Amandine Lasseigne, éducatrice spécialisée, nous explique dans cette « Point de vue » que quand on travaille à l’ASE « on court toujours ». Elle nous parle de l’instrumentalisation des travailleurs sociaux et de son désir de voir leur situation s’améliorer. Bref elle veut vivre son métier, le faire évoluer. Elle vous interpelle ? N’hésitez pas à épondre à son appel
Educatrice spécialisée depuis 10 ans, je fais partie de celles qui ont mis du temps à savoir ce qu’elles voulaient faire. Je savais que je voulais un métier tourné vers l’humain, mais je ne savais pas lequel. C’est en rencontrant, un peu par hasard, des personnes en situation de handicap pendant mon bac que j’ai senti ce lien, ce truc qui m’a traversée et accrochée. C’est là que j’ai décidé de devenir éducatrice spécialisée, en pensant d’abord accompagner des personnes en situation de handicap mental.
Et puis, comme souvent, la vie décide autrement. Après mon diplôme en 2015, j’ai commencé par l’intérim. Je me souviens encore de cette phrase que j’ai dite à la dame de l’agence : « Je ne veux pas travailler avec les ados. » J’avais 21 ans, à peine plus âgée qu’eux, et je ne me sentais pas légitime. Deux jours plus tard, elle m’appelle… pour une mission de trois semaines en ITEP avec des adolescents. Trois semaines qui sont devenues trois ans.
L’ITEP m’a forgée. J’y ai accompagné des enfants placés, d’autres encore au domicile. Des enfants abîmés par la vie, débordants d’émotions, souvent d’agressivité — mais aussi d’une sensibilité à vif. J’aimais ce contact brut, direct, sans filtre. J’ai appris à lire derrière les colères, à écouter ce qui ne se disait pas.
Puis je suis partie. Littéralement. J’ai quitté le boulot et j’ai embarqué dans un camion avec mon compagnon pour un an de voyage à travers l’Europe. Une pause, un détour, une façon de reprendre mon souffle en allant voir ailleurs comment les autres vivent. Cette année m’a transformée.
À mon retour, on a trouvé une petite maison au bout du monde, en bordure de forêt en Dordogne. C’est là que j’ai renoué avec le silence, la nature… et que la protection de l’enfance m’a ouvert ses portes.
J’ai commencé par un poste en PEAD. Puis l’internat d’une MECS. Et depuis février 2022, j’occupe un poste qui, sur le papier, ressemble au métier rêvé : je m’occupe des visites médiatisées, des visites à domicile, je fais le lien avec les familles, j’accompagne les enfants et les parents pour que, peut-être, un jour, ils se retrouvent.
Sur le papier, c’est magnifique. En réalité ? C’est là que la question surgit.
Depuis 2019, j’ai vu la protection de l’enfance se dégrader à vue d’œil. Depuis 2022, c’est pire. Derrière les discours sur le soutien, j’assiste à une violence institutionnelle insoutenable. Pour les enfants. Pour leurs parents. Pour nous. Trop d’incohérences. Trop d’injonctions contraires. Trop d’absurdités dans l’accompagnement.
Et alors cette question est née. Au début, timidement. Puis elle est devenue insistante, obsédante :
Est-ce que j’aide vraiment ? Ou est-ce que je participe, moi aussi, à ce système qui abîme au lieu de réparer ?
Feux à répétition : quand l’urgence devient la norme
En protection de l’enfance, on court. Toujours. On éteint des feux. On bricole des solutions. On improvise. On espère ne pas être trop en retard pour le rendez-vous. On passe d’un placement en urgence à une fugue, d’une visite médiatisée à un signalement. On ne pense plus, on réagit.
L’urgence est devenue la norme. Elle anesthésie notre capacité à réfléchir, à prévenir, à créer du lien durable. On est censés accompagner… mais on survit dans une gestion de crise permanente.
Je pense à cette adolescente, retirée de son foyer en urgence, puis déplacée de lieu en lieu, comme un colis qu’on ne sait plus où déposer. Elle fuguait à répétition. La seule réponse qu’on a su lui apporter, c’est encore un changement de structure. Comme si changer le décor allait apaiser sa douleur.
