C’est un sujet qui me « turlupine » depuis un moment. C’est pourquoi j’ai voulu tenter de comprendre comment les formations d’extrême droite ont réussi ce que peu d’observateurs auraient anticipé il y a dix ans : s’imposer comme les forces dominantes de l’espace numérique. Cette hégémonie ne relève ni du hasard ni d’un simple talent pour la communication. Elle est le résultat d’une stratégie délibérée, méthodique, qui tire profit des failles structurelles des réseaux sociaux et des vulnérabilités de nos démocraties numériques. Il me parait important de vous transmettre ce que j’ai compris à ce sujet à l’heure où les travailleurs sociaux sont confrontés à des thèses qui prônent l’exclusion, le contrôle des plus fragiles et sont accusés de favoriser « l’assistanat »
Une domination quantifiable et préoccupante
Les chiffres parlent d’eux-mêmes et nous montrent une réalité assez dérangeante. Selon une étude menée par Politico en mars 2024, les députés du groupe Identité et Démocratie au Parlement européen rassemblent 1.383.000 abonnés cumulés sur TikTok, soit 22.300 par élu. En comparaison, les Verts ne comptent que 62.000 abonnés, soit 860 par député. Cette asymétrie se retrouve dans l’ensemble de l’écosystème numérique européen.
En France, la délégation du Rassemblement National au Parlement européen a dépensé, tenez vous bien, plus de 600.000 euros en publicités Facebook entre avril 2019 et mai 2023. C’est davantage que n’importe quel autre groupe politique au sein de l’institution européenne, à l’exception du gouvernement français lui-même. Jordan Bardella, président du parti, a dépensé à lui seul 71.017 euros pour promouvoir son compte personnel sur la même période. Sur TikTok, il affiche désormais plus de 1,6 million d’abonnés et ses contenus ont touché 43 millions d’utilisateurs depuis janvier 2024.
En Allemagne, le parti Alternative für Deutschland se distingue comme la formation politique la plus influente sur TikTok. Une analyse menée par l’université de Potsdam a révélé que dans les semaines précédant les élections régionales de 2024, les utilisateurs de la plateforme étaient exposés en moyenne à neuf vidéos par semaine comportant du contenu favorable à l’AfD, contre seulement une vidéo pour les autres partis. Cette surreprésentation algorithmique s’est traduite par des résultats électoraux : l’AfD est devenu le parti le plus populaire chez les 18-24 ans lors des élections européennes de juin 2024, avec 16% des voix dans cette tranche d’âge, triplant son score de 2019.
En Belgique, le constat est similaire. Le Vlaams Belang a dépensé 299.446 euros en publicités sur Facebook et Instagram entre février et mai 2024, plaçant l’extrême droite flamande en tête des investissements numériques. Si l’on additionne les dépenses du parti et celles de son président Tom Van Grieken, le montant atteint 390.012 euros sur trois mois, soit une hausse de 42% par rapport à la période précédente.
Bref, vous l’avez compris, la visibilité sur les réseaux sociaux s’achète Les mouvements populiste ne s’en privent pas.
Les algorithmes amplificateurs de haine
Cette visibilité repose aussi sur une compréhension fine des mécanismes algorithmiques qui régissent les plateformes sociales. Les algorithmes de recommandation privilégient les contenus qui génèrent de l’engagement : likes, partages, commentaires. Or, comme l’explique Jen Schradie, sociologue spécialisée dans les questions d’égalité numérique, « les slogans conservateurs ou d’extrême droite sont en général plus provocateurs, ou en tout cas provoquent plus d’émotion, de colère dans les réactions sur les réseaux sociaux. Les algorithmes adorent ce genre de contenus qui suscitent de l’engagement ». Ils mettent en avant ce qui est « choquant » et fait réagir les internautes.
Une étude interne menée par X en 2022 a confirmé cette tendance : les tweets publiés par des élus de droite obtiennent davantage d’amplification algorithmique que ceux des élus de gauche. Cette asymétrie transforme les plateformes en caisses de résonance pour les discours polarisants. David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS et créateur du Politoscope, interrogé par Elisabeth Laville, observe que sur X, la proportion de contenus toxiques dans les fils d’actualité est 50% supérieure à celle des productions des personnes auxquelles les utilisateurs sont abonnés. Autrement dit, l’algorithme déforme activement la réalité en faveur de contenus agressifs et clivants.
Cette mécanique profite structurellement à l’extrême droite. Benjamin Biard, chercheur au CRISP spécialisé dans les questions de démocratie note que « l’avantage est qu’ils n’exercent pas le pouvoir. Il est donc plus facile d’avoir un discours anti-système ». Cette posture permet de capter l’attention par la transgression, la provocation, voire le scandale, tout en évitant la responsabilité qui incombe aux forces gouvernementales.
