Les mots qui trahissent l’Intelligence Artificielle (IA) générative : plaidoyer pour une vigilance lexicale

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Dans l’univers des textes générés par l’intelligence artificielle, certains mots apparaissent avec une fréquence telle qu’ils en deviennent des signatures. “Défi”, “crucial”, “mettre en lumière” : ces expressions, très présentes dans certains écrits, intriguent autant qu’elles révèlent les mécanismes profonds de la génération automatique de texte.

Pourquoi ces termes reviennent-ils si souvent ? Sont-ils le fruit d’un biais algorithmique ? Sont-ils la conséquence d’une influence de la traduction anglais-français ? Est-ce le résultat d’une volonté de donner du relief à des propos standardisés ? Il est temps d’interroger cette tendance et d’inviter à une utilisation plus consciente du langage à un moment où l’IA s’invite dans la production de contenus à vocation sociale et journalistique.

L’empreinte de l’IA sur le vocabulaire, de la répétition à la standardisation

 J’ai pu constater que des textes produits par des modèles d’IA révèlent une surreprésentation de certains mots et expressions. Il apparait dans notre secteur que des termes comme “crucial”, “défi”, “mettre en lumière”, mais aussi “pivotal”, “insights”, “delve into” (en anglais), sont utilisés bien plus fréquemment par les IA que par les humains.

Cette surutilisation n’est pas anodine : elle résulte du mode de fonctionnement même des modèles de langage, qui s’appuient sur des probabilités pour prédire le mot le plus “attendu” à chaque étape de la génération de texte.

Vous le savez sans doute, les modèles d’IA sont entraînés sur d’immenses corpus. Dans ceux-ci, certains mots sont déjà surreprésentés dans des contextes formels ou académiques. Ils reproduisent donc les schémas linguistiques dominants, privilégiant des termes perçus comme sérieux, universels.

Ainsi les mots comme “crucial” ou “défi” servent à donner de l’importance à un propos. Ils permettent de dramatiser ou de structurer un argumentaire. En fait, cela correspondrait à une attente implicite des textes institutionnels ou journalistiques.

La traduction automatique : un facteur d’uniformisation ?

Les IA traduisent votre demande en anglais, puis retraduisent leurs réponses en français. Ne soyez donc pas surpris si le standard des réponses s’appuie sur des termes anglo-saxons. Il en est de même pour les sources académiques. L’IA va vous trouver des écrits de chercheurs que vous ne connaissez pas, tout simplement parce qu’ils travaillent aux États-Unis. Leurs travaux peuvent ne pas avoir été traduits et certains n’ont pas dépassé la notoriété locale. Or l’IA leur donne une importance démesurée comparativement aux chercheurs des pays qui comme la France ou d’autres pays européens. C’est aussi ainsi qu’une domination culturelle est appelée à s’étendre.

La question de la traduction anglais-français est centrale. Les IA, conçues majoritairement en anglais et entraînées sur des textes anglophones, traduisent ensuite leurs productions dans d’autres langues, souvent de manière littérale. Ainsi, “challenge” devient “défi”, “crucial” reste “crucial”, “shed light on” se transforme en “mettre en lumière”. Cette traduction directe favorise la récurrence de certaines expressions, parfois au détriment de la richesse stylistique propre à chaque langue. Bref, nous risquons de voir notre langage s’appauvrir en n’utilisant plus certaines nuances ou certains synonymes de ces « mots valise » qui transportent des idées générales où chacun trouve ce qu’il pense. Ce sont des mots consensuels.

Les limites de la traduction neuronale

Il faut le reconnaitre, les progrès de la traduction automatique sont indéniables. Nous pouvons converser grâce à certains outils de traduction dans de multiples langues. Toutes passent par une traduction en anglais avant d’être à nouveau retraduite dans la langue attendue.  Le problème est que les modèles peinent encore à saisir toutes les nuances culturelles et idiomatiques.

Ils privilégient la sécurité lexicale : Il vaut mieux choisir un mot “passe-partout” que risquer une tournure maladroite. Ce biais se retrouve dans la production française, où l’on observe une uniformisation du style et une perte de spontanéité.

Une étude nous explique que traduction par intelligence artificielle, désormais mécanisée, n’est plus en mesure d’analyser le sens profond du message d’un auteur. Cela conduit l’IA à des erreurs de traduction, erreurs que la traduction humaine évite.