Je pense à ces enfants retirés de chez eux pour des carences parentales — et placés dans des institutions où ils découvrent la violence, la négligence, l’abandon véritable. Ils arrivent avec un lien familial abîmé… et repartent avec la certitude que plus personne ne les protège.
Je pense à ces visites médiatisées que j’organise. À ces parents qui attendent, pleins d’espoir, une rencontre avec leur enfant. Et à ces annulations de dernière minute, faute de personnel ou de voiture disponible. On parle de protection, mais ce qu’on offre, c’est de la frustration, de l’angoisse, et parfois une nouvelle blessure.
Et pendant ce temps-là, on nous parle de projet pour l’enfant, de continuité, de sécurité affective. Mais comment construire un projet quand les fondations sont mouvantes, précaires, rongées par la gestion comptable ? Comment parler de bientraitance institutionnelle quand les éducateurs eux-mêmes sont lessivés, remplacés tous les deux mois, et qu’on change de chef de service plus vite que de calendrier scolaire ?
Je l’ai senti, moi, le basculement. Le moment où tu ne fais plus que “tenir”. Le moment où tu te rends compte que tu ne fais plus du lien, tu fais de l’encadrement. Et que ce n’est plus tout à fait le même métier.
L’éducatrice instrumentalisée : exécutante ou actrice ?
Il y a des jours où je me sens éducatrice. Et puis il y a ceux où je me sens surtout exécutante. Porteuse de décisions que je n’ai pas prises, parfois même que je ne comprends pas — mais que je dois pourtant transmettre, faire appliquer, faire passer.
Comme ce jour où on m’a demandé de mentir à une famille. Pas frontalement, non. Mais d’inventer une excuse, une « version plus présentable », pour expliquer l’annulation d’un rendez-vous pourtant très attendu. Surtout ne pas dire que c’était à cause du sous-effectif. Que personne n’avait pu se libérer. Non, il fallait maquiller ça. Protéger l’institution. Pas la famille.
Comme toutes ces fois où un nouveau chef de service arrive et décide de tout reprendre à zéro, comme si l’histoire familiale ne comptait pas. Comme si ce qu’on avait construit n’existait plus. Des parents épuisés, qui doivent redire, redémontrer, réexpliquer. Et moi, entre les deux, à tenter de maintenir un minimum de continuité dans un monde qui s’évertue à l’effacer.
Ou encore ce jour où on m’a demandé d’annoncer à une adolescente son transfert vers un autre foyer. Une décision que je n’avais pas choisie, que je ne comprenais même pas. C’est moi qui ai dû la regarder dans les yeux. C’est moi qui ai vu ses larmes, son incompréhension, sa colère. Et pourtant je n’étais pas responsable. Enfin… pas directement.
Ces situations me laissent un goût amer. Parce qu’elles me placent dans une posture qui trahit ce pour quoi j’ai choisi ce métier. Parce qu’elles me forcent à devenir la voix d’un système que je ne reconnais plus.
Et dans ces moments-là, une autre question me hante : À force de transmettre sans contester, de faire sans comprendre, est-ce que je deviens complice ?
La résistance intérieure (et ses limites)
Je ne suis pas restée les bras croisés. Face à l’incohérence, face à l’épuisement, face à ce sentiment de devenir un rouage dans une mécanique qui dysfonctionne, j’ai cherché une porte de sortie. Ou plutôt une porte de sens.
C’est ce qui m’a menée vers la thérapie familiale systémique. Parce que je crois que les enfants ne vont bien que si leur famille va mieux. Parce que je crois que les parents ne sont pas des ennemis à surveiller, mais des partenaires à impliquer. Parce que je crois qu’on ne change rien en dehors du lien.
Cette formation, je ne la vois pas comme une reconversion. Je la vis comme une reconnection. À ce que je suis. À ce que je veux incarner. À ce qui, au fond, m’a poussée à devenir éducatrice.
Et puis, il y a ce rêve. Ce projet. Celui de créer un lieu de vie à taille humaine, pour accueillir quelques enfants, et travailler main dans la main avec leurs familles. Un lieu où l’on prend le temps. Où l’on ne cloisonne pas les liens. Où l’on n’étiquette pas les parents. Un lieu qui ne prétend pas faire à la place, mais qui accompagne vraiment, avec douceur, avec respect, avec cohérence.
