L’essor de l’intelligence artificielle bouleverse le fonctionnement de nos sociétés, mais peu d’applications incarnent l’atteinte à nos libertés telle que Clearview AI. Cette société américaine, spécialisée dans la reconnaissance faciale, s’est hissée au cœur de la controverse sur la surveillance numérique, la protection des données personnelles et la liberté individuelle. Son modèle, fondé sur la collecte massive d’images accessibles en ligne, pose une question fondamentale : jusqu’où peut-on aller, au nom de l’innovation technologique, sans sacrifier les droits fondamentaux de chacun des citoyens que nous sommes ? Tout cela mérite quelques explications.
Un moteur de recherche pour visages
Clearview AI propose un service aussi simple qu’inquiétant : il suffit de soumettre une photographie à son logiciel pour obtenir l’identité de la personne, grâce à une comparaison instantanée avec une gigantesque base de données biométriques. Cette base a été constituée par l’extraction automatisée de dizaine de milliards de photos glanées sur Internet et sur les réseaux sociaux. Cela en toute illégalité. le logiciel associe à chaque image des informations contextuelles (lieu, âge, profession), permettant d’établir des profils détaillés et évolutifs des individus repérés. Imaginez l’aubaine pour un gouvernement autoritaire.
Clearview AI a récupéré (”scrappé” en langage tech) toutes les photos que vous publiez de votre plein gré sur les réseaux sociaux. De l’aveu même de son fondateur Hoan Ton-That, en mars 2023, L’IA de reconnaissance faciale possédait plus de 40 milliards de photos, soit en moyenne cinq images par habitant de notre planète. Merci les réseaux sociaux ! Et comme il devient rare de n’avoir pas publié de photos de son visage, des correspondances sont trouvées pour la quasi-totalité des requêtes.
Ce service, initialement vanté auprès des forces de l’ordre pour résoudre des enquêtes criminelles, a rapidement dépassé ce cadre. Des entreprises privées et des particuliers fortunés ont également fait appel à Clearview AI. Ils transforment l’outil en un système de surveillance généralisée, motivé par des intérêts commerciaux. Cette extension de l’usage, sans contrôle ni consentement des personnes concernées, a certes déclenché une vague d’indignation et de sanctions à travers le monde. Pour autant les autorités ne parviennent pas à obtenir gain de cause.
Des autorités sans réel pouvoir
Face à la menace que représente Clearview AI pour la vie privée, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a infligé en octobre 2022 une amende de 20 millions d’euros à la société. Elle lui a ordonné de cesser la collecte et le traitement des données des personnes situées sur le territoire français, et de supprimer les données déjà collectées. La CNIL a pointé du doigt des manquements graves : absence de base légale pour le traitement, non-respect des droits des personnes (accès, effacement, opposition), et refus de coopérer avec l’autorité de contrôle.
La réponse du dirigeant de la société ne s’est pas fait attendre : il ne paiera pas l’amende et continuera. Le manque de coopération entre la France et les États-Unis lui permet de faire ce qu’il veut. Dans ces conditions, évidemment, ça rend les décisions très difficiles à exécuter aux États-Unis.
Dans une déclaration transmise à franceinfo, le fondateur de Clearview AI s’est dit « navré de l’interprétation erronée par certains de la nature des activités de son entreprise qui n’a ni client, ni société en France ». Parmi ses clients, Clearview AI a compté aux États-Unis des polices locales, les services de l’immigration, des douanes ou des entreprises privées. Et hop le tour est joué. On ne sait pas qui est client en europe.
Clearview AI se défend en arguant qu’elle ne fait que collecter des informations publiques, à l’instar des moteurs de recherche classiques. Mais cette analogie ne tient pas. Les moteurs de recherche indexent des contenus accessibles, mais ne créent pas de bases de données biométriques permettant d’identifier n’importe qui à partir d’une simple photo. La reconnaissance faciale, par sa capacité à relier une image à une identité et à un historique numérique, franchit un seuil inédit dans la surveillance des individus.
La surveillance de masse, une réalité inquiétante
L’un des aspects les plus alarmants dans cette affaire réside dans la généralisation de la surveillance. Une enquête menée par les autorités canadiennes a ainsi conclu que les pratiques de la société constituent une « surveillance de masse » illégale. Elle expose des millions de personnes à un risque de préjudice grave, alors même que la grande majorité n’a jamais été impliquée dans un crime. Être « constamment dans une séance d’identification policière » devient la norme, non l’exception, pour tout citoyen dont l’image circule sur Internet.
Cette logique inverse la présomption d’innocence et place chacun sous la menace d’une identification permanente, sans contrôle ni transparence. Les forces de l’ordre, séduites par la promesse d’efficacité, peuvent être tentées d’utiliser ces outils sans discernement, au risque d’erreurs d’identification, de discriminations ou d’atteintes disproportionnées à la vie privée.
