Un article du journal « LePoher » nous a révèlé le mois dernier une réalité très inquiétante qui s’étend bien au-delà du Centre Bretagne : la transformation progressive de l’accompagnement social en une mécanique de surveillance et de contôle qui broie de nombreuses personnes parmi les plus vulnérables. Entre juillet 2021 et fin 2024, dans le seul département du Finistère, le nombre d’allocataires du RSA a chuté passant de 18.000 à 14.700. C’est une baisse qui masque une réalité autrement plus sombre que ne le laisse entendre la communication du président départemental Maël de Calan. Car au passage cela permet à la collectivité territoriale de faire de belles économies : cette diminution du nombre d’allocataires s’accompagne d’une réduction de budget consacré au RSA passant de 117 millions à 109 millions d’euros. Selon le journal, des assistantes sociales ont préféré quitter le département pour aller travailler ailleurs.
Selon les données recueillies, le département du Finistère mène une politique de contrôle particulièrement intensive : 3.015 contrôles lancés en 2024, 1.200 allocataires radiés (près de 40% des personnes contrôlées) dont 774 radiations pour absence totale de réponse selon le département. Faisons une comparaison :
Au niveau national, les CAF ont réalisé en 2024 avec 31,5 millions de contrôles au total avec 2,5 millions de contrôles approfondis (sur pièces et sur place). Conséquence 49.030 fraudes caractérisées ont été détectées. Soit un taux de fraude représentant 1,96% des contrôles approfondis
Cette extrapolation révèle une disproportion majeure dans le Finistère :
Indicateur | Finistère 2024 | National CAF 2024 | Écart |
---|---|---|---|
Taux de radiation/fraude | 39,8% | 1,96% | ×20,3 plus élevé |
Ratio contrôles/sanction | 2,5:1 | 51:1 | 20× moins de contrôles par sanction |
Conséquence : il est certain que sont assimilées comme fraudes des difficultées rencontrées par les allocataires. En effet, Les contrôles menés par les CAF sont rigoureux. Malgré cela le taux de radiation dans le Finistère est 20 fois plus important qu’à la suite d’un contrôle sur pièces ou à domicile de la CAF. On ne peut considérer que dans le Département il y ait 20 fois plus de fraudeurs en pourcentage que dans le reste de la France. Il y a dans le Finistère une radiation pour 2,5 contrôles contre une radiation pour 51 contrôles lorsqu’ils sont menés par la CAF. Cette incohérence est bien la caractéristique que sont considérés comme fraudeurs des allocataires qui ne le sont pas. Les témoignages recueillis dans les Monts d’Arrée révèlent l’étendue de cette dérive.
« Bernard habitant un village des Monts d’Arrée lors d’un contrôle il a dû justifier de petites sommes parfois 10 ou 20 €, mais aussi de virement reçu occasionnellement de la part de sa sœur. Ces aides ont été assimilées à des pensions alimentaires non déclarées. Cela lui a valu une accusation de fraude et une demande de remboursement de 640 €. Ce n’est qu’après plusieurs démarches qu’il a été exonéré. L’expérience l’a profondément marquée « ce sont les plus pauvres ce qui se battent pour vivre qui sont dans le viseur » confie-t-il à la journaliste Pauline Le Gall.
Patrick, atteint d’un cancer, a vu ses aides supprimées pour avoir fourni des documents hors délais. Malade, il explique ne pas avoir eu la force de contester la décision. Cette situation individuelle s’inscrit dans une logique systémique où le doute profite désormais toujours à l’administration. Combien d’autres personnes se sont retrouvées sans aucun revenus ? L’article du journal Le Poher ne le dit pas. Selon le conseiller départemental Kevin Faure, En Finistère, 40 % des ménages finistériens éligibles au RSA ne le touchent pas, pour diverses raisons.
