminés, contrôlés, rejetés. On les accuse d’être responsables de leur situation, de ne pas chercher du travail, de ne pas suivre la scolarité de leurs enfants. »
La maltraitance institutionnelle est aussi multiple. Elle peut toucher les salariés d’une institution et ne pas se limiter aux usagers. Certains établissements développent des stratégies maltraitantes pour leurs agents au non d’une efficacité ou d’un respect de règles très discutables. Les travailleurs sociaux peuvent aussi en être victimes notamment à travers les injonctions paradoxales qui leur sont faites et qui les mettent en difficulté et en contradiction avec leurs valeurs. Mais ce ‘est pas de cela dont il est question ici. Cet article se penche plus particulièrement sur ce type de violence à l’égard de la population précaires dépendante des aides de la solidarité nationale.
Pourquoi les plus fragiles sont-ils les premières victimes ?
Si la maltraitance institutionnelle peut toucher tout un chacun, elle frappe de plein fouet les personnes les plus vulnérables de notre société. Plusieurs facteurs expliquent cette surexposition des plus pauvres : Tout d’abord, leur dépendance accrue vis-à-vis des services publics et des aides sociales les met davantage en contact avec des institutions potentiellement maltraitantes.
L’urgence des personnes en situation de pauvreté n’est pas l’urgence des professionnels. Souvent, il manque un papier, un justificatif, et l’urgence est alors de l’obtenir pour débloquer l’accès à une prestation. Pour des personnes en galère, l’urgence est, à ce moment-là, de faire face au quotidien…
De plus, les préjugés et la méconnaissance de la réalité de la grande pauvreté conduisent parfois à des décisions inadaptées, voire humiliantes. Le plaidoyer d’ATD Quart Monde pointe du doigt « l’invisibilisation des personnes en situation de grande pauvreté », un processus qui rend invisible ce qu’elles vivent vraiment : la souffrance et le courage de parents dont les enfants sont placés ; le découragement de ne pas trouver un emploi depuis 5 ans, 10 ans ; la honte de ne pas savoir lire…
Enfin, le manque de moyens et la pression subie par les professionnels eux-mêmes contribuent à créer un terreau favorable à la maltraitance institutionnelle. L’objectif de ce document n’est pas d’attaquer les professionnels, eux-mêmes souvent en souffrance, ou des institutions en particulier, mais de montrer que c’est un phénomène systémique.
Cette vidéo donne la parole à Laetitia Ghanai. Elle a été publiée par ATD Quart Monde nous montre ce qu’elle a pu vivre. Il faut d’abord saluer le courage qu’a cette femme de témoigner publiquement. Laetitia raconte avoir vécu une situation très difficile lorsqu’elle s’est retrouvée sans logement avec ses enfants. Elle explique avoir contacté le 115 (numéro d’urgence pour les sans-abri) à de nombreuses reprises, mais n’avoir jamais réussi à obtenir de l’aide.
Elle décrit ce sentiment d’être « invisible » et « inexistante » face aux institutions censées l’aider. Laetitia souligne le manque d’humanité dans le traitement de sa situation, se sentant réduite à un simple numéro de dossier. Son témoignage permet de comprendre les conséquences psychologiques de cette maltraitance institutionnelle : stress, angoisse, sentiment d’impuissance et de désespoir. Elle évoque la peur constante pour l’avenir de ses enfants. Laetitia insiste sur le besoin d’être écoutée et considérée comme un être humain à part entière par les services sociaux. Elle plaide pour plus d’empathie et de compréhension de la part des institutions envers les personnes en situation de grande précarité.
Des conséquences dévastatrices
Les effets de la maltraitance institutionnelle sur les personnes qui la subissent sont multiples et profonds. Au-delà des conséquences matérielles immédiates (perte de droits, de logement, de ressources…), c’est toute l’existence des victimes qui s’en trouve bouleversée.
Le rapport d’ATD Quart Monde met en lumière les impacts psychologiques dévastateurs : « La peur permanente, le stress, l’angoisse, l’épuisement, des traumatismes. » Une personne témoigne : « À force, on en vient à se persuader qu’on a tort et qu’on est coupable. Du coup, on se renferme, on a honte et on se réfugie dans le silence. On pense tout le temps, mais on a peur de s’exprimer, d’apparaître. À la longue, ça bouffe la tête. » disent des personnes réunies dans un groupe de parole.
Cette souffrance psychique se double souvent d’une dégradation de la santé physique. Le renoncement aux soins, faute de moyens ou par découragement face à la complexité des démarches, aggrave des situations sanitaires déjà précaires.
Plus insidieusement, la maltraitance institutionnelle sape la confiance en soi et en la société. « On n’a plus confiance en nous et on n’a plus confiance dans les autres » peut-on lire dans les témoignages tous aussi clairs et précis. Ce sentiment d’abandon et d’injustice peut conduire au repli sur soi, voire à la colère et à la violence.
Mais la conséquence la plus grave est sans doute l’entrave à l’accès aux droits fondamentaux. Découragées par des expériences négatives répétées, de nombreuses personnes renoncent à faire valoir leurs droits. C’est le phénomène du non-recours, qui touche par exemple 30% des bénéficiaires potentiels du RSA. « Personnellement ça fait plus de 15 ans que j’ai la CMU, je n’ose même pas aller voir un médecin parce que plus le temps passe, plus c’est compliqué […]. On a peur d’être stigmatisé », confie un témoin.
Ainsi se perpétue ce que le rapport qualifie de « spirale infernale de la pauvreté » : la maltraitance institutionnelle, en privant les plus fragiles de leurs droits et de leur dignité, les maintient dans une situation de précarité dont il devient de plus en plus difficile de s’extraire.