L’uniformisation du vocabulaire n’est pas qu’un détail stylistique. Elle pose la question de la diversité des voix et de la capacité de l’IA à refléter la pluralité des expériences humaines. En multipliant les “défis cruciaux” et les “mises en lumière”, on appauvrit le débat, on gomme les aspérités du réel, on rend le discours interchangeable et prévisible.

L’effet sur la perception du lecteur

Face à des textes dans lesquels les mêmes formules reviennent sans cesse, le lecteur finit par développer une forme de lassitude, voire de méfiance. En tout cas, c’est mon cas ! Certains outils de détection de textes générés par l’IA se fondent d’ailleurs sur l’analyse de la fréquence de ces mots pour identifier l’origine du texte.

Loin de renforcer la crédibilité, cette standardisation nuit à l’authenticité du propos. Il faut le reconnaitre, le web est désormais saturé d’articles rédigés par des intelligences artificielles qui d’ailleurs ne sont pas identifiés comme tels. C’est « open-bar » pour celles et ceux qui veulent développer les thèses qui les arrangent. C’est un peu problématique.

Il nous faut apprendre à restaurer la nuance

Dans le champ du travail social, où chaque situation humaine est singulière, la langue doit être vivante, nuancée, respectueuse des vécus. Allons-nous voir des rapports sociaux utilisant tous ou presque les mêmes mots, les mêmes tournures de phrases, les mêmes arguments ? Je le crains. Et il va falloir sans doute résister à cela.

Les travailleurs sociaux et les professionnels qui aident les personnes ont peut-être un rôle pour préserver cette diversité linguistique. Leur expérience, leur capacité à écouter, à reformuler, à trouver des mots pour dire l’indicible, sont des remparts contre l’appauvrissement du discours.

Valorisons l’expertise humaine

Il me parait utile de rappeler combien il est fondamental que l’IA ne remplace pas la sensibilité et la créativité. Nous devons garder cette habileté à saisir les subtilités de notre langage. Nos mots ne sont pas ceux de la technocratie ni de la commercialisation. Les professionnels du social, en interaction constante avec des personnes aux parcours variés, doivent continuer de savoir adapter leur vocabulaire.

Ils doivent, malgré l’attrait de l’IA, éviter les clichés, et donner du sens à chaque mot. Leur travail mérite d’être reconnu et soutenu, notamment face à la montée en puissance des outils numériques dans le secteur. Sinon ce sont les usagers qui en pâtiront.

Repenser notre rapport au langage

L’enjeu bien évidemment n’est pas de bannir certains mots, mais de questionner leur usage. Nous avons tous intérêt à enrichir notre palette lexicale. Il nous faut savoir cultiver la diversité des styles. Il s’agit d’inviter chaque rédacteur, qu’il soit humain ou assisté par une IA, à faire preuve de discernement. Nous pouvons varier les formulations et préférer la précision à l’emphase automatisée. Ne cédons pas aux sirènes technologiques au nom d’une facilité intellectuelle qui peut se retourner contre nous.

Quelques pistes pour agir

Je crois qu’il est nécessaire aujourd’hui de se pencher sur ce sujet. Comment ? Quatre aspects me semblent nécessaires pour prendre en compte ce que l’IA nous propose :

  • Il nous faut d’abord prendre conscience des mots “marqueurs” de l’IA dans le champ du travail social et les utiliser avec parcimonie.
  • Nous avons intérêt à favoriser la relecture humaine, notamment dans les contextes sensibles ou à forte dimension relationnelle
  • Pour cela, il nous faut continuer d’encourager la formation des professionnels à la rédaction nuancée et créative. Cela peut se traduire par des ateliers d’écriture sans IA
  • Enfin, les encadrements peuvent aussi valoriser les initiatives qui mettent en avant la diversité des voix, des styles et des expériences.

 

Conclusion : Pour une langue vivante, au service du lien social

La vigilance lexicale n’est pas un luxe, mais une nécessité dans ce monde où l’intelligence artificielle tente de s’imposer partout. Il s’agit de préserver la richesse de notre langue, d’éviter que le discours ne se fige dans des formules toutes faites.

C’est une façon aussi de donner toute sa place à l’humain dans la production de sens. Les travailleurs sociaux, soutenus par des professionnels engagés, sont les garants d’une parole authentique, capable de dire la complexité du monde sans se réfugier derrière des mots standardisés.

C’est à cette exigence que nous devons collectivement nous atteler, pour que la langue reste un outil d’émancipation, de dialogue et de transformation sociale.

 


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Une réponse

  1. Oui plus que jamais, l’écriture est devenue un des versants de l’éthique de l’acte en travail social.

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