La logique algorithmique de l’exclusion
Cette politique s’appuie sur une automatisation croissante des contrôles qui déshumanise totalement les rapports sociaux. France Travail déploie actuellement des robots pour massifier les contrôles, avec un objectif de 1,5 million de contrôles annuels d’ici 2027. Guillaume Bourdic, représentant syndical CGT, dénonce l’existence de « tests de sanction ou de remobilisation réalisés par un algorithme » où les conseillers, débordés par une charge de 350 à 400 personnes chacun, se contentent de valider des décisions automatisées.
Les données du Finistère illustrent bien cette mécanique : en un an plus de 1200 radiations ont été prononcées. Selon les données du département, près de la moitié des personnes radiées n’ont jamais répondu à un courrier qui leur a été adressé. Sont-elles pour autant des fraudeuses ? Il y a aussi 367 allocataires qui n’ont pas transmis les pièces complémentaires demandées. Ces statistiques ne révèlent pas une fraude massive mais plutôt une incapacité du système à prendre en compte les réalités vécues par les allocataires : problèmes de santé mentale, difficultés de gérer l’administratif, situations de handicap non reconnues et j’en passe.
Il se confirme aussi une très faible orientation vers le parcours social dans ce département : 4.7 % alors que la moyenne nationale est presque 6 fois plus élevé avec 27.7%. Cela signifie que les personnes les plus en difficulté ont, pour le moment, très peu bénéficié de l’accompagnement renforcé qui a été centré sur les allocataires les plus proches de l’emploi.
Cette politique assumée transforme les allocataires du RSA en suspects permanents. Comme l’explique la CGT finistérienne, « les 15 heures sans contrepartie, les équipes de coaching et l’emploi de sociétés externalisées peuvent demander le décompte bancaire des allocataires sur un an. Si vous avez une rentrée d’argent, un don, un cadeau, tout cela est scruté et peut venir modifier vos droits ». Mais où va ce département ?
Qui veut aller travailler au département du Finistère ?
Cette dérive qui ne dit pas son nom produit des dégâts sur les professionnelles notamment les assistantes sociales censées accompagner les allocataires. Les témoignages rapportent que dans cette situtation »leur métier, axé traditionnellement sur l’accompagnement humain, s’est transformé en une course aux chiffres ». C’est une perte de sens et de valeurs.
Le journal du Poher révèle ainsi que les assistantes sociales subissent une forte pression institutionnelle. « Plusieurs témoignages indiquent que certains agents ont préféré quitter le département, d’autres même leur métier, épuisés par cette politique jugée inhumaine. Cette transformation questionne la place de la solidarité et de la bienveillance dans un système de plus en plus tourné vers la maîtrise des coûts et la lutte contre la fraude ».
« Les pauvres toujours coupables »
ATD Quart Monde dénonce cette « maltraitance institutionnelle » qui transforme la pauvreté d’un fléau à combattre en une faute à punir. Les conséquences se traduisent par du « stress », de « l’épuisement », la « destruction des liens familiaux », des « atteintes à la dignité », de la « dépression », voire des « problèmes de santé physiques et mentaux ». Une allocataire témoigne : « c’est quand tu as oublié de remplir un papier et qu’ils te suppriment le versement du RSA en une semaine, et que ça prend 3 mois pour le toucher de nouveau quand tu as les bons papiers ».
Je pense aussi à l’exemple de cette Brestoise, accusée en 2023 de vie maritale par la CAF pendant des années malgré les preuves contraires apportées. Sa situation illustrait déjà cette logique de suspicion généralisée. Son compte avait été bloqué, l’empêchant même de déclarer ses ressources en ligne. Elle s’était vue refuser une mutuelle solidaire au motif qu’elle était en couple selon les informations transmises par la CAF.
Au final le tribunal administratif de Rennes avait tranché en faveur de la Brestoise. Il avait estimé que la CAF et le Département du Finistère n’avaient pas prouvé que la requérante et son propriétaire avaient mené une vie de couple stable. La CAF et le Département du Finistère avaient été condamnés à verser 2.500 euros chacun à l’avocate de la requérante.
