La planète ne possède qu’1,9 hectare par personne pour fournir à l’humanité les ressources à son existence qui en consomme déjà 2,3. Comment expliquer cette quête insatiable d’une accumulation de biens et de richesses qui nous mènent droit dans le mur ?
L’un des premiers mots que le bébé prononce est souvent « à moi », quand il veut garder un objet auquel il tient ! Cette pulsion de possession, à l’origine du réflexe d’appropriation et de l’acte social de propriété, serait-il inné chez l’être humain ? La réponse à cette question s’abreuve aux sources tant biologiques que culturelles, historiques que psychologiques. Registres largement utilisés par l’auteur, Bruce Hood, docteur en psychologie, spécialiste des neurosciences cognitives.
Il est vrai que pendant 95 % de son existence l’homo-sapiens n’a guère eu l’occasion de posséder grand-chose. L’itinérance, que lui imposait son mode de vie de chasseurs-cueilleurs, le contraignait à ne détenir que ce qu’il pouvait emporter avec lui. Les biens présents n’étaient pas possédés individuellement, mais collectivement. Non par choix, mais du fait d’un mode de vie communautaire ne laissant guère de place à la propriété personnelle.
C’est avec la production d’excédents de ressources que la question s’est posée de leur attribution. C’est alors qu’a commencé cette course sans fin à l’accumulation dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd’hui. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ‘ceci est à moi’ et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » affirmait Rousseau en 1754
Chaque époque et chaque civilisation ont néanmoins leur propre définition de ce qu’est la propriété. Ce n’est là rien d’autre qu’une convention, une construction mentale et une précision juridique spécifiques et singulières à chaque communauté humaine. La propriété s’étend aux biens, aux objets, aux terres, aux bâtiments, à la production intellectuelle, à son image, à son corps… Mais elle a pu tout autant concerner ses esclaves, son épouse ou ses enfants.
S’il est difficile de lui donner une définition, on peut néanmoins en établir les limites : contrôle de l’accès physique à une ressource qui ne peut être utilisée librement sans l’accord de son propriétaire.
Il reste à comprendre pourquoi la possession entraine une soif inextinguible d’en avoir toujours plus
Première hypothèse présentée par l‘auteur : la compétition pour la reproduction. Comme toutes les autres espèces, l’être humain cherche instinctivement à impressionner ses éventuel(le)s partenaires, en arborant des attributs en apparences inutiles, mais marqueurs fiables de certaines qualités attendues. La consommation ostentatoire est là pour impressionner les autres.
Seconde hypothèse : l’espèce humaine est avant tout formatée pour (et par) une sociabilité qui fut pendant longtemps la condition de sa survie. Mais chacun de ses membres est porté à se distinguer. Avec la conviction d’être ce qu’il a, de forger son identité à partir de ce dont il dispose, d’exister à travers ce qu’il détient. Plus il possède, plus il a le sentiment d’avoir de la valeur.
Troisième hypothèse : le circuit mental de la récompense est activé par la démarche d’acquisition. Plus nous accumulons, plus nous stimulons les neurones libérant de la dopamine, hormones du plaisir.
Le problème, c’est que la pulsion incitant à prendre possession de quelque chose ne produit jamais la pleine satisfaction attendue, contraignant à reproduire l’opération à l’infini. L’acquisition ne fournit jamais le contentement recherché, puisque c’est son anticipation qui procure la gratification souhaitée, la quête étant plus importante que la prise. « L’homme n’est point la somme de ce qu’il a, mais la totalité de ce qu’il n’a pas encore, de ce qu’il pourrait avoir. » disait Jean-Paul Sartre
C’est bien pour cette raison qu’aucune causalité n’a jamais pu être établie entre la possession et le bonheur. Certes, une augmentation des ressources pour les plus pauvres ne peut qu’apporter un mieux-être. Mais au-delà d’un certain seuil, l’augmentation de la richesse n’entraîne pas d’augmentation équivalente du bonheur, comme la démontré en 1974 l’économiste Richard d’Easterlin, à travers le paradoxe qui porte son nom.
Et l’auteur d’en conclure que si l’accumulation est facteur de progrès humain, il est aussi cause de sa destruction.
Note : cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert » Il est signé Jacques Trémintin
Photo en une : L’auteur BruceHood en 2015 par DaveThePhotographer licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International
N’hésitez pas à lire aussi :
1- Une histoire des inégalités Walter SCHEIDEL, Éd. Acte Sud, 2021, 702 p. Depuis que la société humaine a troqué, dans sa quête de nourriture, le prélèvement par la chasse et la cueillette par la domestication des plantes et des animaux, les tensions qu’ont engendrées les inégalités sont devenues une constante fondamentale de l’humanité.
2- Conversation sur la naissance des inégalités Christophe DARMANGEAT, Ed. Agone, 2013, 196 p. Cette conversation d’un économiste avec lui-même, permet de combattre l’idée reçue de la fatalité d’une inégalité qui aurait existé de tous temps.
3- Le voyage de l’humanité Oded GALOR, Éd. Denoël, 2022, 309 p. Depuis 300 000 ans, l’homo sapiens, a surtout existé dans une économie de survie. Pourtant, ce cercle vicieux s’est interrompu. Que s’est-il donc passé ? C’est à cette énigme que se propose de répondre Oded Galor.
