Du terrain à l’innovation : comment les travailleurs sociaux transforment la société

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Certes, les temps sont durs pour les travailleurs sociaux. Mais cela ne devrait pas occulter une autre réalité : Le travail social traverse aujourd’hui une période charnière, marquée par la nécessité de renouveler ses pratiques pour répondre à la complexité croissante des situations sociales.

Le rapport du Haut Conseil du Travail Social (HCTS) sur les pratiques émergentes, publié en 2023, nous propose un panorama intéressant sur les dynamiques à l’œuvre. Il s’appuie sur des expérimentations dans notre secteur. À travers une analyse fine et engagée, il nous montre – et c’est là sa grande qualité – la capacité d’innovation et d’adaptation des professionnels, tout en interrogeant les conditions de diffusion et de pérennisation de ces nouvelles approches.

De l’innovation à l’émancipation

Le HCTS rappelle que le travail social ne se limite pas à l’application de techniques, mais s’appuie sur trois piliers : les savoirs universitaires, les savoirs professionnels et les savoirs issus de l’expérience des personnes concernées. Les pratiques émergentes, loin d’être de simples ajustements, incarnent une rupture avec l’existant. Elles visent le changement social, l’émancipation, la participation et le développement du pouvoir d’agir, tout en s’appuyant sur la co-construction avec les personnes accompagnées.

Cette dynamique qui s’était accélérée sous l’effet de la crise sanitaire de 2020 -2021, a agi comme un révélateur des limites du système. Il fallait tout simplement les dépasser. Les travailleurs sociaux, en première ligne, ont dû inventer, expérimenter, parfois dans l’urgence, des réponses nouvelles à des besoins inédits ou exacerbés

Les conférences familiales pour remettre la famille au centre de la décision

L’une des pratiques les plus marquantes identifiées par le HCTS est celle des conférences familiales. Elles touchent principalement en protection de l’enfance. Inspirée des modèles anglo-saxons, cette démarche vise à associer la famille élargie et le réseau de proximité à la recherche de solutions pour un enfant en danger ou en difficulté. Loin d’une simple consultation, il s’agit d’un processus structuré où la famille, accompagnée par un coordinateur neutre, élabore son propre plan d’action, validé ensuite par les professionnels.

En Gironde, la mise en place des conférences familiales a été précédée d’une enquête sociologique. Elle a révélé un manque de confiance des habitants envers les institutions. Les professionnels, formés à cette approche, ont observé un regain de sens dans leur pratique et une plus grande créativité dans l’accompagnement. Les familles, quant à elles, ont proposé des solutions inédites et se sont senties reconnues comme actrices à part entière.

Ce département vous propose une vidéo qui donne la parole à des girondins. Elle s’intitule « Renouer le dialogue avec les conférences familiales »

Cette pratique, en redonnant la parole et le pouvoir d’agir aux familles, transforme la relation d’aide. Elle invite aussi à repenser le rôle du professionnel : non plus prescripteur, mais facilitateur et garant du cadre.

L’« aller-vers » : sortir des murs, aller au-devant des publics invisibles

L’« aller-vers » n’est pas une nouveauté en soi. J’ai beaucoup écrit sur ce sujet tout comme mon ami Cyprien Avenel. La généralisation de cette pratique et sa formalisation en font aujourd’hui une pratique émergente majeure. Il s’agit de rompre avec l’attente passive de la demande pour aller à la rencontre des publics qui, pour diverses raisons (isolement, défiance, méconnaissance des droits), ne sollicitent pas spontanément les services sociaux.

  • Les déclinaisons sont multiples : Maraudes, équipes mobiles, visites à domicile, actions hors-les-murs, travail social de rue, permanences délocalisées… Ces démarches, hétérogènes par nature, s’adaptent aux spécificités des territoires et des publics.

  • En action : la médiation active vers l’emploi dans le cadre du programme SEVE Emploi, la plateforme de coopération de travailleurs sociaux indépendants à Lyon, ou encore la démarche de référent de parcours dans le Haut-Rhin, illustrent la diversité des formes prises par l’« aller-vers ».

Un exemple ? En voici un avec la Mission Locale Jeunes Du Bassin Chambérien

Juste une remarque au sujet de cette vidéo : « Aller vers » n’est pas un dispositif. C’est une pratique professionnelle qui permet une meilleure détection des situations de vulnérabilité. Elle favorise un accompagnement plus global et personnalisé en s’appuyant sur les besoins de la personne telles qu’elle peut les exprimer. Cette pratique renforce le lien de confiance, condition indispensable à l’efficacité de l’action sociale.

L’« aller-vers » interroge aussi la posture professionnelle : il suppose une capacité à sortir de sa zone de confort, à s’exposer à l’incertitude et à accepter de ne pas tout maîtriser. Il nécessite également un soutien institutionnel fort, pour permettre aux équipes d’expérimenter et d’innover sans crainte de l’échec.

La pair-aidance : reconnaître la valeur des savoirs expérientiels

Autre pratique en plein essor : la pair-aidance. C’est le recours à des personnes ayant vécu des situations similaires à celles des publics accompagnés pour offrir soutien, écoute et accompagnement. D’abord développée dans le champ de la santé mentale, la pair-aidance s’étend aujourd’hui au handicap, à la grande exclusion, à l’insertion, et même à la formation des travailleurs sociaux.

L’ARIFTS des Pays de Loire a développé des formations pour développer la pair aidance. Thierry Chartrin Formateur nous explique cela très bien dans cette courte vidéo :

Des exemples « inspirants » ?

