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L’emprise invisible : que peuvent faire les travailleurs sociaux ? (2)

Vous avez pu lire hier une analyse basée sur différents éléments du livre « La vallée du silicium » d’Alain Damasio. Si vous acceptez les constats développés dans cet ouvrage, il se posera immanquablement la question : mais que pouvons-nous faire en tant que citoyen, mais aussi en tant que travailleur social ? C’est l’objectif de cet article. Car si nous avons bien conscience de l’impact démesuré des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) sur nos vies numériques, il parait bien difficile de s’en dégager.

L’irruption de l’intelligence artificielle dans de multiples secteurs de nos vies, notamment au travail, ne peut aussi nous interroger. L’IA n’est pas qu’à notre service. Il est aussi au service d’une idéologie : celle de la productivité et de la rentabilité. L’IA va tenter de nous rendre plus productifs, d’abattre plus de travail en moins de temps tout en façonnant notre pensée susceptible de devenir paresseuse.

En effet, toute technologie nous est utile, mais elle nous invite à lui déléguer ce qui faisait notre autonomie. Il est certes plus facile de couper un arbre avec une tronçonneuse qu’à la scie à main ou avec une hache. La tronçonneuse a besoin d’essence et d’électricité pour fonctionner. Elle a très avantageusement remplacé la force humaine qui est en fait une faiblesse. Il fallait des heures pour faire tomber un arbre qui avait mis des dizaines d’années à pousser. Aujourd’hui, il tombera en quelques minutes.

Cette image vaut pour tout : de la machine à café qu’il fallait moudre à la main, au texte qui est directement rédigé par une intelligence artificielle. Nous déléguons de plus en plus de nos compétences physiques et mentales à des machines et de machins dont on ne peut plus se passer. Cela conduit à se poser cette question. Et si la liberté était aussi de pouvoir agir en toute autonomie et de pouvoir se passer d’une grande partie de ces machineries qui envahissent notre quotidien ? Bon, je garde la machine à laver le linge, et quelques autres bien trop utiles pour notre quotidien. Mais il y a une multitude d’objets et de services qui envahissent nos têtes, devenues les réceptacles de multiples procédures et modes d’emploi.

Revenons à nos moutons. Les GAFAM ont réussi quelque chose d’extraordinaire. Ils nous ont rendu dépendants de leurs applications et services en recueillant des milliers de données sur chacun d’entre nous. Nous leur avons délégué notre autonomie au point d’accepter de nous laisser sans cesse influencer.

Alors si ce constat vous convient, dans quelle direction les travailleurs sociaux peuvent-ils agir pour être en quelque sorte des remparts face à la technicisation outrancière de la société ? Eh bien, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ils peuvent beaucoup. Ils peuvent agir dans de multiples directions. Voici quelques pistes concrètes que les professionnels du social peuvent mettre en œuvre. Elles devraient pouvoir vous convaincre :

Sensibiliser et éduquer au numérique

Les travailleurs sociaux peuvent organiser des ateliers de sensibilisation aux enjeux du numérique, en expliquant de manière simple et accessible les mécanismes de collecte de données. Il serait intéressant qu’ils comprennent comment les algorithmes de recommandation fonctionnent pour les expliquer. Ils ont aussi intérêt à connaitre les bases de la sécurité pour que les personnes fragiles ne se fassent pas voler leurs données sensibles ou ne se fassent pas arnaquer.

Il leur faudrait aussi pouvoir expliquer les stratégies d’addiction mises en place par les géants du web. L’objectif est de développer l’esprit critique des usagers face aux technologies qu’ils utilisent quotidiennement. Les travailleurs sociaux connaissent bien les mécanismes d’emprise psychologiques face aux diverses maltraitances (violences intrafamiliales, protection des enfants ou des personnes âgées). Ils connaissent aussi des personnes qui ont diverses addictions (alcool, drogues, jeux d’argent…) Ils vont avoir grand intérêt à intégrer dans leurs connaissances celles qui sont directement issues des applications mises en place par les GAFAM. Il faudrait aussi qu’ils s’en défassent eux-mêmes.

Promouvoir des alternatives éthiques

Il est important de faire connaître les alternatives aux services des GAFAM.  Cela peut commencer par l’usage des moteurs de recherche respectueux de la vie privée. Il est facile à ce sujet de choisir un autre moteur de recherche que celui de Google qui est tout aussi performant. (pour ma part, j’utilise DuckDuckGo).