La manipulation des codes et des publics
L’extrême droite a également su adapter ses stratégies communicationnelles aux spécificités de chaque plateforme. Sur TikTok, réseau social privilégié des jeunes, Jordan Bardella ne parle pas seulement de politique. Il se filme en train de manger des bonbons, de boire une bière, de caresser un lapin ou de jouer à la PlayStation. Ces contenus apparemment anodins créent ce que les sociologues nomment un « lien parasocial » avec les électeurs potentiels, donnant l’impression d’une proximité et d’une authenticité.
Cette stratégie de dépolitisation apparente cache en réalité un agenda précis. Comme l’explique une étude académique sur la communication de l’AfD, les partis d’extrême droite investissent massivement les plateformes comme TikTok pour « toucher des publics qui sont relativement apolitiques », des utilisateurs issus « de niveaux de diplôme inférieurs qui sont moins au fait de l’actualité et moins engagés dans la politique ». L’objectif est de capter une audience jeune et désengagée politiquement, de la familiariser progressivement avec des visages et des personnalités, avant de l’exposer à des contenus plus idéologiques.
Cette approche s’inscrit dans une stratégie plus large que les chercheurs qualifient de « métapolitique ». Elle ne vise pas à conquérir directement le pouvoir, mais à imposer ses thématiques dans le débat public. Une recherche menée par l’université Dauphine en 2025 a mis en évidence comment « des acteurs aux marges du champ politique réussissent à imposer leurs thèmes dans le débat public » en jouant sur « les ressorts du conflit, de la provocation et du spectaculaire ». La logique est simple : provoquer pour exister, choquer pour s’imposer, saturer l’espace médiatique pour influencer l’agenda politique.
Bots, trolls et désinformation organisée
Au-delà des stratégies de communication, l’extrême droite bénéficie de techniques de manipulation plus sophistiquées. L’utilisation de bots – des comptes automatisés qui se font passer pour de vrais utilisateurs – permet d’amplifier artificiellement certains messages et de créer une illusion de soutien populaire. C’est ce qu’explique Philip Howard, directeur de l’Oxford Internet Institute dans un article de Nesweek, « si vous utilisez suffisamment de bots et de personnes, et que vous les liez intelligemment ensemble, vous créez ce qui est légitime. Vous créez la vérité ».
Des recherches menées par l’université de Berkeley ont montré que les bots jouent un rôle significatif dans la recommandation de groupes entre eux. Cela créé des ponts entre différentes communautés tout en diffusant des liens vers des médias de désinformation. Par exemple, des bots peuvent relier des groupes anti-vaccins avec des groupes anti-masques et des groupes défendant le droit aux armes, en suggérant que tous ces combats relèvent en réalité de la défense des libertés individuelles. Cette stratégie crée des réseaux cohérents et des chambres d’écho qui amplifient mutuellement leurs messages.
La France s’est dotée d’outils pour lutter contre ces manipulations. Mais est-ce vraiment efficace ? Viginum, service créé en 2021 et rattaché au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, a pour mission de détecter et d’analyser les campagnes de désinformation. En février 2025, le service a publié un rapport détaillant les manipulations ayant visé l’élection présidentielle roumaine, notamment « la promotion artificielle de contenus et l’instrumentalisation d’influenceurs » sur TikTok. L’analyse révèle l’existence de réseaux coordonnés de comptes animés depuis l’étranger, diffusant « des messages manifestement inexacts ou trompeurs portant sur la politique française et l’actualité internationale ».
Elon Musk et la dérive de X
L’arrivée d’Elon Musk à la tête de Twitter, qu’il a aussitôt rebaptisé X, a marqué un tournant dans l’histoire des réseaux sociaux. En rachetant la plateforme pour 44 milliards de dollars en octobre 2022, le milliardaire s’est présenté comme un « absolutiste de la liberté d’expression ». Dans les faits, cette position a surtout bénéficié à l’extrême droite. Musk a licencié plus d’un millier d’employés chargés de modérer les contenus et rétabli de nombreux comptes d’extrême droite américaine suspendus après la prise du Capitole en janvier 2021, dont celui de Donald Trump.
Une article du Monde nous apprend qu’une étude menée par l’université de Californie à Berkeley a calculé que les discours haineux ont augmenté de 50% dans les mois qui ont suivi le rachat de X par Musk. Le nombre de likes sur les messages utilisant des insultes homophobes, transphobes et racistes a augmenté de 70% ! Cela indique qu’un plus grand nombre d’utilisateurs ont été exposés à ces contenus. En France, le parquet de Paris a ouvert en février 2025 une enquête sur le fonctionnement des algorithmes de X, soupçonnés d’avoir « faussé le fonctionnement d’un système de traitement automatisé de données ». Des utilisateurs ont signalé une surreprésentation de « contenus politiques nauséabonds » dans leurs fils d’actualité.
Elon Musk ne se contente pas de laisser faire. Il intervient activement dans les débats politiques européens. Il affiche son soutien à l’AfD en Allemagne et multipliant les messages hostiles aux gouvernements qui tentent de réguler sa plateforme. Cette instrumentalisation d’un réseau social de 251 millions d’utilisateurs quotidiens au service d’une agenda politique d’extrême droite représente une menace inédite pour les démocraties. D’autant qu’il ne compte pas se géner pour les prochaines élections en France.
