Comment échapper à la bureaucratie ?

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Le mot bureaucratie fait frémir autant les usagers que les professionnels du social. Elle est définie comme une organisation complexe, structurée en niveaux hiérarchiques, où la règle, la procédure et la production d’écrits règnent en maîtres. Max Weber, le grand sociologue, y voyait un modèle d’efficacité rationnelle, mais la réalité ressemble plutôt à un labyrinthe dans lequel on s’égare entre les guichets, les signatures et les cases à cocher.

Pour Max Weber, la bureaucratie est une forme d’organisation générale caractérisée par la prépondérance des règles et de procédures qui sont appliquées de façon impersonnelle par des agents spécialisés. Ces agents appliquent les règles sans discuter des objectifs ou des raisons qui les fondent. Ils doivent faire preuve de neutralité et oublier leurs propres intérêts personnels au profit de l’intérêt général.

Le principal mérite de l’analyse de Weber fut de montrer que les principes de la bureaucratie tendaient à s’imposer dans tous les secteurs de la vie économique et sociale. Loin d’être l’apanage de la seule administration, la bureaucratie pouvait aussi se rencontrer dans les grandes entreprises, les partis, les organisations syndicales… comme la forme d’organisation la plus efficace

Aujourd’hui dans le langage courant, la bureaucratie évoque la lourdeur, la lenteur, l’inefficacité, et parfois même l’absurdité. C’est l’art de complexifier ce qui est simple. Le bureaucrate a son propre langage et il faut le comprendre ! On croise dans cet univers des agents dévoués, mais aussi des règlements qui semblent avoir été écrits pour décourager toute initiative. La bureaucratie, c’est aussi ce pouvoir anonyme, impersonnel, où personne n’est jamais vraiment responsable, mais où tout le monde est complice du système.

La bureaucratie, dans ce sens second, se caractérise par certains stéréotypes, tels que l’irrationalité, l’indécision ou l’aveuglement. Dans son livre La bureaucratie, Alfred Sauvy introduit le terme de « burelain », par analogie avec « châtelain », pour désigner le bureaucrate dans son royaume. C’est dire si une fois installée, il est si difficile de la déloger !

La loi de Pournelle : quand la paperasse prend le pouvoir

Jerry Pournelle, écrivain et observateur acéré des organisations, a formulé une loi qui fait froid dans le dos : « Dans toute bureaucratie, ceux qui s’occupent de la préservation de la bureaucratie elle-même finissent toujours par prendre le contrôle, au détriment de ceux qui poursuivent les objectifs réels de l’organisation ».

Pour autant, il ne faut pas trop se fier au personnage que je trouve bizarre : il a notamment écrit la partie du discours sur l’état de l’Union de Ronald Reagan en 1983 concernant l’Initiative de défense stratégique alors qu’il était démocrate. Cet anticonformiste est aussi en quelque sorte un libertarien qui se veut très rationel. Si vous voulez en savoir plus sur lui voici  une traduction d’un article de Dave  Small intitulé : « Qui est vraiment Jerry Pournelle ? »

Pournelle nous dit que plus une structure grossit, plus elle s’autoalimente. Les techniciens se retrouvent peu à peu marginalisés par ceux qui veillent à la survie du système. A l’extrème, le système pourrait fonctionner et s’autoalimenter à coups de procédures, de rapports et de réunions sans qu’il y ait des usagers. La mission d’aide devient secondaire, voire accessoire. La bureaucratie, c’est l’art de tuer les initiatives, et de les enfermer dans des procédures.

Citons la présentation d’un séminaire datant de 2020 organisé par la revue française des affaires sociales : « La bureaucratisation est toujours synonyme d’obstacles « paperassiers » et d’allongement des délais de traitement des dossiers, déplaisant pour l’usager. Mais le secteur sanitaire et social nécessite un regard particulier. Un grand nombre de destinataires de ces politiques sont en effet, par définition, fragiles : situations complexes, besoins urgents parfois vitaux, individus déstabilisés par l’abondance de règles, de « pièces justificatives » à fournir et de questionnaires dématérialisés à choix multiples… »

« On observe ainsi des taux très élevés de « non-recours » à certaines prestations. Par ailleurs, aux responsables organisationnels peuvent s’opposer des professionnels particuliers – médecins, travailleurs sociaux, associations –, investis très positivement par le public, qui considèrent leur travail comme entravé par la prescription de certaines règles.

Mais alors, pourquoi la bureaucratie prospère-t-elle dans l’action sociale ?

Il faut bien le reconnaitre, le secteur social est un terrain de jeu idéal pour la bureaucratie. Pourquoi ? Parce que l’action sociale est complexe. Notre secteur, plus que d’autres, est particulièrement exposé. Il est soumis à des pressions particulières. La diversification des besoins des usagers percute la maîtrise recherchée des dépenses publiques et à l’affirmation d’un contrôle des demandes d’accompagnement. Conséquence, les politiques sociales multiplient les règles particulières au détriment du droit commun.

Les dispositifs se complexifient pour, dit-on, garantir l’égalité, la transparence et la traçabilité. Les couches successives de loi, de décrets visant à limiter le nombre de bénéficiaires de telle ou telle prestation conduit à multiplier les règles, mais aussi les contrôles. Pour éviter l’arbitraire, on finit par créer un monstre procédural.