  • Le projet « ambassadeurs santé mentale ». Il mobilise des jeunes en service civique pour intervenir auprès de leurs pairs, favorisant ainsi l’accès à la prévention et la réduction de la stigmatisation.

  • La co-formation par le croisement des savoirs Cette pratique portée par ATD Quart Monde associe professionnels et personnes en situation de pauvreté pour déconstruire les représentations et améliorer la collaboration. Une petite vidéo vous explique cela très bien

La pair-aidance bouleverse les hiérarchies traditionnelles du savoir et invite à reconnaître la légitimité des savoirs d’expérience. Elle suppose toutefois une organisation rigoureuse pour garantir la complémentarité avec les professionnels et éviter les risques de confusion des rôles.

Les coordinations pluridisciplinaires et dynamiques partenariales pour rompre avec la logique de silos

Face à la complexité des situations et à la multiplicité des intervenants, la coordination pluridisciplinaire apparaît comme une réponse adaptée. Les pratiques émergentes valorisent la création de réseaux, le partenariat interinstitutionnel et la co-construction des réponses avec les personnes concernées

Initiatives remarquables :

  • Le GIP Gers Solidaire réunit associations, institutions et élus autour de projets communs, favorisant la mutualisation des moyens et la complémentarité des expertises.

  • La démarche de référent de parcours dans le Haut-Rhin vise à garantir un accompagnement global et coordonné pour les personnes en situation complexe, en associant activement la personne à la prise de décision.

Ces dynamiques,  rencontrent encore des obstacles (manque de temps, de moyens, de reconnaissance institutionnelle). Elles constituent pourtant un levier puissant pour rompre l’isolement des professionnels, éviter les ruptures de parcours et renforcer l’efficacité de l’action sociale.

Le développement du pouvoir d’agir : un fil rouge transversal

Au cœur de toutes ces pratiques, le développement du pouvoir d’agir (DPA) des personnes accompagnées et des professionnels s’impose comme un fil rouge. Inspirée des travaux de Yann Le Bossé, cette approche vise à renforcer la capacité des individus et des collectifs à analyser leur situation, à identifier leurs ressources et à élaborer leurs propres solutions

Quelques applications concrètes :

  • En Eure, des formations à l’approche DPA ont permis aux travailleurs sociaux de redonner du sens à leur pratique, de réduire l’usure professionnelle et de favoriser l’autonomie des personnes accompagnées.

  • En Gironde, l’approche DPA a été intégrée à la politique départementale, avec des effets positifs sur la participation des habitants, la confiance envers les institutions et la qualité de l’accompagnement

  • Dans les Bouches-du-Rhône, l’accompagnement social en entreprise, fondé sur le DPA, a permis de renforcer les liens entre employeurs et salariés et de favoriser le maintien dans l’emploi4.

 

J’ai trouvé une petite vidéo sympa réalisée par les centres sociaux de Gironde : elle s’intitule « petite philosophie du pouvoir d’agir format internet »

Le DPA invite à un changement de posture radical : passer du « faire pour » au « faire avec », reconnaître la personne comme experte de sa vie, et accepter de lâcher prise sur la solution toute faite.

Les leviers  du développement des pratiques émergentes

Le rapport du HCTS identifie plusieurs conditions favorables à l’émergence et à la pérennisation de ces pratiques :

  • Le soutien institutionnel : il est indispensable pour permettre l’expérimentation, la prise de risque et l’innovation.

  • La formation : à la fois initiale et continue, elle joue un rôle clé dans la diffusion des nouvelles pratiques et la prévention de l’usure professionnelle.

  • La co-construction et la participation : il s’agit d’associer les personnes concernées à toutes les étapes, de la conception à l’évaluation.

  • La valorisation et la diffusion : communiquer sur les réussites, partager les expériences, essaimer les pratiques sur d’autres territoires4.

 

Mais des obstacles subsistent : manque de moyens, lourdeur administrative, difficulté à évaluer les effets, résistance au changement. La crise sanitaire a montré la capacité d’adaptation du secteur, mais aussi ses fragilités structurelles.

Conclusion : soyons audacieux et inventifs

Les pratiques émergentes ne sont pas des gadgets ou des effets de mode. Elles ont le reflet d’une profession en quête de sens, d’efficacité et de justice sociale. Elles témoignent de la capacité des travailleurs sociaux à inventer, à s’adapter, à oser, souvent dans l’ombre et avec peu de reconnaissance.

Pour les cadres, directeurs et professionnels du secteur, le défi est de taille. Il s’agit de soutenir et d’accompagner ces dynamiques, leur donner les moyens de s’ancrer, favoriser la réflexion collective et la diffusion des innovations. Il s’agit de sortir d’une logique de guichet pour entrer dans une logique de projet, de territoire et de partenariat.

Le travail social se réinventeà travers ces pratiques émergentes. Il nous invite à repenser notre rapport à l’autre, à la société, au pouvoir d’agir. La révolution est silencieuse, mais elle est en marche. À nous de la faire grandir, ensemble.


Photo en une : Vadymvdrobot Vadymvdrobot sur Depositfile

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Une réponse

  1. Merci pour cet article très éclairant ! Pour ce qui concerne les conférences familiales, leur application est bien plus large que le champ de la protection de l’enfance et peut également porter sur des situations liées à l’insertion socio-professionnelle ou bien autour de questions liées à la perte d’autonomie, etc.

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