C’est assez incroyable et pourtant c’est la réalité. 75% des élèves de petite section de maternelle regardent ou jouent sur des écrans. 15% possèdent déjà leur propre tablette. Ils sont 45 % à avoir au moins un accès numérique qui leur est dédié. Les troubles du comportement et le manque d’acquisition du langage sont régulièrement constatés par les enseigants, les médecins de PMI et les orthophonistes. Il faut dire les choses : nous assistons à une véritable épidémie silencieuse qui frappe les plus vulnérables de notre société et compromet le développement de toute une génération.
Un phénomène d’ampleur insoupçonnée aux conséquences dramatiques
Les données du ministère de l’Éducation nationale qui viennent d’être publiées révèlent l’ampleur du phénomène : un enfant de 3 et 4 ans sur deux a accès régulièrement aux écrans « pour regarder » et un sur dix « pour jouer ». Mais ces statistiques, déjà surprenantes, ne reflètent qu’imparfaitement la gravité de la situation. Les professionnels de terrain observent des expositions bien plus massives, avec des enfants de 2 à 3 ans soumis entre 6 à 12 heures quotidiennes d’écran. Plusieurs témoignages en attestent et ils ne datent pas d’hier !
Cette surexposition produit des effets dévastateurs sur le développement cognitif. Les élèves qui sont collés régulièrement sur des écrans les jours d’école affichent des scores en langage inférieurs de 22 points d’écart-type, de 14 points en mathématiques et de 12 points en compétences transversales. Ces écarts représentent des retards considérables qui compromettent durablement les apprentissages fondamentaux.
Le développement du cerveau, particulièrement intense entre 0 et 3 ans, se trouve profondément perturbé. C’est pourtant la période où la plasticité cérébrale est maximale. Les écrans interfèrent avec la maturation du cortex préfrontal, siège des fonctions exécutives essentielles comme l’attention, la mémoire de travail et la régulation des émotions.
Une injustice sociale flagrante
L’analyse du ministère révèle une dimension particulièrement inquiétante. Cette épidémie frappe en priorité les enfants des milieux populaires. Parmi les enfants d’ouvriers non qualifiés, 21% possèdent une tablette contre seulement 7% des enfants de cadres. La fréquence du jeu régulier sur écrans est trois fois plus élevée dans les familles ouvrières que dans les milieux favorisés.
Cette inégalité amplifie une fracture sociale profonde. Les familles modestes, disposant de moins de ressources éducatives alternatives, utilisent davantage les écrans comme « baby-sitters numériques ». Cette réalité s’explique par des contraintes matérielles : manque de temps des parents enchaînant plusieurs emplois, logements exigus ne permettant pas d’autres activités, absence d’accès aux ressources culturelles extérieures.
Il ne s’agit pas d’accabler les parents. Comment une mère ou un père qui élève seul son enfant peut-il faire ? Par le passé la télévision était elle aussi utilisée comme moyen d’être tranquille. Les enfants captés par l’écran gobaient littéralement les programmes sans toujours en comprendre le contenu. Mais aujourd’hui avec les tablettes et les smartphones c’est encore pire. Les temps d’exposition explosent. Les enfants hurlent quand on leur retire leur doudou numérique, et il est bien plus simple de les laisser comme hypnotisés face aux écrans qui ne stimulent pas du tout leur cerveau comme certains le croient.
Les écrans sont en train de devenir un facteur d’aggravation des inégalités sociales existantes. Ils privent les enfants des classes populaires des interactions humaines fondamentales pour le développement du langage et des compétences sociales. Par contre, les parents des couches aisées sont beaucoup plus vigilants. Ils ont bien compris qu’il faut se agir pour éviter que leur enfant n’aient de très sérieux problèmes de développement.
Les ravages sur le neurodéveloppement : un scandale sanitaire
Les conséquences neurologiques de cette exposition précoce constituent un véritable scandale de santé publique. Les recherches scientifiques convergent pour établir les effets délétères sur le développement cérébral des jeunes enfants. Alors certes, il ne faut pas comptabiliser uniquement le temps passé devant les écrans. Il faut aussi tenir compte des interactions existantes (ou pas) avec une adulte ou un autre enfant tout en mesurant la qualité de la relation.