Le Livre Blanc du travail social a dénoncé la multiplication des dispositifs et la fragmentation des publics. Nous faisons face aussi à une pression pour « rendre des comptes ». La volonté de maitrise alimente la machine bureaucratique. Les travailleurs sociaux, eux, se retrouvent à jongler entre l’accompagnement humain et la gestion administrative, souvent au détriment du premier. (Pas toujours fort heureusement).Le numérique, censée simplifier, ajoute parfois une couche supplémentaire de complexité, surtout pour les publics les plus fragiles.

J’ai aussi une autre hypothèse en tête : La bureaucratie, c’est-à-dire l’art de fixer des procédures à suivre et de les accompagner de documents à remplir, remplit aussi une fonction particulière. Elle rassure certains encadrements étrangers aux métiers et aux pratiques professionnelles des travailleurs sociaux. Elle leur permet de reprendre le pouvoir dans un domaine qu’ils ne maitrisent pas. Ils peuvent ainsi contester la pratique au nom des règles qu’ils ont eux-mêmes fixées. Il ne s’agit plus de regarder le fond mais de se limiter à la forme.

Enfin cette bureaucratie est aussi un excellent outil permettant de limiter la dépense publique. Officiellement, il nous est dit que celle-ci pourra diminuer si nous supprimons la bureaucratie. Or c’est l’inverse qui est mise en oeuvre. Un exemple ? Ma prime rénov et son tableau des critères d’éligibilité : Les freins et les contrôles tatillons du style « la signature du devis doit être en haut à gauche » et tant qu’elle ne l’est pas le dossier est bloqué. Autre exemple, l’aide au permis de conduit jeunes : Au lancement du service, ce ne sont pas moins de 458 dispositifs d’aides au permis de conduire qui ont été recensées dont 7 au niveau national, 16 au niveau régional, 80 au niveau départemental et 370 au niveau territorial ! Pourquoi faire simple ?

Peut-on échapper à la bureaucratie ? L’art de la débrouille sociale

Faut-il se résigner à la bureaucratie ? Certainement pas ! Mais il faut reconnaître qu’elle a la peau dure. Quelques pistes pour ne pas se laisser engloutir :

  • Simplifier les procédures : Cela semble évident, mais c’est un combat de tous les instants. Les tentatives de simplification administrative existent, mais elles se heurtent souvent à la résistance du système, qui aime la complexité autant qu’un chat aime les boîtes en carton. Faites alliance avec vos encadrements et directions qui eux aussi déclarent ne pas aimer la bureaucratie même lorsqu’ils la mettent en peuvre !

  • Redonner du pouvoir aux professionnels : Les travailleurs sociaux et leurs soutiens professionnels sont les mieux placés pour repérer les absurdités et proposer des solutions pragmatiques. Votre expertise de terrain doit être valorisée, écoutée, et non étouffée sous des couches de reporting.

  • Miser sur la confiance : Plutôt que de tout contrôler, pourquoi ne pas faire confiance à l’intelligence des professionnel(le)s de terrain et des usagers ? Laisser une marge de manœuvre, c’est aussi permettre l’innovation et l’adaptation aux réalités locales.

  • Impliquer les usagers : Les personnes accompagnées sont souvent les premières victimes de la bureaucratie. Les associer à la réflexion sur les procédures, c’est éviter de créer des usines à gaz déconnectées de la réalité.

Les travailleurs sociaux, des résistants face à l’hydre administrative ?

Dans ce paysage, les travailleurs sociaux et leurs alliés professionnels ont appris à naviguer entre les exigences administratives et la nécessité d’agir pour et avec les personnes. J’ai été à plusieurs reprises admiratif de la capacité de certaines collègues à maitriser les règles au point de faire du billard : la technique consiste à savoir demander une aide apportant un refus afin de pouvoir en mobiliser une autre qui n’est plus alors opposable.

J’ai pu constater au cours de ma carrière professionnelle combien les travailleurs sociaux sont capables d’inventer des stratégies de contournement. Il faut pour cela savoir user de diplomatie. Certaines collègues, expertes sur ce sujet savent agir avec humour. D’autres parfois font preuve de « désobéissance créative » dans le but de remettre l’humain au centre.

Leur travail, souvent invisible, est pourtant essentiel pour éviter que la bureaucratie ne devienne une fin en soi. Les pratiques de contournement nous rappellent, chaque jour, que l’action sociale n’est pas une affaire de cases à cocher, mais le fait de rencontres, d’écoute et d’engagements.

Conclusion : Et si on osait la subversion bienveillante ?

La bureaucratie n’est pas une fatalité. Elle est souvent le produit de nos peurs, de notre besoin de contrôle, mais aussi de notre manque de confiance. Pour la combattre, il faut oser ce que j’appelle la « subversion bienveillante » : questionner les règles, simplifier, faire confiance, et surtout, ne jamais perdre de vue le sens de l’action menée et des objectifs à atteindre.

Alors, la prochaine fois que vous vous retrouverez face à un formulaire absurde, souvenez-vous : la meilleure arme contre la bureaucratie, c’est l’intelligence collective,  en y ajoutant un brin d’audace. Et si, ensemble, on décidait de remettre un peu de folie douce dans la machine ?

Pour aller plus loin, lisez, débattez, et surtout, agissez. La bureaucratie ne reculera pas toute seule. Seules vos volontés et vos pratiques peuvent en venir à bout. Alors, ne lâchez rien !

 

Sources

 


Photo créée par wayhomestudio – fr.freepik.com


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