Dans les faits, ces administrations sont dans la toute puissance. Elles sont juge et parties. Le droit au contradictoire est réduit à sa plus simple expression. S’opposer sans le recours d’un avocat est quasiment voué à l’échec.
La résistance des associatifs au service de la solidarité.
Des formes de résistance sont apparues face à cette violence institutionnelle qui ne dit pas son nom. Dans le Centre Bretagne, Le journal Le Poher nous parle de « l’appel du dimanche ». Il réunit chaque dernier dimanche du mois des bénévoles qui viennent en aide aux personnes en difficulté qui n’ont pas suffisamment de ressources pour vivre.
À Berrien, une zone de gratuité propose des vêtements et livres, tandis que les recycleries offrent des ressources à moindre coût. Ce type d’initiative, bien que précieux, ne suffit pas à compenser le poids des contrôles. Beaucoup désormais préfèrent ne pas demander d’aide par peur d’être « pris dans le système » et d’avoir des sommes à rembourser.
On connaît pourtant les freins à l’emploi. Ce sont, dans l’ordre, des problèmes de santé, de mobilité et de gardes d’enfants. L’absence de volonté est anecdotique. Et, comme l’a rappelé Michel Abhervé lors d’un réunion organisée par le PS du Finistère « les pauvres n’ont pas les moyens de se payer les services de conseillers fiscaux pour savoir comment placer au mieux leurs découverts ».
L’urgence d’une reconquête de la dimension humaine de l’aide sans contrepartie.
Cette transformation du RSA révèle une fracture profonde dans notre conception de la solidarité. Comme le souligne Tristan Foveau, conseiller départemental socialiste du Finistère, cette politique « instaure un climat de peur parmi des personnes qui sont déjà très fragiles. Derrière chaque donnée se cachent des parcours de vie, loin de la logique purement comptable ».
Oui, les fraudeurs doivent être sanctionnés. Mais les façons d’agir font que des allocataires de bonne foi peuvent très rapidement être considérées comme coupables. Ils peuvent même être nettement plus nombreux que les vrais fraudeurs.
La bataille contre cette dérive ne concerne pas seulement les allocataires du RSA mais questionne fondamentalement le type de société que nous voulons construire. Une société où les plus vulnérables sont présumés coupables de leur situation, où l’aide sociale devient un parcours d’humiliation, où les travailleurs sociaux sont transformés en agents de contrôle, est une société qui perd son âme.
On sait qu’aujourd’hui le « bashing » de l’allocataire du RSA est devenu la norme. Il n’y a qu’à lire ce qui s’écrit dans les forums et autres lieux de contributions. Il est urgent de renouer avec les fondements de l’action sociale : la confiance, l’accompagnement, la reconnaissance de la dignité de chaque personne.
Cela passe par l’arrêt immédiat des radiations abusives. La suppression des sanctions automatisées chez France Travail, et la reconstruction d’un service public de l’insertion fondé sur l’émancipation plutôt que sur la surveillance et la répression. Les professionnels du travail social qui continuent à croire en leur mission malgré la pression institutionnelle, méritent d’être soutenus dans cette reconquête de l’humain face à cette logique comptable qui gangrène aujourd’hui l’action sociale.
Sources :
- Les radiations expliquent les 3/4 de la baisse du nombre des bénéficiaires du RSA dans le Finistère | Blog M. Abhervé Alternatives Économiques
- [Tribune] L’insertion mérite mieux qu’une politique du chiffre | Le Télégramme
- Face aux critiques sur les radiations des bénéficiaires du RSA, le conseil départemental du Finistère se défend avec des chiffres mensongers | Blog M. Abhervé Alternatives Économiques
- Le RSA n’est pas un privilège mais un droit ! | PS29
- RSA : le décret sanctions entre en vigueur | Banque des Territoires
Note : je ne peux mettre de lien vers l’article du Poher, celui-ci ne peut être lu que dans la version papier du journal.