L’opacité et l’irresponsabilité comme mode opératoire
Clearview AI a systématiquement refusé de coopérer avec les autorités de protection des données, ignorant les injonctions de suppression et les demandes de justification. L’entreprise, qui ne dispose pas de bureaux en Europe, tente de se soustraire à la réglementation en arguant qu’elle n’a pas d’activités commerciales directes sur le continent. Mais cette stratégie ne convainc pas les régulateurs, qui soulignent que la collecte de données de citoyens européens, même à distance, relève du RGPD et des lois nationales.
Cette opacité, doublée d’une absence de responsabilité, montre les limites des mécanismes actuels de contrôle des géants de la tech. Les sanctions financières, aussi élevées soient-elles, ne dissuade pas les entreprises dont le modèle économique repose sur la valorisation de données personnelles à l’échelle mondiale.
Bien évidemment, Clearview se défend. Il assure que son système permet de lutter de façon efficace contre la criminalité. La société met en avant la possibilité de lutter contre l’exploitation des enfants, argument suprème pour faire accepter son système. Il ne précise pas toutefois que d’autres utilisations singulièrement liberticides peuvent être mises en oeuvre par son application. Ce n’est pas son problème.
Les travailleurs sociaux face à la montée de la surveillance numérique
Dans ce contexte, le rôle des travailleurs sociaux et des professionnels de l’aide peut prendre une dimension nouvelle. Ils sont en première ligne pour accompagner les publics vulnérables, souvent les plus exposés aux risques d’atteinte à la vie privée. C’est un sujet important pour les professionnel de l’aide et du soin. Leur mission, fondée sur la confiance, la confidentialité et le respect de la dignité, entre en tension avec la logique de surveillance généralisée incarnée par Clearview AI.
Les travailleurs sociaux doivent aujourd’hui pouvoir se mobiliser pour sensibiliser les citoyens sur l’importace de ne pas publier de photos personnelles sur les réseaux sociaux. Il leur faut pouvoir alerter sur les dérives potentielles de l’utilisation des images et des identifiants des personnes. C’est aussi une façon de défendre un modèle de société fondé sur la solidarité et le respect des droit. Cet engagement, n’est pas un simple supplément d’âme. Il peut devenir un rempart contre la déshumanisation induite par l’automatisation des contrôles et l’extension de la surveillance algorithmique.
Quelle riposte pour préserver nos libertés ?
La lutte contre Clearview AI ne saurait se limiter à de simple déclarations d’intention. Elle appelle une réflexion collective sur le sens que nous voulons donner à la technologie et sur les limites à poser à l’intelligence artificielle. Les législations doivent être renforcées, les moyens de contrôle accrus, mais surtout, une culture de la vigilance et de la responsabilité doit être diffusée dans l’ensemble de la société.
Les citoyens doivent pouvoir exercer un contrôle effectif sur leurs données. comprendre les enjeux de la reconnaissance faciale et exiger des garanties sur l’usage qui en est fait. Les professionnels de l’aide, les associations, les chercheurs et les journalistes ont un rôle clé à jouer pour documenter les pratiques, dénoncer les abus et proposer des alternatives respectueuses de la dignité humaine.
Vers un nouvel humanisme numérique ?
Face à la tentation de la surveillance totale, il est urgent de réaffirmer les principes d’un humanisme numérique. La technologie peut aussi être mise au service de l’émancipation. Clearview AI incarne une dérive qu’il nous appartient de contenir, par la loi, qui de toute manière n’est ps respectée. Il nous reste l’engagement citoyen.
La liberté n’est pas un luxe, mais la condition même de notre vie en société. Défendre la vie privée, c’est défendre la possibilité de chacun de se construire, de s’exprimer et d’agir sans crainte d’être constamment observé, fiché, réduit à un ensemble de données. C’est aussi défendre la confiance, sans laquelle aucune relation d’aide, aucun projet collectif, aucune démocratie ne peut prospérer.
La vigilance s’impose, car l’intelligence artificielle, loin d’être neutre, façonne nos vies et nos sociétés. Il nous appartient de décider, collectivement, des usages que nous voulons encourager, et de ceux que nous devons refuser. Clearview AI nous rappelle que la liberté n’est jamais acquise : elle se conquiert, chaque jour, par l’engagement, la réflexion et l’action.
Sources :
- Clearview AI – Wikipédia | Wikipédia
- Clearview AI : on mesure, à la lecture du raisonnement de la CNIL, l’insécurité juridique qui pèse sur nos données personnelles | Le Monde
- France : la Commission française condamne Clearview AI à une amende de 20 millions d’euros pour avoir enfreint le RGPD | Business & Human Rights Resource Centre
- Reconnaissance faciale : pour la CNIL, l’algorithme de Clearview AI est un traitement de données très intrusif | Franceinfo
- Clearview AI a violé la vie privée des Canadiens avec « une surveillance de masse » | Radio-Canada
Photo : issue du blog de l’association anglo-saxonne Big Brother Watch pour sa campagne « FACE OFF »
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