Alors que des milliers de manifestantes ont défilé samedi contre les violences faites aux femmes, les chiffres sur les victimes des violences conjugales sont tombés. Ils ne sont pas bons et c’est plutôt inquiétant. Ils ne cessent de croître d’années en années. Comment expliquer ce phénomène en complète contradiction avec les affaires qui défraient l’actualité ? Qu’en penser alors que se déroule aujourd’hui la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes instaurée par l’ONU depuis 1999 ?
Du côté des violences conjugales, en 2023, les services de sécurité ont identifié 271.000 victimes de violences commises par leur partenaire ou ex-partenaire. C’est une augmentation de 10 % par rapport à l’année précédente. Cette hausse s’inscrit dans une tendance de fond observée depuis plusieurs années, le nombre de victimes enregistrées ayant doublé depuis 2016. Face à cette escalade, une question s’impose : pourquoi le nombre de violences faites aux femmes augmente-t-il continuellement ?
Pour comprendre ce phénomène, il faut d’abord souligner que ces chiffres ne reflètent pas nécessairement une augmentation réelle des actes de violence. Les statistiques communiquées par le ministère de l’Intérieur montrent plutôt une évolution du nombre de signalements et leur prise en compte par les autorités. En effet, le contexte social et législatif a considérablement évolué ces dernières années. Les différentes médiatisations d’affaires emblématiques favorisent une libération de la parole des victimes. Il faut aussi reconnaitre une meilleure reconnaissance de ces violences par la société et les institutions.
Une prise de conscience collective
Le mouvement #MeToo, initié en 2017, a joué un rôle catalyseur dans cette évolution. Il a encouragé de nombreuses femmes à briser le silence et à dénoncer des violences subies, parfois des années auparavant. Les chiffres le confirment : en 2023, la moitié des victimes ont déposé plainte plus de six mois après les faits, et 17 % avec plus de cinq ans de délai, contre seulement 9% en 2016.
Cette libération de la parole s’accompagne d’une amélioration significative dans la prise en compte des plaintes par les services de police et de gendarmerie. Des formations spécifiques ont été dispensées aux agents. Des protocoles d’accueil adaptés ont été mis en place. Même si le fait de déposer plainte est toujours une épreuve, les victimes sont de plus en plus encouragées à s’engager dans cette démarche.
Un cadre légal qui évolue, mais qui révèle aussi un sérieux problème de société
L’évolution du cadre légal a aussi eu un rôle dans cette augmentation statistique. La loi de 2018 contre les violences sexistes et sexuelles, par exemple, a créé de nouvelles infractions, notamment pour l’outrage sexiste. Cette extension du champ pénal a mécaniquement entraîné une hausse du nombre de faits enregistrés.
Cependant, il serait erroné de penser que cette augmentation des chiffres n’est que le reflet d’une meilleure prise en compte du phénomène. Elle révèle aussi l’ampleur d’un problème sociétal profondément ancré, qui persiste malgré les efforts déployés pour le combattre.
Des violences multiformes
Les travailleurs sociaux le savent bien, les violences ne se limitent pas à une seule forme d’agression. Elles englobent un large éventail d’actes. Ils vont des violences physiques aux violences psychologiques, en passant par les violences sexuelles et économiques. Certaines violences se cumulent bien évidemment. Quelques chiffres : En 2023, 64 % des victimes ont subi des violences physiques, 32 % des violences verbales ou psychologiques, et 4 % des violences sexuelles.
Cette diversité des formes de violence complique leur détection et leur prise en charge. Les violences psychologiques, par exemple, sont souvent plus difficiles à identifier et à prouver, mais leurs conséquences sur les victimes peuvent être tout aussi dévastatrices que celles des violences physiques. Les violences économiques sont, elles aussi, trop peu abordées. Elles représentent une forme insidieuse de la domination conjugale.
La violence économique constitue une forme généralement méconnue de violence conjugale. Elles se manifestent par un contrôle abusif des ressources financières du foyer, pouvant aller de l’interdiction de travailler à la confiscation du salaire ou des allocations familiales. Selon la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF), 26% des femmes ont déclaré avoir subi des violences économiques en 2022, soit une légère augmentation par rapport à 2021.
Ces violences peuvent prendre des formes variées et surprenantes : certaines femmes se voient attribuer une somme dérisoire pour subvenir aux besoins du foyer, comme cette mère de famille qui ne recevait que 20 euros par semaine pour nourrir ses enfants, et ce, dans une famille aisée.
Une autre réalité trop peu abordée est que les violences économiques persistent souvent après la séparation. Comment ? Cela passe généralement par le non-paiement de pensions alimentaires. En effet, 50% des femmes interrogées indiquent qu’elles ne reçoivent pas ou plus la pension alimentaire à laquelle elles ont droit. En outre, le fait d’être dépendante financièrement constitue non seulement un frein à l’autonomie des femmes, mais aussi et surtout un obstacle majeur pour quitter un conjoint violent.
Une réalité qui concerne toutes les couches de la société
Contrairement aux idées reçues, les violences conjugales ne sont pas l’apanage d’une catégorie sociale particulière. Elles touchent tous les milieux, toutes les tranches d’âge, toutes les origines. En 2023, la majorité des victimes avaient entre 20 et 45 ans, mais on trouve des victimes beaucoup plus âgées.
Cette transversalité du phénomène rend d’autant plus complexe sa prévention et sa prise en charge. Elle nécessite une approche globale, qui prenne en compte les spécificités de chaque situation tout en s’attaquant aux racines communes de ces violences.
