Depuis leur création par la loi du 5 mars 2007, les Cellules de Recueil des Informations Préoccupantes (CRIP) constituent un maillon essentiel du dispositif de protection de l’enfance. Pourtant, le récent rapport de la commission parlementaire sur les manquements des politiques publiques révèle des dysfonctionnements structurels qui mettraient en péril leur mission fondamentale : protéger les enfants en danger. Je mets ces termes au conditionnel. En effet, le risque zéro n’existe pas et les « dysfonctionnements » de ces cellules départementales ne sont pas légion. Pour autant, que dit le rapport parlementaire à ce sujet ?
Un dispositif particulièrement fragilisé
Les CRIP, placées sous l’autorité des présidents de conseil départemental, ont pour mission d’évaluer les situations de mineurs en danger ou risquant de l’être. Leur création répondait à un impératif : centraliser les signalements pour éviter les angles morts dans le repérage des violences. Le rapport parlementaire estime que « des délais importants de traitement et d’évaluation ainsi qu’un personnel insuffisamment formé mènent encore à des drames ou à des réponses inadaptées aux besoins de l’enfant ».
La procédure d’évaluation, encadrée par l’article D. 226-2-5 du Code de l’action sociale, prévoit un délai théorique de trois mois pour évaluer une situation. Sur le terrain, certaines CRIP affichent des retards de huit mois, pendant lesquels des enfants restent exposés à des situations à haut risque. En cause : un manque criant de moyens humains. Dans certains départements, un professionnel doit traiter jusqu’à 587 dossiers par an, soit près de deux nouveaux cas par jour ouvrable.
L’évaluation : un processus sous tension
La qualification des informations préoccupantes reste l’épine dorsale du système. Le référentiel national d’évaluation élaboré par la Haute Autorité de Santé (HAS) en 2022 devait harmoniser les pratiques. Mais sa mise en œuvre se heurte à des résistances locales. Certaines CRIP continuent de renvoyer systématiquement les dossiers vers des services saturés, sans réévaluation.
Le rapport cite l’exemple de la Guadeloupe, où une CRIP unique pour violences conjugales et violences faites aux enfants a été créée. Cette mutualisation des moyens contraste avec la fragmentation observée dans d’autres territoires.
Signaler ou faire remonter une information préoccupante à la CRIP est une lourde responsabilité. Compte tenu de « l’absence de formation sur le repérage des situations de danger », cela peut, selon la commission, désinciter à formaliser ces situations de danger auprès des autorités compétentes. Une fois l’IP transmise, la qualité de son évaluation est déterminante pour l’avenir de l’enfant. Certes mais que fait-on ensuite ?
Formation et culture commune : le chaînon manquant
Ce qui surprend est l’analyse qui est faite de ce qui est nommé dysfonctionnement. Bien sûr, il est dit qu’il faut renforcer les équipes pluridisciplinaires, mais finalement, ce serait le manque de formation des professionnels qui poserait un problème. Quel est le problème exactement ? Trop de situations non traitées ? Trop d’erreurs d’appréciations ? Trop ou pas assez d’orientations ? Les trois à la fois ? On a quelques difficultés à comprendre ce qui fait réellement défaut dans le quotidien du fonctionnement des cellules.
Un bon point est toutefois donné à l’École nationale de la protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ) et au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT). Ces deux organismes dispensent des formations à destination des professionnels évaluateurs, en particulier sur les critères de qualification d’une Information Préoccupante (IP).
La formation des professionnels est présentée comme le point noir du dispositif. Mais cette fois-ci, c’est le dispositif national qui est pointé du doigt. Seuls 40 % des écoutants du 119 – le numéro national d’urgence – ont suivi une formation spécifique.
Une « peur des représailles » ?
Autres accusés d’un dispositif considéré comme dysfonctionnant : les médecins. En audition, le professeur Marie-Paule Martin-Blachais a évoqué le chiffre de 3 % d’IP provenant du monde médical. « La famille devant normalement être informée lorsque l’IP fait l’objet d’une évaluation, il peut y avoir une certaine crainte de perte de confiance de la part des parents de l’enfant, voire de représailles » indique les rapporteurs.
Cette peur des représailles et la méconnaissance des procédures freinent les signalements. Le livret « Mélissa et les autres », outil de référence pour le repérage des violences sexuelles, n’a été diffusé qu’à 2.000 professionnels depuis 2024 alors qu’il l’aurait pu massivement être déployé sur tout le territoire.
La commission préconise un tronc commun de formation sur les traumatismes infantiles pour tous les métiers en contact avec des enfants. Une mesure urgente au vu des chiffres : 54 % des appels au 119 concernent des violences psychologiques, 36 % des violences physiques.
Le 119 : un maillon saturé
Le service national d’accueil téléphonique subit une hausse de 20 % des appels entre 2023 et 2024. C’est énorme et la commission aurait pu s’interroger sur l’origine de l’augmentation constante des signalements. Le problème, souligne-t-elle à raison, est qu’il y a seulement 42,5 % de taux de décrochage en première intention. Cette saturation a des conséquences directes : chaque appel non traité peut correspondre à un enfant en danger immédiat pour lequel rien n’est fait.
Pourtant, certaines solutions existent. La généralisation du « 119 pro », ligne dédiée aux professionnels en doute, permettrait de mieux orienter les signalements. Mais son efficacité reste limitée par le manque de médecins et de spécialistes référents « protection de l’enfance » dans les départements.
Vers une refonte du système ?
Les préconisations du rapport dessinent les contours d’une réforme des CRIP qui peinent à convaincre. Il est demandé que soit mis en œuvre une généralisation des équipes pluridisciplinaires incluant des professionnels de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Vient ensuite l’idée de créer un observatoire national (un de plus ?) des pratiques des CRIP. Enfin, il est proposé que soient mises en œuvre des campagnes de sensibilisation grand public sur les conséquences des traumatismes infantiles.
Il s’agirait de bâtir « une culture commune de la protection de l’enfance », où chaque acteur – du médecin de ville à l’enseignant – devient un veilleur attentif. La récente condamnation de l’État dans l’affaire Brunet-Jambu rappelle l’urgence d’agir : derrière chaque dossier non traité se cache un possible drame humain.
Les CRIP ne pourront remplir leur mission qu’avec « un engagement financier et politique à la hauteur des enjeux ». Le rapport chiffre à 15 % l’augmentation annuelle des informations préoccupantes, signe que les violences faites aux enfants ne reculent pas ou qu’elles sont mieux détectées que par le passé. Dans ce contexte, renforcer les cellules de recueil n’est pas une option – c’est une obligation de société.
Enfin, n’oublions pas qu’une fois que des situations sont identifiées, il faut des moyens pour les traiter convenablement. C’est une autre histoire qui demande bien plus que le travail d’une commission au regard des changements profonds qu’il faudrait pouvoir engager.
- Accéder au rapport d’enquête parlementaire : Tome 1 et Tome 2 (Comptes rendus des auditions)