Meta et le relâchement de la modération
Facebook et Instagram, propriétés du groupe Meta dirigé par Mark Zuckerberg, ne sont pas en reste. En janvier 2025, Meta a annoncé un virage majeur dans sa politique de modération, supprimant la vérification des faits par des tiers aux États-Unis et allégeant considérablement sa politique mondiale contre les discours haineux. Une enquête menée par les organisations GLAAD, UltraViolet et All Out auprès de plus de 7 000 personnes issues de 86 pays montre que 66% des répondants affirment avoir été exposés à du contenu nocif sur les plateformes de Meta depuis janvier 2025.
La Commission européenne a ouvert plusieurs enquêtes contre Meta pour non-respect du Digital Services Act. Il est notamment reproché des « pratiques trompeuses » et l’absence de mécanismes efficaces permettant aux utilisateurs de signaler des contenus illégaux et de contester les décisions de modération. En cas de violation confirmée, Meta s’expose à des amendes pouvant atteindre 6% de son chiffre d’affaires mondial.
Que faire face à cette emprise ?
Il existe quelques leviers d’action pour faire face à cette domination structurelle de l’extrême droite sur l’espace numérique. Mais franchement c’est assez léger au regard du problème posé. Le cadre juridique européen, notamment le Digital Services Act entré en vigueur en 2024, impose aux très grandes plateformes des obligations de transparence et de modération. Les premières sanctions commencent à tomber : Meta a été condamnée à une amende de 200 millions d’euros en avril 2025 pour violation du Digital Markets Act concernant la combinaison des données personnelles entre ses différents services. Mais vu le montant de l’amende il n’est pas sûr que cela fasse évoluer les pratiques en cours chez Méta.
On le voit, la régulation ne suffit pas. Comme le souligne David Chavalarias dans son ouvrage « Toxic Data », il est impératif de développer l’éducation aux médias et à l’information, de former les citoyens à reconnaître les techniques de manipulation, de comprendre le fonctionnement des algorithmes et d’identifier les sources fiables. Les professionnels du travail social, de l’éducation et de l’accompagnement ont un rôle déterminant à jouer dans cette bataille pour la démocratie numérique. Tout cela prend du temps avec des résultats aléatoires. Pendant ce temps l’extrême droite déoule son agenda en vue de prendre le pouvoir dans l’ensemble des pays européens.
Il nous revient collectivement de questionner le modèle économique des plateformes sociales, fondé sur la captation de l’attention à tout prix. Tant que les algorithmes privilégieront l’engagement au détriment de la véracité, tant que la haine sera plus rentable que le débat constructif, l’extrême droite conservera son avantage structurel. La reconquête de l’espace numérique passe par une transformation profonde de ces logiques, et par une mobilisation citoyenne capable de contester l’hégémonie toxique qui s’est installée dans nos fils d’actualité. Or la mobilisation sur ce sujet n’est pas là. Pire les gouvernements, les acteurs politiques, les journalistes continuent d’utiliser X et autres réseaux sociaux comme si de rien était.
Mon constat sera sombre. Certes des outils de détection existent, des citoyens se mobilisent, des chercheurs documentent ces dérives. Mais est-ce vraiment suffisant ? L’avenir de nos démocraties se joue aussi, désormais, dans ces espaces virtuels où se façonnent les opinions et se construisent les imaginaires politiques. Nous ne pouvons pas nous permettre de les abandonner et c’est là un grand paradoxe. Quitter les réseaux c’est céder la place aux extrémistes de droite qui ne sernt plus contredits. Le combat est inégal. Bref tout cela est mal parti.
Sources
- La très chère publicité Facebook des eurodéputés RN, entre dépenses record et prestataires amis | Le Monde
- Algorithmes, réseaux sociaux : comment se fabrique notre information ? | Les 100 Voix – Journalisme ULB
- Comment expliquer le succès de Jordan Bardella sur TikTok | Le Monde
- Visibilité, polémique et radicalité | Dauphine PSL
- TikTok-fueled far right surges in European politics | Politico
Photo :
shurkin_son sur Freepik



2 réponses
Une fois de plus grand merci pour ce sérieux article. Vos indignations sont toujours structurées, et permettent au lecteur de recevoir un éclairage ou un coup de projecteur. Questionnent la place du travailleur social et guident nos pouvoirs d agir.
Oser assumer que notre fonction inclu d eclairer le chemin d inclusion en balisant les dangers, en les nommant, en deconstruisant ce rouleau compresseur du « moutonage »
Exercice au combien delicat pour tant de personnes qui pour cacher leur précarité tentent d etre comme tout le monde…
La diffusion de votre blog participe à cette veille. Merci
Merci de votre commentaire qui me touche particulièrement
Cordialement
DD