Le sexisme ordinaire a sa part de responsabilité.
Le sexisme ordinaire est d’abord une forme insidieuse de discrimination. Il se manifeste par des remarques apparemment anodines, des « blagues » déplacées ou des comportements stéréotypés qui, pris isolément, semblent inoffensifs.
Pourtant, leur accumulation crée un environnement hostile pour les femmes. Ainsi, une femme pourra se voir systématiquement interrompue en réunion, on lui demandera de prendre des notes ou de faire le café, on commentera sa tenue vestimentaire plutôt que ses compétences. Ces petites agressions, qui donnent l’apparence de ne pas en être, constituent le terreau fertile sur lequel peut ensuite prospérer des formes plus graves de sexisme et de violence.
En banalisant la dévalorisation des femmes, le sexisme ordinaire légitime subtilement leur domination. Il ouvre la voie à des comportements plus ouvertement agressifs. Il érode la confiance en soi des femmes. Cela les pousse à douter de leurs capacités et à intérioriser leur prétendue infériorité. Ce faisant, il les rend plus vulnérables face aux autres violences, qu’elles soient physiques, sexuelles ou économiques. Cela décourage les victimes à dénoncer les actes qu’elles subissent. Lutter contre le sexisme ordinaire, c’est donc s’attaquer à la racine même des violences faites aux femmes. Enfin, c’est plutôt mon avis.
Un enjeu pour la santé des femmes
L’augmentation continue des violences faites aux femmes constitue un véritable enjeu de santé publique. Les conséquences de ces violences sur la santé physique et mentale des victimes sont durables. L’enquête « Vécu et ressenti en matière de sécurité » révèle que la grande majorité des femmes ayant subi des violences conjugales ont déclaré des dommages psychologiques très importants (36 %) ou plutôt importants (42 %). Ce n’est pas rien.
Ces chiffres soulignent l’urgence d’une prise en charge globale des victimes. Cela doit se traduire par un accompagnement médical et psychologique sur le long terme. Il faudrait pouvoir travailler préventivement ces sujets car quand le mal est fait, il reste toujours long et difficile de s’en remettre.
Nous vivons un curieux paradoxe
Le phénomène est d’ampleur et nous avons l’impression qu’il existe une prise de conscience collective. D’un autre côté, la multiplication des agressions nous montre que rien n’est acquis. Pire même, on peut craindre, à la lumière de ce qui se passe aux États-Unis, une montée des phénomènes masculinistes. La lutte contre les violences faites aux femmes pourrait être disqualifiée par ceux qui ont l’habitude d’accuser de « wokisme » celles et ceux qui ne pensent pas comme eux ou qui défendent les droits sociaux.
Comment alors faire pour que cette cause soit entendue par ceux-là mêmes qui sont susceptibles de devenir violents, car possessifs ? Les mécanismes de déni sont puissants. On le voit pour les questions environnementales. Ils peuvent l’être tout autant pour la lutte contre les violences faites aux femmes, bien au-delà les violences conjugales qui en font partie.
Nous savons que l’éducation joue un rôle dans ce processus. Dès le plus jeune âge, il est essentiel de sensibiliser aux questions d’égalité entre les sexes et de respect mutuel. La déconstruction des stéréotypes de genre et la promotion de relations saines et égalitaires sont des leviers essentiels pour prévenir les violences futures. Mais est-ce suffisant aujourd’hui ? Personnellement, j’en doute.
En conclusion, l’augmentation continue des violences faites aux femmes, telle qu’elle apparaît dans les statistiques, est le reflet d’une réalité ambigüe. Si elle traduit en partie une libération de la parole et une meilleure prise en compte du phénomène, elle révèle aussi l’ampleur d’un problème sociétal profondément ancré. La lutte contre ces violences nécessite une mobilisation de tous, pour construire ensemble un avenir dans lequel chacun pourra vivre dans le respect et la dignité, libre de toute forme de violence. Nous avons du pain sur la planche et ce n’est pas gagné. C’est pourquoi il faut continuer de s’engager. Les travailleurs sociaux ont la nécessité de se former sur ce sujet sans baisser les bras.
Sources
- Les violences conjugales enregistrées par les services de sécurité en 2023 – Rapport d’enquête « Vécu et ressenti en matière de sécurité » 2023, victimation – délinquance et sentiment d’insécurité
- Info rapide n°44 – Les violences conjugales enregistrées par les services de sécurité en 2023 | Ministère de l’Intérieur
- Le sexisme s’aggrave en France, notamment chez les plus jeunes | TV5Monde
- Sexisme ordinaire au travail : le guide 2024 | Calietgali
- Viols, agressions, harcèlement : quelle est l’ampleur des violences faites aux femmes en France ? | Le Monde
- Les violences économiques dans le couple : un indicateur de dangerosité pour les femmes | France 24
Lire aussi :
- Des milliers de manifestantes défilent dans Paris contre les violences faites aux femmes | France Bleu
- En Mayenne, 20 % d’interventions en plus pour des violences faites aux femmes depuis janvier 2024 | Ouest-France
- Événements organisés à l’occasion du 25 novembre 2024, journée internationale pour l’élimination de la violence faite aux femmes | Préfecture de la Région Centre-Val de Loire
- Journée mondiale contre les violences faites aux femmes : l’appel au sursaut | TV5Monde
- En Mayenne, 20 % d’interventions en plus pour des violences faites aux femmes depuis janvier 2024 | Ouest-France
Photo Auteur : SergeyNivens