Les multiples visages de la violence conjugale : comment décrypter les mécanismes de l’emprise ?

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Derrière des statistiques toujours aussi inquiétantes sur les violences conjugales se cache une réalité bien plus complexe qu’il n’y parait au premier regard. Chaque histoire dévoile une mécanique particulière d’emprise. Les travailleurs sociaux, souvent en première ligne face à ce phénomène, connaissent bien ces pratiques qui se renouvellent.  Ils sont conduits à se positionner entre ce qui relève de l’urgence vitale et la reconstruction à long terme. Leur expertise fine des logiques d’emprise permet de mieux comprendre ce fléau des violences conjugales. C’est quelque chose qui résiste aux solutions simplistes.

L’abuseur caméléon : trois profils psychosociaux à décoder

Les recherches récentes menées par le Family Peace Initiative aux Etats Unis révèlent une typologie des auteurs de violences. Loin du cliché de l’agresseur impulsif, trois motivations distinctes apparaissent et sont à prendre en considération.

Le premier profil, dit « de survie », plonge ses racines dans une angoisse existentielle : celle de la perte du partenaire qui équivaudrait à une annihilation personnelle. Cela concerne des personnes violentes, souvent marquées par des carences affectives précoces. Elles développent une dépendance fusionnelle où la violence alterne avec des phases de repentir spectaculaires.

Le deuxième archétype, l’abuseur « classique », Il incarne une conviction profonde de supériorité. Pour lui, le recours à la violence constitue un droit naturel, une réponse légitime à toute frustration. Ce schéma trouve souvent son terreau dans des modèles culturels patriarcaux encore vivaces. On pense aux modèles virilistes avec certaines représentations de la masculinité  nourrissant un sentiment de privilège.

Enfin, il y a le pervers qu’il soit ou non narcissique. Il représente la forme la plus élaborée et dangereuse de l’abuseur. Nous entrons dans le champ de la psychiatrie. Le « pervers » déploie une stratégie méthodique d’isolement et de manipulation. Il s’attaque systématiquement à celles et ceux qui soutiennent leur victime. Leur jouissance provient moins de la violence physique que de la destruction progressive de l’autonomie psychique de leur partenaire. Ce mécanisme rappelle étrangement le syndrome de Münchhausen par procuration, où l’agresseur se positionne en sauveur face à une maladie qu’il a lui-même provoquée.

Les violences invisibles : quand l’emprise se fait systémique

Au-delà des marques physiques, les travailleurs sociaux soulignent souvent qu’il existe des formes insidieuses de violence. Ce sont celles qui laissent des séquelles tout aussi profondes. L’abus financier, particulièrement est prégnant chez les femmes au foyer. Elles subissent une dépendance économique qui verrouille toute possibilité de fuite. Dans son article qui inspire mes propos, Andrea Cooper nous présente des situations où des pères instrumentalisent les procédures judiciaires pour épuiser financièrement leur ex-conjointe. Ils transforment les tribunaux en armes de persécution massive.

La manipulation mentale constitue une autre facette méconnue notamment aux Etats-Unis. dans ce pays où croissent de nombreux cultes et religions, certains abuseurs détournent les textes religieux pour légitimer leur emprise. Ils exploitent la foi de leur victime comme levier de soumission. Les groupes de parole animés par Kristin Burki1 révèlent comment des survivantes réinterprètent leur spiritualité pour se reconstruire, transformant ce qui fut un instrument d’oppression en ressource de résilience.

Enfin n’oubllions pas une autre forme d’emprise celle survenue à l’ère du numérique. Ces  nouvelles formes de harcèlement liés à des usages persvers de l’Internet. Le « revenge porn » et les applications de traçage transforment les technologies en outils de contrôle permanent et de chantage. Ces violences 2.0 posent de redoutables difficultés aux intervenants sociaux, obligés de maîtriser ou du moins de comprendre comme sont utilisés les outils technologiques en constante évolution.

Le piège des apparences : quand le système renforce l’isolement

Les travailleurs sociaux dénoncent régulièrement les failles des dispositifs de protection. Le dépistage systématique lors des entretiens à partir de signaux faibles bien qu’essentiel, montre lui aussi ses limites. On ne peut le réaliser sans avoir créer au préalable un lien de confiance. Il est très difficile de receuillir des confidences dès un premier entretien. La personne vérifie d’abord à trvers des questions anodines, si elle peut vous faire confiance . Elle vous parle souvent lorsqu’elle pense qu’il n’y a aucun danger pour elle de le faire.  Sinon elle se refermera comme un huitre si vous tentez d’aborder le sujet. C’est d’aileurs pour cela que des procédures qui visent à interroger sur des violences subies n’aboutissent pas. Elles n’offrent pas les conditions nécessaires à la révélation.

Il y a une difficulté particulière qui complique considérablement l’accompagnement des victimes. Il est très difficile de prouver que la victime est sous emprise psychologique. Souvent, seuls les actes de violence physique sont reconnus comme preuves. Les certificats médicaux trouvent là un limite. Il est très compliquer de documenter des schémas de domination souvent invisibles.