Il y a aussi une multitude de logiciels libres qui ne vous demandent pas de créer des comptes. Les travailleurs sociaux peuvent guider les personnes dans l’adoption de ces outils plus éthiques, en les aidant à surmonter les obstacles techniques éventuels.

Il reste toutefois difficile de quitter certaines applications quand on les utilise depuis longtemps. Il faut alors se faire aider par des personnes plus compétentes sur ces sujets que les travailleurs sociaux. Les médiateurs numériques sont souvent des adeptes des logiciels libres. Il ne faut pas hésiter à travailler avec eux.

Encourager la déconnexion régulière

Les professionnels du social peuvent aussi inciter les usagers à pratiquer des périodes de déconnexion volontaire. Il ne s’agit pas de faire la leçon, mais plutôt de proposer des activités alternatives stimulantes : ateliers créatifs, sorties nature, rencontres en face-à-face, etc. Les éducateurs de rues, d’AEMO ou dans les foyers peuvent être des acteurs efficaces sur ce sujet.

L’idée est de montrer qu’une vie riche et épanouie est possible en dehors du monde numérique. C’est d’autant plus facile que cela est vrai. Les actions collectives en travail social contribuent à montrer combien les échanges humains en direct sont précieux et agréables.

Renforcer les compétences relationnelles et les savoir-faire manuels

Face à la virtualisation croissante des relations, les travailleurs sociaux ont là aussi un rôle essentiel à jouer. Ce sont des spécialistes des compétences relationnelles en présentiel. Ils peuvent organiser des groupes de parole, des jeux de rôle, ou des activités collectives favorisant l’écoute et l’empathie.

Pour contrebalancer la dépendance aux technologies, les professionnels peuvent mettre en place des ateliers pratiques valorisant les savoir-faire manuels : C’est justement la compétence des animateurs socioculturels qui, on l’oublie souvent, sont des travailleurs sociaux spécialisés dans le vivre ensemble. Jardinage, bricolage, ateliers cuisine, découverte de certains sports, etc. Ces activités permettent de renouer avec le concret et de développer l’autonomie.

Il s’agit aussi de soutenir les initiatives locales et citoyennes : cela passe par la promotion des initiatives locales. Notamment celles qui visent à créer du lien social en dehors du numérique : repair cafés, jardins partagés, systèmes d’échange locaux, etc. Ces projets permettent de recréer du commun et de l’entraide à l’échelle locale.

Les travailleurs sociaux peuvent mettre en place des ateliers d’expression artistique, d’écriture, ou de création numérique. Ils pourront ainsi encourager les personnes à développer leur propre voix plutôt que de simplement consommer du contenu. Une attention particulière sera portée en direction des enfants et des adolescents.

Accompagner vers un usage raisonné des outils numériques

Plutôt que de diaboliser les technologies, l’objectif est d’accompagner les personnes vers un usage conscient et maîtrisé des outils numériques. Les travailleurs sociaux peuvent aider à mettre en place des stratégies de régulation : paramétrage des notifications, définition de plages horaires d’utilisation, etc.

Les professionnels peuvent créer des espaces d’échange où les personnes partagent leurs astuces pour reprendre le contrôle sur leur vie numérique. Cette approche par les pairs permet de valoriser les compétences de chacun et de créer une dynamique collective positive. Et ça, les travailleurs sociaux savent le faire.

Les professionnels peuvent guider les usagers dans la récupération et la gestion de leurs données personnelles. Il s’agira par exemple de les aider à exercer leur droit à la portabilité des données ou à paramétrer correctement leurs comptes sur les réseaux sociaux.

En conclusion, le rôle des travailleurs sociaux face à l’emprise du numérique est multiple : éduquer, sensibiliser, accompagner, mais aussi proposer des alternatives concrètes et valoriser les compétences humaines fondamentales. Leur action est essentielle pour aider les personnes à retrouver leur autonomie et leur pouvoir d’agir dans un monde de plus en plus numérisé.

En cultivant l’esprit critique et en renforçant les liens sociaux réels, ils contribueront à construire une société plus résiliente face aux défis posés aujourd’hui par les géants du numérique.

 


Photo : Depositfiles

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