Ne voir dans le vote pour le Rassemblement national qu’un exutoire à un sentiment d’abandon revient à faire l’impasse sur son attractivité. L’hypothèse émise par Michel Feher apparaît des plus fertiles pour décrypter un raisonnement récurrent et couramment diffusé chez ses partisans.
L’auteur fait référence à un glissement imperceptible et pourtant signifiant qui établit une distinction entre deux états. Plutôt que d’une opposition propre à la rhétorique de lutte de classe entre la rémunération du travail et celle du capital, s’installe la confrontation entre les producteurs de richesses et les parasites profitant du travail des autres.
Ce registre a un nom : le procédurisme. Il n’est pas nouveau. Le combat historique contre l’aristocratie de la Révolution française s’enrichissant sur le dos du « tiers état » en est le précurseur. Il s’est prolongé à travers la lutte anticapitaliste contre les rentiers et les élites bourgeoises. Chacun possède son épouvantail. Là où la gauche flétrit les éléments parasitaires d’en haut (les classes dominantes qui exploitent les masses laborieuses, en s’appropriant la plus-value que ces dernières produisent), la droite flétrit, quant à elle, ceux d’en bas (les bénéficiaires profitant des allocations, au lieu de travailler).
Il s’agit, à chaque fois, de promettre la purge de la société de tous ceux qui se dérobent à l’effort de production. Et ce, au nom d’une norme méritocratique valorisant les seuls producteurs. La célébration de la valeur travail devient alors la seule référence acceptable, induisant la stigmatisation de celles et ceux qui vivent aux dépens des autres.
L’imaginaire procéduriste confronte chacun au prisme de la confrontation entre la contribution au bien commun et la prédation. Les oisifs vivant de placements spéculatifs ou des transferts sociaux seraient les deux faces d’une même médaille. D’un côté, les abusivement nantis et de l’autre les indûment assistés. Les producteurs vertueux contre les profiteurs paresseux.
Michel Feher nous fait découvrir un Proud’hon sexiste, antisémite et raciste, négrophobe et xénophobe. On ne savait pas que cet anarchiste, révolutionnaire et fédéraliste, défenseur des idées mutualistes de liberté et d’échange, avait alimenté en son temps (19ᵉ siècle) le combat idéologique contre des accapareurs assimilés aux étrangers, aux juifs ou aux noirs. Pathétique !
Très vite, d’autres catégories que celles désignées comme racisées vont se voir inscrites sur les tableaux comme parasites vouées à la haine publique. La révolution conservatrice contemporaine n’a fait que reprendre à son compte la liste des ennemis à abattre, dressée par les ligues fascistes des années 30 : les chômeurs, les syndicalistes, les fonctionnaires et les intellectuels… autant de catégories assimilées à des fonctions improductives.
Comprendre les mécanismes de cette idéologie permet de la décrypter pour mieux la combattre. Dénoncer l’aliénation par le travail et revendiquer le droit à la paresse viennent contredire une valorisation morale. Elle camoufle la perte d’humanité, le sentiment d’inutilité et la dépossession de soi-même qu’induit l’activité salariée de plus en plus parcellisée, déstructurée et désaffectée.
Identifier la lutte contre les parasites non comme une argumentation banale, mais aussi comme un piège potentiel est essentiel. Car, cette rhétorique ne se contente pas de dénoncer les nantis, elle stigmatise tout autant les plus vulnérables. Le partage de la richesse créée par notre société, les valeurs de solidarité, de fraternité et de justice sociale ou la recherche d’émancipation constituent des objectifs d’un combat. Il ne se confond pas avec l’évaluation d’un quelconque degré de mérite au regard de son efficience productive.
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »
Il est signé Jacques Trémintin
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