
Cette question peut paraitre bizarre et pourtant elle ne l’est pas. Dans l’imaginaire collectif, le Moyen Âge évoque souvent la rudesse, l’ignorance et la négligence envers les plus vulnérables, notamment les enfants. Mais si l’on se penche sur les recherches récentes, à commencer par le travail de Didier Lett, professeur émérite d’histoire médiévale à l’Université Paris Cité, une tout autre réalité se dessine : et si, finalement, les parents médiévaux avaient beaucoup à nous apprendre sur l’art d’éduquer ?
Repenser l’enfance médiévale : entre mythe et réalité
Oubliez cette image d’Épinal, celle de l’enfant médiéval, petit adulte jeté trop tôt dans la dureté du monde. Loin de la négligence ou de l’indifférence, les sociétés médiévales témoignaient d’un « fort sentiment de l’enfance » : dès la grossesse, la naissance, le baptême, puis dans les soins quotidiens, l’enfant était entouré d’attentions et d’une véritable réflexion éducative. L’éducation n’était pas un luxe réservé à une élite, mais une préoccupation partagée, ancrée dans la vie familiale et sociale.
La langue elle-même trahit cette richesse : une cinquantaine de mots en ancien français, et autant en latin, désignent l’acte d’éduquer, de guider, d’instruire. Le verbe educare signifie littéralement « faire sortir de », c’est-à-dire accompagner l’enfant pour qu’il s’élève, qu’il quitte l’état brut pour accéder à un état supérieur. L’éducation, au Moyen Âge, est donc un processus de raffinement, de transformation, et non de simple dressage.
Le souci éducatif
Didier Lette nous apprend qu’il existe beaucoup de traités pédagogiques médiévaux, souvent écrits par des parents pour leurs propres enfants : Albertano de Brescia, Raymond Lulle, le chevalier de La Tour Landry… Tous insistent sur l’importance de l’éducation dès le plus jeune âge. Leurs conseils sont d’une modernité déconcertante : il faut enseigner par la parole et l’exemple, éviter d’imposer des tâches trop lourdes, respecter le rythme de l’enfant, privilégier la douceur à la brutalité.
Gilles de Rome, grand penseur du XIIIe siècle, rappelle que l’enfant, naturellement enclin à l’erreur, doit être guidé « dès l’enfance à bien faire ». L’éducation n’est pas une contrainte, mais une initiation progressive, adaptée à l’âge, à la force, à la résistance de chacun. Les médecins et pédagogues médiévaux déconseillent d’ailleurs de surcharger les enfants de moins de 14 ans, afin de ne pas freiner leur croissance ou leur développement.
Éduquer par l’exemple : la force du modèle
Au Moyen Âge, l’exemplarité parentale est au cœur de la transmission. Les parents sont des modèles, des « prédicateurs au sein de la famille » : ils doivent incarner ce qu’ils souhaitent voir chez leurs enfants. Loin de l’autoritarisme aveugle, l’éducation passe par l’imitation, l’accompagnement et l’encouragement.
Raymond Lulle conseille même d’éloigner du foyer toute personne susceptible d’influencer négativement l’enfant. Il insiste sur la nécessité d’éduquer tous les sens, de choisir avec soin les images, les récits, les musiques auxquels l’enfant est exposé. Il faut privilégier les « bonnes odeurs » – au sens propre comme au figuré – pour éviter que l’enfant ne s’imprègne de mauvaises influences. L’environnement éducatif, au Moyen Âge, est pensé comme un espace protecteur, « propice à l’éveil et à la vertu ».
Un apprentissage progressif, respectueux du développement de l’enfant
Contrairement à une idée reçue, les enfants n’étaient pas jetés dans le monde du travail sans ménagement. Les tâches confiées étaient adaptées à leur âge et à leur force. L’apprentissage se faisait par l’observation, l’imitation, puis la pratique progressive. Dans les ateliers, le jeune apprenti commence par des tâches simples, observe les gestes des aînés, avant de manipuler lui-même les outils. Même le futur chevalier passe par des étapes : page, puis écuyer, avant d’être adoubé.
Les pédagogues médiévaux insistent : il faut éviter toute fatigue excessive, toute surcharge intellectuelle ou physique. L’enfant doit apprendre à son rythme, sans pression inutile. Barthélemy l’Anglais recommande d’éviter les tâches trop difficiles entre 7 et 13 ans, pour ne pas entraver le développement. Maffeo Vegio va plus loin : « Jusqu’à cinq ans, aucune instruction n’est possible, et il convient d’éviter toute fatigue qui pourrait affecter sa croissance ».
L’éducation, une affaire de cœur et de raison
L’éducation médiévale n’est pas seulement un ensemble de techniques ou de savoir-faire. Elle est aussi affaire de cœur, de relation, de confiance. Les parents sont invités à encourager, à valoriser, à guider sans brusquer. Matte Palmieri, humaniste du XVe siècle, recommande de privilégier les bonnes mœurs à la recherche du plaisir ou du confort. Trop de douceur, prévient-il, finit par corrompre l’enfant, qui deviendra adulte sans repères.
Ce souci d’équilibre, entre fermeté et bienveillance, entre exigence et respect du rythme, résonne étrangement avec les débats actuels. On nous parle aujourd’hui de l’éducation positive, de la parentalité bienveillante, ou encore de la pédagogie Montessori. Le Moyen Âge, loin d’être une époque obscure, apparaît alors comme un laboratoire d’idées, d’expérimentations, de réflexions sur le devenir de l’enfant. Les maltraitances viendront plus tard.
Pourquoi ce détour par le Moyen Âge nous concerne-t-il aujourd’hui ?
Que dire de cela à l’heure où la parentalité est en crise ? Désormais, les repères éducatifs vacillent. On s’interroge sur la juste place de l’enfant dans la famille et la société. Il est sans aucun doute salutaire de relire les leçons du passé. Non pour les copier servilement, mais pour s’en inspirer, pour retrouver le sens de la transmission, de l’exemplarité, de la patience.
Le Moyen Âge nous rappelle que l’éducation est une aventure collective, un cheminement et une construction patiente. Il n’y a pas de recette miracle, mais une attention de chaque instant, une capacité à s’adapter, à écouter, à guider sans écraser. Les parents médiévaux, tout imparfaits qu’ils étaient, savaient que l’enfant n’est ni un adulte miniature, ni une page blanche, mais un être en devenir, fragile et précieux.
Éduquer, c’est croire en l’avenir
En revisitant les pratiques éducatives médiévales, on découvre une philosophie de l’éducation qui fait écho à nos aspirations les plus profondes : accompagner sans dominer, transmettre sans imposer, guider sans contraindre. Loin des caricatures, le Moyen Âge nous invite à repenser notre rapport à l’enfance, à la transmission, à l’autorité.
Alors, et si vous éleviez votre enfant comme au Moyen Âge ? Non pas en reproduisant à l’identique les gestes d’autrefois, mais en retrouvant le sens du temps long, de la patience, de l’exemplarité. En acceptant que l’éducation soit un chemin semé d’embûches, de doutes, mais aussi de joies et de découvertes partagées.
« Ce que l’on enseigne dès le plus jeune âge laisse une empreinte durable dans l’esprit de l’enfant » – Chevalier de La Tour Landry.
Ce détour par le passé n’est pas une nostalgie, mais un appel à la réflexion. Pour que l’éducation redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un acte d’amour et de confiance envers les enfants.
Source :
Image : Les étapes de la vie de Bartholomeus Anglicus (Gravure sur bois, 1486). Prints and Photographs division de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis sous le numéro d’identification cph.3c10314 Domaine public