Mais rêver, c’est aussi confronter. Confronter le rêve à la réalité, l’envie au système, la volonté à la fatigue.
Je suis fatiguée. Comme tant d’autres. Fatiguée de devoir réparer à la va-vite ce que d’autres brisent à coups de délais, de chiffres, de directives. Fatiguée de devoir “tenir bon” au lieu d’avancer. Fatiguée de ne plus toujours savoir si ce que je fais est encore juste.
Et pourtant, je tiens. Parce qu’au fond de moi, il y a toujours cette lumière. Faible parfois, vacillante. Mais présente. Cette envie d’y croire encore, de faire autrement, de ne pas laisser le cynisme gagner.
Je ne veux plus éteindre les incendies qu’on allume plus haut
Je ne veux plus courir après des urgences qu’on aurait pu éviter. Je ne veux plus mentir aux familles pour protéger une institution que je ne reconnais plus. Je ne veux plus être cette éducatrice qui se tait pour ne pas déranger. Qui applique sans comprendre. Qui répète des décisions absurdes en se convainquant qu’elle “fait au mieux”.
Et surtout… je ne veux plus me contenter de faire le moins pire. Je veux pouvoir penser mon métier. L’interroger. Le défendre. Le transformer. Je veux pouvoir dire quand ça ne va pas. Sans crainte. Sans honte. Sans devoir m’excuser d’avoir des valeurs.
Je tente de ramener une communication saine dans un système devenu fou. Un système où le contrôle a remplacé l’écoute, où l’on valorise la loyauté silencieuse plutôt que la parole des professionnels.
Parfois, je me demande si dans certaines formations de management, on n’apprend pas à faire taire les équipes. Et pourtant, je crois profondément qu’il est primordial d’entendre nos voix. Parce que c’est de là que vient le sens. Le vrai.
Être éducatrice, pour moi, ce n’est pas porter l’uniforme d’un système. C’est porter la voix des invisibles. Des enfants qu’on ne comprend pas. Des familles qu’on stigmatise. Des collègues qu’on broie.
Alors oui, je doute. Oui, je fatigue. Oui, parfois, j’ai envie de fuir.
Mais je résiste. Parce que je crois qu’il est encore possible de faire autrement. Parce que je crois qu’en osant nommer ce qui dysfonctionne, on peut, peut-être, commencer à le réparer.
Et si je prends la plume aujourd’hui, c’est pour ça. Pour ne plus être complice par silence. Pour ne plus me résigner. Et parce que je sais que je ne suis pas seule à ressentir tout ça.
Alors si toi aussi tu doutes, si toi aussi tu t’épuises dans ce grand écart permanent : parle, écris, témoigne. Nos voix, ensemble, peuvent encore faire du bruit. Et peut-être, changer quelque chose.
Photo : Amandine Lasseigne, éducatrice spécialisée
Note : Si, comme Amandine, vous souhaitez publier une tribune sur un sujet de votre choix dans ma case intitulée « point de vue », n’hésitez pas à me contacter à l’adresse mail suivante : didier[@]dubasque.org (retirez les crochets « [ » et « ] » mis là pour éviter que des robots s’en emparent). J’étudierai votre proposition de texte. Merci à vous.
2 réponses
Bravo pour cet article pertinent! La question du sens dans nos pratiques est primordiale! Comment trouver et surtout ne pas perdre le sens de notre action?
Peut être en se disant que l’on reste parfois un des derniers interlocuteurs à vraiment prendre l autre en considération..
« Si on veut déplacer des montagnes, il faut commencer par soulever les petits cailloux » Sœur Emmanuelle
On pourrait dire continuer à soulever les petits cailloux..
» Je fais partie de celles qui ont mis du temps à savoir ce qu’elles voulaient faire. »
» Pendant mon bac que j’ai senti ce lien »
» Après mon diplôme … J’avais 21 ans »
En espérant que l’intériorisation de cette norme ne fut pas partager avec son public x).