Livre ouvert : « Le travail social face au néolibéralisme. Entre assentiment et résistance »

[current_page_url]

Le travail social fait face, depuis quarante ans, au rouleau compresseur des politiques néolibérales. Des résistances et contre-conduites émergent. Le livre de Jean-Sébastien Alix en dresse un état des lieux particulièrement précis et détaillé.

couv livre JS AlixJusque dans les années 1990 ; c’est la logique juridico-administrative qui domine, cherchant à institutionnaliser et à réglementer l’action sociale. À compter des années 1970, s’impose progressivement la rationalisation technico-gestionnaire. La mesure de l’impact social cherche à s’imposer, afin d’établir le degré de rentabilité des aides apportées.

À cet effet, toute action doit être mesurée au niveau de son efficacité. Toute pratique doit pouvoir être évaluée. Toute prise en charge doit faire l’objet d’une contractualisation. Tout accompagnement doit être précédé par un projet personnalisé. Toute démarche professionnelle doit répondre à une normativité.

L’approche professionnelle change de registre. Le protocole doit prévenir l’inattendu et l’imprévisible. Le projet doit réduire l’aléatoire et l’incertitude. La mesure de performance doit aplanir l’hétérogénéité des publics et la singularité des besoins. L’étalon d’efficience (rapport entre l’investissement budgétaire et les résultats) s’impose face à la contingence de l’art de percevoir l’indicible, de l’habileté à entendre l’in entendable et la capacité d’écouter dans les marges.

Les binaires « bonnes et mauvaises pratiques » prétendent gommer la complexité et l’ambivalence. L’instrumentalisation, l’utilitarisme et le fonctionnalisme veulent se substituer à la créativité, à l’improvisation et à l’initiative. L’objectivation de pratiques mesurables supplante les subjectivités professionnelles. La convention prend la place de l’invention, de l’imaginaire et de l’ajustement au cas par cas.

À l’ancienne question sociale fondée sur la misère du prolétariat a succédé une nouvelle question sociale basée sur des individus en trop. Les normes anciennes fondées sur la dette sociale, la compensation des inégalités et l’émancipation du public s’effacent. Il faut dorénavant « activer » les usagers. L’inconditionnalité de la solidarité à leur égard disparait au profit de leur responsabilisation et de l’exigence de contreparties.

Confrontée à la multiplication des cadres intermédiaires, au management descendant et cloisonné et aux restrictions budgétaires ; à la mise en concurrence des établissements et des services, à l’introduction de méthodes issues du secteur marchand et aux calculs coûts/bénéfices par la quantification et la preuve, la souffrance au travail prend de l’ampleur.

Des travailleurs sociaux s’engagent dans le combat contre ce qui vient percuter leurs traditions solidaristes et cliniques. Ils résistent au délitement de leurs savoirs, de leur savoir-faire et de leur savoir-être qui aggrave la perte de sens de plus en plus envahissante. Leurs réactions ne sont toutefois pas unanimes. Jean-Sébastien Alix a identifié trois catégories à partir du panel de travailleurs sociaux qu’il a sollicités.

Les « résistants », tout d’abord, qui sont moins d’un quart : opposition de front, défense des valeurs de la profession (temps, écoute, disponibilité, autonomie de l’intervenant, qualité sur la quantité…), grève, organisation en collectifs, recherche de marges de manœuvre pour tenir debout et continuer à prendre soin des usagers.

Viennent ensuite les « adhérents », ceux qui approuvent le nouveau paradigme. Ils sont un peu plus d’un quart. Ils sont attirés par le pouvoir attractif de l’universalisation des méthodologies, de la visibilisation par la scientifisation. Ils y trouvent la reconnaissance de leur travail, par l’objectivation et la légitimation.

Enfin, l’on trouve les non-dupes qui occupent 50 % de l’ensemble. Ils cultivent l’art de l’entre-deux, devenant experts en négociation, en détournement et en contournement. Ils acceptent le nouveau système, sans s’y plier complètement, utilisant la ruse et le freinage, les adaptations secondaires et la distanciation.

L’enjeu final du bras de fer est bien entre le rouleau compresseur de la normalisation et de l’éthique professionnelle. Il s’agit bien de défendre cette relation qui est au cœur de toute rencontre et ce qu’elle induit en termes de postures d’attention, d’écoute non jugeante et de réajustement permanent. Ces pratiques ne rentrent dans aucune norme évaluable.

Quelle alternative propose l’auteur ? Nous sommes bien plus que la somme de nos identités particulières, affirme-t-il avec force. Nous partageons la même humanité que toutes celles et tous ceux qui nous entourent. Cette conviction est ancienne. On la retrouve déjà chez le poète romain Terence, il y a près de 2 200 ans : « homo sum. Humani nihil a me alienum puto » (Je suis humain. Rien de ce qui est humain ne m’est étranger).

 

 


Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »

Il est signé Jacques Trémintin

Ne manquez pas son site « Tremsite » : https://tremintin.com/joomla/

 


Photo : Jean Sébastien Alix présenté par les Presses de l’EHESP

Articles liés :

Une réponse

  1. bonjour,
     » le travail social face au néo-libéralisme »
    oui c’est LA question essentielle concernant le travail social à laquelle il faut se coltiner
    elle renvoie à la question de la fonction du travail social et de sa place dans la triangulation travail social/institutions/politique :
    l’institutionnalisation du travail social le lie à l’idéologie qui est celle du pouvoir .
    il faut questionner l’ontologie véhiculée par le néo-libéralisme et regarder de près comment elle s’oppose à celle propre au travail social
    un livre de référence à ce sujet: « l’esprit du macronisme ou l’art de dévoyer les concepts » de Myriam Revault d’Allonnes : 3 concepts sont étudiés: autonome, capable, responsable…. qui font apparaitre des approches différentes de celles des travailleurs sociaux
    la question de 1972 posée par la revue esprit est toujours d’actualité : « pourquoi le travail social? »
    je vais commander le livre de J S Alix
    cordialement

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.