L’absence de services adaptés à certaines populations spécifiques (personnes âgées, communauté LGBTQ+, minorités ethniques) n’aide pas non plus. Cela peut même perpétuer une forme d’exclusion. Toujours aux Etats-Unis, le « National Clearinghouse on Abuse in Later Life » alerte sur l’invisibilisation des violences conjugales chez les personnes âgées, souvent minimisées par une perception erronée de la vieillesse considérée comme une période d’accalmie. Je me demande si ce n’est pas la même chose en France.

Les travailleurs sociaux sont aussi des architectes de la reconstruction

L’accompagnement des victimes exige une approche sur-mesure que seuls des professionnels aguerris peuvent offrir. Certains font appel à des techniques innovantes proches de la thérapie cognitivo-comportementale et de la gestion des traumas complexes. Leur méthode  aide les « survivantes » à projeter leur futur libéré de l’emprise. C’est un moteur concret de changement.

La prise en charge des auteurs de violences représente un autre versant essentiel du travail social. C’est très peu développé dans notre pays même s’il existe des expériences intéressantes dans un cadre judiciaire. Les programmes comme Circles of Peace, combinant responsabilisation et travail sur l’estime de soi, montrent des résultats prometteurs en matière de récidive. Cette approche encore trop rare, nécessite une coordination étroite entre justice, santé mentale et services sociaux.

Une méta-analyse de juillet 2024 publiée dans la Clinical Psychology Review par le Dr Julia C. Babcock, PhD, et ses collègues nous en apprend un peu plus. Elle a examiné 59 situations de traitement sur les interventions contre les violences, notamment :

  • Le modèle psycho-éducatif, développé au début des années 1980, tient les auteurs de violences responsables, les informe, ainsi que la communauté, sur les alternatives aux comportements violents et favorise la coordination entre les services juridiques et sociaux.
  • la thérapie cognitivo-comportementale, se concentre généralement sur le changement du modèle de pensée. Il s’afgit développer des capacités  de résolution de problèmes pour modifier les comportements.
  • Des méthodes plus récentes telles que la thérapie d’acceptation et d’engagement : c’est une approche psychothérapeutique qui encourage à travailler sur les émotions douloureuses et à choisir des actions en accord avec ses valeurs.
  • Enfin il y a aux Etats-Unis les « cercles de paix ». Ils intègrent la justice réparatrice pour encourager le changement. Un cercle de rétablissement de la paix avec un animateur professionnel peut réunir la victime, l’agresseur, les membres de la famille et les professionnels de l’aide pour tenir l’agresseur responsable et permettre à la victime de parler de son expérience. ( Pour autant cette étude note que de nombreuses directives nationales déconseillent d’inclure la victime lors des interventions auprès des agresseurs. Il y a une trop grande crainte d’un renouvellement de processus d’emprise sans parler du choc émotionnel pour la personne qui a été victime de ces violences.

 

Il y a une autre dimension à prendre en considération : c’est le prix à payer pour ces professionnels de l’aide et de l’accompagnement. Il peut être lourd. Nous vaons aujourd’hui que les travailleurs sociaux peuvent être victimes d’une traumatisation vicariante. Entendre des choses difficiles voire insoutenables, ressentir des émotions fortes en étant témoins d’échanges violents  n’est pas sans impact sur la vie intime des intervenants sociaux. Les structures employeurs doivent impérativement renforcer les dispositifs de soutien psychologique pour éviter l’épuisement de ceux qui portent quotidiennement le poids des récits traumatiques.

Un engagement de longue haleine

Les travailleurs sociaux et tous les aidants sont confrontés à des pratiques qui exigent une vigilance constante face aux résistances culturelles. La montée des discours réactionnaires sur les « vrais hommes » et les « femmes soumises » rappelle que les progrès législatifs restent fragiles. Les travailleurs sociaux, en alliance avec les mouvements féministes et les associations d’entraide, doivent maintenir la pression pour que la lutte contre les violences conjugales reste une priorité politique.

En dernière analyse, chaque avancée dans ce domaine repose sur un paradoxe : Il nous faut reconnaître la complexité des mécanismes d’emprise tout en maintenant une vision claire des solutions. C’est dans cet équilibre délicat que réside l’art subtil du travail social, à la croisée de l’écoute bienveillante et de l’expertise technique. Le chemin vers des relations intimes apaisées passe nécessairement par la valorisation de ces professionnels de l’ombre qui sont très engagés. Ils et elles sont tout autant que d’autres des artisans infatigables d’une société plus juste.

Source :

 


Note : je me suis très largement inspiré pour cet article de celui rédigé par Andrea Cooper. Elle a écrit sur la santé mentale et les questions sociales pour le New York Times, National Geographic en ligne, Vogue et de nombreuses autres publications nationales. Sa fille et son gendre sont tous deux travailleurs sociaux. Cet article dont le titre en Français est « Violences conjugales : comprendre les motivations et les méthodes des agresseurs facilite les efforts de traitement et de prévention » a été publié conjointement sur le site et le blog de la Fédération américaine du Travail social (NASW)

 

Photo SergeyNivens Auteur : SergeyNivens

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