Déjà il y a quelques années le Dr Ducanda médecin de PMI nous avait alerté. Elle décrivait des « enfants dans leur bulle, qui ne répondent pas à leur prénom, indifférents au monde qui les entoure ». Ils ne jouent pas avec les autres, parlent en écholalie, ne comprennent pas des consignes toutes simples, sont inhibés ou au contraire très agités, intolérants à la frustration, parfois agressifs, ils battent des ailes avec leurs mains, regardent fixement une vitre ou la lumière, disait-elle. Ce phénomène marginal il y a quelques années est devenu massif. Le plus troublant reste que ces symptômes disparaissent lorsque l’exposition aux écrans est drastiquement réduite. Mais retirer un écran à un enfant habitué à y passer des heures ne se fait pas sans peine.
L’exposition aux écrans perturbe gravement le sommeil, élément fondamental de la croissance et des apprentissages. La lumière bleue émise interfère avec la production de mélatonine, provoquant des troubles d’endormissement et raccourcissant la durée du sommeil. Ces perturbations entraînent fatigue chronique, troubles de l’attention et baisse des défenses immunitaires.
Une passivité destructrice face à un enjeu majeur
Malgré l’accumulation de preuves scientifiques et les cris d’alarme répétés des professionnels de santé, la réponse des pouvoirs publics semble assez dérisoire. Le rapport remis au président de la République en avril 2024, contenant 29 recommandations, n’a été suivi d’aucune mesure concrète d’ampleur.
Cette inaction confine à l’irresponsabilité politique. Comment accepter qu’une génération entière soit sacrifiée sur l’autel de la méconnaissance et de l’inertie institutionnelle ? Les professionnels de terrain, pédiatres, pédopsychiatres, orthophonistes, assistent impuissants à cette « épidémie silencieuse » qui abime méthodiquement les capacités cognitives des plus jeunes.
Les recommandations officielles actuelles – pas d’écran avant 3 ans – apparaissent déjà largement insuffisantes. Plusieurs sociétés savantes, dont la Société française de pédiatrie, préconisent désormais l’interdiction totale des écrans avant 6 ans. Le médecins considérent que « les activités sur écrans altèrent durablement leurs capacités intellectuelles ».
Le rôle primordial des travailleurs sociaux dans la riposte
Face à cette crise sanitaire et sociale qui ne dit pas son nom ni son ampleur, les travailleurs sociaux occupent une position stratégique. Leur proximité avec les familles vulnérables les place en première ligne pour identifier les situations à risque et accompagner les changements de pratiques.
Leur intervention devient d’autant plus importante qu’ils touchent précisément les populations les plus exposées : familles monoparentales, foyers précaires, parents en difficulté. Ces professionnels de l’aide peuvent détecter précocement les signes d’alarme chez les jeunes enfants : retards de langage, troubles attentionnels, difficultés relationnelles.
Leur mission devrait dépasser la simple information et aller au-delà les constats. Elle implique un accompagnement concret des familles pour développer des alternatives aux écrans : activités ludiques, sorties, interactions parent-enfant, accès aux ressources culturelles locales. Cette approche globale s’inscrit dans leur expertise traditionnelle de prise en compte des déterminants sociaux de santé.
L’interdiction des écrans chez les assistantes familiales : une avancée nécessaire mais insuffisante
La récente annonce de Catherine Vautrin, ministre de la Santé et des Solidarités, concernant l’interdiction prochaine des écrans dans les lieux d’accueil des enfants de moins de 3 ans, va dans le bons sens. Cette initiative, bien que tardive, s’inscrit dans une prise de conscience croissante des ravages causés par cette exposition précoce aux écrans sur le développement des jeunes enfants. Un décret devrait être signé prochainement. Cette décision s’appuie sur le référentiel qualité d’accueil en cours d’élaboration, qui « mentionne déjà cette interdiction » selon la ministre. Elle s’inscrit aussi dans la continuité des recommandations du nouveau carnet de santé, en vigueur depuis janvier 2025, qui préconise “zéro écran avant 3 ans”.
Cette interdiction des écrans pour les assistantes familiales n’est pas une nouveauté absolue. Plusieurs départements ont déjà intégré cette exigence dans leurs critères d’agrément. Le département de l’Ain, précurseur en la matière, « précise que les écrans sont déconseillés au-dessous de six ans et permet aux parents de préciser quel usage des écrans ils acceptent, dans une annexe au contrat de travail de l’assistante maternelle ». La Manche et la Seine-et-Marne ont aussi pris des mesures. Mais il faut aller plus loin.