Les propositions d’ATD Quart Monde : un appel à l’action
Face à ce constat alarmant, ATD Quart Monde ne se contente pas de dénoncer. L’association formule des propositions concrètes pour mettre fin à la maltraitance institutionnelle et restaurer la dignité des plus pauvres. Quatre axes principaux se dégagent :
- Garantir des moyens convenables d’existence inconditionnels : ATD Quart Monde plaide pour la mise en place d’un « revenu minimum insaisissable et sans condition ». Cette mesure est présentée comme « un préalable à tout retour à une vie digne en permettant aux personnes qui vivent la pauvreté de ne pas se retrouver sans ressource, et d’inscrire leurs droits dans la durée. » L’association s’oppose fermement à la conditionnalité des aides, comme l’illustre sa critique du projet de conditionner le RSA à 15 heures d’activité hebdomadaire. Pour ATD Quart Monde, de telles mesures relèvent d’une logique de contrôle et de suspicion qui ne fait qu’aggraver la maltraitance institutionnelle.
- Remettre de l’humain dans les services publics : Face à la déshumanisation croissante des services publics, ATD Quart Monde appelle à un retour massif à l’accueil physique et à l’accompagnement personnalisé. « Les personnes en situation de pauvreté ont besoin de trouver dans les institutions, des espaces de confiance dans lesquels les professionnels ont du temps dédié à l’accompagnement », souligne le rapport. L’association dénonce à cette occasion la « numérisation excessive » des démarches administratives, qui exclut de fait une partie de la population. Elle propose de maintenir systématiquement des alternatives au tout-numérique et de former les usagers à l’utilisation des outils digitaux. Un sujet largement traité ici dans ce blog.
- Se mettre ensemble pour assurer des droits effectifs : L’association insiste sur la nécessité d’associer les personnes en situation de pauvreté à l’élaboration et à l’évaluation des politiques publiques qui les concernent. « Le vécu et l’expérience des plus pauvres doivent inspirer tous les niveaux de l’action publique », affirme le plaidoyer. Concrètement, l’association propose de simplifier les procédures administratives, de concevoir les formulaires avec les personnes concernées, ou encore de co-construire le projet éducatif entre les parents et les différents professionnels dans le cadre de la protection de l’enfance.
- Faciliter les recours juridiques et administratifs : Enfin, ATD Quart Monde milite pour un meilleur accès à la justice et aux voies de recours pour les victimes de maltraitance institutionnelle. L’association demande notamment que chaque personne puisse « recevoir en avance les documents préparatoires aux audiences et que chacun puisse être accompagné par la personne de son choix indépendamment du pouvoir discrétionnaire des institutions. »
Ces propositions s’accompagnent d’un appel à une véritable prise de conscience collective. C’estd’ailleurs pourquoi l’association a lancé une campagne de mobilisation citoyenne pour faire de la lutte contre la pauvreté la priorité du gouvernement. Il y a malheureusement peu de chances qu’elle soit entendue
un combat pour la dignité de tous
Le plaidoyer d’ATD Quart Monde contre la maltraitance institutionnelle est bien plus qu’une simple dénonciation. C’est un appel à repenser en profondeur notre modèle de société et la façon dont nous traitons les plus vulnérables d’entre nous.
En nous donnant à voir ce phénomène trop souvent invisible, l’association nous rappelle une vérité essentielle : la dignité humaine est inaliénable et ne saurait être conditionnée à un statut social ou économique. La maltraitance institutionnelle, en bafouant cette dignité, ne fait pas seulement du tort à ses victimes directes. Elle érode le lien social et sape les fondements mêmes de notre contrat républicain.
Le combat contre ce fléau nous concerne donc tous. Il exige une mobilisation à tous les niveaux : des décideurs politiques aux simples citoyens, en passant par les professionnels du social et les institutions elles-mêmes. C’est un défi immense, qui implique de remettre en question des pratiques profondément ancrées et de surmonter des préjugés tenaces.
C’est aussi une formidable opportunité de construire une société plus juste et plus humaine. Une société où chacun, quelle que soit sa situation, puisse accéder pleinement à ses droits et être traité avec respect et bienveillance par les institutions.
Le message d’ATD Quart Monde est clair : la lutte contre la pauvreté ne peut se résumer à une gestion comptable de la misère pilotée par des algorithmes, des applications et l’Intelligence artificielle. Elle doit s’accompagner d’une véritable révolution des mentalités et des pratiques institutionnelles. C’est à ce prix que nous pourrons enfin briser ce que l’on nomme la « spirale infernale de la pauvreté » et offrir à chacun la possibilité de vivre dans la dignité.
Alors que notre pays traverse une période de tensions et d’incertitudes, le plaidoyer d’ATD Quart Monde nous rappelle que la façon dont nous traitons les plus fragiles est le véritable baromètre de notre humanité. Il est temps d’agir pour que nos institutions redeviennent ce qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être : des outils au service de l’émancipation et de la dignité de tous les citoyens, sans exception.
- Télécharger le rapport : Stop Maltraitances Institutionnelles
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Photo : capture d’écran de la vidéo d’ATD Quart Monde Maltraitance institutionnelle – Le témoignage de Laetitia Ghanai
Une réponse
Encore une fois c’est un rapport à charge quant aux travailleurs sociaux ce qui installe encore plus de méfiance ; on ne parle pas du travail invisible de ceux qui trouvent des solutions pour aider les personnes en se procurant les dossiers papier à remplir ou qui essaient de trouver dans les administrations une personne à qui parler , qui actionnent leur réseau en ayant gardé d’anciennes coordonnées ( on ne sait jamais …). Faire une généralité n’est pas bon .