4- Travailler. La grande affaire de l’humanité James SUZMAN, 2021, Éd. Flammarion, 474 p. Notre espèce n’a pas toujours accumulé de la nourriture et encore moins de richesse, pas toujours obnubilée par la préservation d’un quelconque rang social. Loin d’être confrontée à la famine et à la sauvagerie, elle consacrait quinze à vingt heures chaque semaine à récolter sa nourriture et à organiser son existence matérielle
5- L’idée même de richesse Alain CAILLÉ, Ed. La découverte, 2012, 143 p. L’idéal qui régit notre monde est celui de la richesse, est assez systématiquement réduite au champ monétaire : est riche celui qui possède beaucoup d’argent, sans jamais y intègrer ni le bien-être vécu, ni la qualité des relations humaines ou la santé, pas plus que la vertu écologique, la correction politique, le goût de l’innovation ou la créativité.
BONUS : Rencontre avec François Jarrige – Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne
« L’évolution technologique peut et doit pouvoir être discutée »
La croyance dans le progrès s’est toujours accompagnée d’une réflexion sur ses effets pervers. C’est ce que nous démontre l’histoire des trois derniers siècles, explique François Jarrige. Mais, se préserver de toute naïveté et opter pour le sens critique face aux dernières innovations ne revient pas à désespérer de l’avenir, mais à accepter qu’il est toujours possible d’imaginer d’autres chemins.
A quel moment le culte du progrès a-t-il été remis en cause ?
François Jarrige : Pendant longtemps, ce culte n’existait pas. Une fois inventé, entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle, il n’a cessé d’être remis en cause par des groupes et des auteurs divers, à chaque phase de crise du capitalisme, de guerre de masse, de catastrophe…. Il n’y a pas eu une période de confiance unilatérale à laquelle aurait succédé une période critique, comme on l’affirme souvent. L’essor de la confiance dans le progrès technique n’a cessé d’être accompagné de doutes, d’interrogations, sans cesse marginalisées. La mécanisation du début du XIXe siècle, l’invention de l’électricité, de la chimie ou de l’automobile en sa fin suscitèrent résistance et interrogations. Puis, viennent les réactions face à la guerre 14-18 qui a utilisé le progrès à des fins meurtrières et la grande crise des années 30 qui a plongé les populations dans la misère. Les années 1970 interrogent la société de consommation et son appareillage technologique. L’essor de l’informatique et du numérique ont ensuite semblé apporter un nouvel espoir. Aujourd’hui, on constate l’impasse dans laquelle se trouve la société technologique dans la lutte contre les inégalités et l’effondrement environnemental.
La résistance à l’évolution technologique a-t-elle toujours existé ?
François Jarrige : Il n’y a jamais eu de résistance en général à l’évolution technologique pensée comme un tout, mais toujours des discussions, des débats et des doutes, voire des controverses et de conflits sur tel ou tel « progrès » et ses effets. On peut distinguer trois formes dominantes. Sociale, tout d’abord, de la part de femmes et d’hommes dont la vie était dégradée par certaines innovations, comme par exemple ce mouvement luddite détruisant les machines textiles qui les réduisaient au chômage en 1811-1812, en Grande Bretagne. La seconde forme de résistance est politique et intellectuelle : des écrivains, des penseurs, des philosophes, comme Jules Michelet dénonçant au XIXème siècle des prolétaires esclaves de leurs machines ou Jacques Ellul critiquant, en 1954, le totalitarisme technicien. La troisième forme, artistique, s’attache aux effets esthétiques défigurant la nature ou aux conséquences sur l’accélération des rythmes de vie.
En quoi le scepticisme actuel face aux techno sciences est-il différent ?
François Jarrige : Le monde a changé, la forme de l’innovation aussi, tout comme le système économique global. Les liens de plus en plus étroits entre le monde de la recherche scientifique et celui de la technique font qu’on ne peut plus les opposer. D’où le concept de « techno sciences » conçu dans les années 1970. Les formes de résistance ont évolué, elles aussi. On ne critique pas les cultures d’OGM créés en laboratoire et diffusées par les multi nationales comme on le faisait des machines ou du chemin de fer du XIXe siècle. L’affaiblissement des corps intermédiaires que sont les syndicats ou les associations encourage l’organisation de collectifs de citoyens, la structuration de Zones à défendre ou des mobilisations spontanées.
Comment ne pas désespérer les jeunes générations face à l’avenir ?
François Jarrige : Que signifie espérer en l’avenir et imaginer une vie bonne ? Est-ce seulement attendre la nouvelle version du dernier Ipad ? Le doute face aux promesses publicitaires autour du High tech me semble essentiel. Il est nécessaire de découpler la notion de futur désirable de celle du progrès technique. Mais mon rôle d’historien ne consiste ni à rassurer les « jeunes générations », ni à leur donner confiance en l’avenir, mais à expliquer d’où nous venons et comment nous en sommes arrivés là. Ensuite, il leur revient à penser par elles-mêmes.
Propos recueillis par Jacques Trémintin dans le Journal de L’Animation n°183 novembre 2017