Cette approche territoriale révèle les limites d’une application disparate sur le territoire national. Là où certains départements imposent des restrictions strictes, d’autres laissent encore une liberté totale aux professionnels, créant une inégalité de traitement préoccupante pour les familles.
Notez aussi que les services de Protection Maternelle et Infantile (PMI) jouent un rôle fondamental dans cette régulation. Chargés d’évaluer les demandes d’agrément et de contrôler les conditions d’accueil, ils constituent le bras armé de cette réglementation. Pourtant, leurs moyens demeurent insuffisants pour assurer un contrôle effectif des pratiques quotidiennes.
L’interdiction dans les lieux d’accueil professionnels ne représente qu’une partie de la journée de l’enfant. Son efficacité dépendra de la capacité à sensibiliser et accompagner les familles vers des pratiques plus respectueuses du développement cognitif des jeunes enfants. Le parallèle établi par Catherine Vautrin avec « l’interdiction de la fessée » illustre bien cette logique : « la police n’est pas allée vérifier dans les foyers si l’interdiction était appliquée, mais le fait de la proclamer a fini par ancrer l’idée qu’on ne tape pas un enfant »
Vers une Mobilisation Générale pour Protéger l’Enfance
Les travailleurs sociaux seuls ne pourront pas grand chose tant le problème est massif. Son ampleur exige une réponse à la hauteur de l’enjeu. Il ne s’agit plus de débats théoriques sur les bienfaits ou méfaits des nouvelles technologies, mais d’une urgence sanitaire majeure nécessitant des mesures immédiates et radicales.
La société doit assumer sa responsabilité collective envers les plus vulnérables. Or aujourd’hui, qui s’en soucie vraiment ? Il faudrait pourtant des investissements massifs dans l’accompagnement des familles précaires, la formation des professionnels de la petite enfance, le développement d’alternatives accessibles aux écrans dans tous les quartiers.
La régulation stricte des industries numériques devient également incontournable. Mais on ne parle pas de cela et personne ne se sent capable de réguler les GAFAM qui font ce qu’ils veuent. Il est pourtant inacceptable que des algorithmes conçus pour capter l’attention exploitent la vulnérabilité neurologique des jeunes enfants à des fins commerciales comme l’explique bien un article des CEMEA.
Cette bataille pour préserver le développement cognitif des enfants constitue un enjeu de civilisation. Elle questionne notre capacité collective à protéger les plus fragiles face aux logiques marchandes destructrices. Nous construisons avec ces écrans et les usages immodérés des réseaux sociaux des futurs citoyens non seulement dociles mais aussi complètement manipulables. Ils sont dans l’incapacité de faire le tri entre les informations vraies et celles qui sont fausses.
Les travailleurs sociaux, par leur engagement quotidien auprès des familles en difficulté, peuvent incarner cette résistance indispensable pour sauvegarder l’avenir de notre société. Mais ils ne le pourront pas seuls. Une mobilisation générale s’impose pour préserver ce qui constitue le fondement même de notre humanité : la capacité de nos enfants à grandir, apprendre et s’épanouir dans toute leur diversité.
Sources :
- Usage des écrans par les enfants de 3 à 4 ans : pratiques et liens avec les apprentissages | education.gouv.fr
- Le développement du cerveau de 1 à 3 ans | naitreetgrandir.com
- Écrans et autisme : un médecin de PMI lance l’alerte | Gynger
- Petite enfance : bientôt une loi interdisant les écrans dans les lieux d’accueil des enfants de moins de 3 ans ? | Crechemploi
- Écrans et développement du cerveau de l’enfant | Trotters Training
- Enfants et écrans : une nouvelle étude sur le développement cognitif de 2 à 5 ans | Fédération Addiction
- Commission écrans : les recommandations clés du rapport d’experts | TNE Trousse à projets
- Pas d’écrans avant 6 ans : la réaction des CEMEA et leurs propositions | CEMEA
Photo : Depositphotos
2 réponses
oui le problème est très grave mais je m’interroge sur cet appel aux travailleurs sociaux : bien que sensibles à cette question ils ne sont pas des magiciens… les mettre à toutes les sauces dès qu’un problème se profile (le numérique en est un exemple) c’est les cantonner à un rôle de réparateur … à quand l’appel à leur mobilisation sur les causes sociétales . leur silence m’impressionne sur ces sujets
J’apprécie beaucoup ces publications que vous faites dans le domaine du social, et celui de la protection de l’enfant.