Le temps de réflexion : un luxe nécessaire dans un monde obsédé par la vitesse

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Les travailleurs sociaux se trouvent régulièrement pris dans un tumulte incessant. Ils sont régulièrement au cœur d’une tempête d’urgences et de sollicitations : bref, ils manquent de temps. Les journées s’enchaînent, rythmées par des situations complexes, des temps de crise et des impératifs administratifs. Dans cette course effrénée, le « temps de réflexion », cet espace précieux où l’on peut prendre du recul, analyser et se ressourcer, est souvent relégué au second plan, voire complètement oublié. Cet article nous rappelle que ce temps de pause n’est pas un luxe superflu, mais un investissement essentiel pour la qualité du travail engagé dans la relation d’aide et le bien-être des professionnels.

L’urgence de ralentir

Notre époque est marquée par une course effrénée contre la montre. Nous sommes constamment sollicités, bombardés d’informations et de notifications, et pressés de réagir instantanément. Cette frénésie a un coût : stress, burnout, perte de sens et de créativité. Au milieu de l’accélération que nous vivons la variable la plus importante de toutes est le temps de réflexion.

Cette observation fait écho aux travaux de Carl Honoré, auteur de « Éloge de la lenteur ». Il explore comment les sociétés industrialisées peuvent repenser la lenteur comme un mouvement pour contrer la croyance que « plus rapide est toujours mieux ». Le « Slow Movement » qu’il décrit n’est pas une simple apologie de la paresse, mais une invitation à reconsidérer notre rapport au temps et à la qualité de nos expériences.

L’épuisement professionnel : un risque majeur

Les travailleurs sociaux sont en première ligne face aux difficultés sociales, à la précarité et à la souffrance humaine. Cette exposition constante associée à la vitesse d’action peut engendrer un épuisement émotionnel et physique, communément appelé « burnout ». Beaucoup a été écrit sur ce sujet, mais là n’est pas la question. Les conséquences sont désastreuses : perte de motivation, sentiment d’impuissance, absentéisme, voire abandon de la profession. Dans ce contexte, le temps de réflexion devient une arme indispensable pour prévenir et combattre ce fléau.

Il est essentiel de reconnaître que le travail social exige une grande capacité d’écoute. Il s’agit aussi de savoir se mettre à la place de l’autre, de comprendre ce qui le traverse, le tout dans une juste distance émotionnelle. Ce n’est pas si évident aujourd’hui. Sans moments de recul et d’introspection, il est facile de se laisser submerger par les émotions des personnes accompagnées. Nous risquons alors de perdre notre capacité d’analyse et de compromettre ainsi la qualité de notre intervention.

La complexité des situations : un besoin d’analyse approfondie

Les travailleurs sociaux sont confrontés à des situations de plus en plus complexes. Les problématiques individuelles se mêlent aux enjeux sociaux, économiques et culturels sans oublier les effets de groupes amplifiés par les réseaux dits sociaux. Pour apporter des réponses adaptées et pertinentes, il reste nécessaire de prendre le temps d’analyser en profondeur chaque situation, de comprendre les causes sous-jacentes et d’identifier les leviers d’action possibles. C’est pourquoi il faut pouvoir maintenir les réunions de synthèses où l’intelligence collective se développe pour mieux prendre en compte les situations. Or ces réunions ou chacun, de sa place, apporte sa contribution, ont tendance à se raréfier.

Cette façon d’analyser et de comprendre ce qui se joue dans une situation nécessite un temps de réflexion qui va au-delà de la simple gestion des urgences. Il s’agit de se poser les bonnes questions, de croiser les informations, de consulter les collègues et les partenaires, et de s’appuyer sur les connaissances théoriques et les outils méthodologiques. En somme, il s’agit de transformer l’expérience en savoir et en compétence.

De multiples bénéfices

Se réserver du temps de réflexion pour les travailleurs sociaux a de multiples avantages. Ils sont multiples et se traduisent concrètement dans leur pratique quotidienne. En prenant le temps d’analyser les situations et de se remettre en question, les travailleurs sociaux peuvent ajuster leurs interventions, éviter les erreurs et proposer des solutions plus pertinentes et efficaces. Je préfère largement échanger avec une collègue qui doute de son analyse plutôt que d’avoir à faire avec une autre percluse de certitudes.

« On ne peut faire boire un âne qui n’a pas soif » me disait ma grand-mère. Certes, mais sans être un âne, il faut pouvoir avoir certaines dispositions pour savoir écouter et comprendre des arguments qui ne sont pas les nôtres. Cette capacité n’est malheureusement pas toujours partagée. Je vous avoue que les « sachant » me fatiguent. Plus les années avancent, mieux je me rends compte combien nous ne connaissons pas forcément les fondements et aboutissements de telle ou telle situation. Les avis divergents permettent d’y voir un peu plus clair si on les écoute. Sinon, plus la peine de réfléchir, certains décident de façon spontanée sans réel recul de ce qui est bon pour l’autre. Cette façon de faire n’est pas sans risques : celle tout simplement de se tromper dans les grandes largeurs.

Pour la prévention du burnout

Prendre le temps de la réflexion, qu’il soit individuel ou collectif, à d’autres avantages. En se ménageant des moments de pause et de ressourcement, les travailleurs sociaux peuvent mieux gérer leur stress. Il suffit d’enchainer les rendez-vous pour s’en rendre compte. Combien d’entre nous rentrent le soir, épuisés faute de n’avoir pas su se donner des temps de respiration dans la journée ? Je me souviens lorsque je travaillais en polyvalence de secteur. Après avoir suivi une formation sur la gestion du temps et des priorités, j’avais pris de bonnes résolutions.

J’avais construit mes rendez-vous en me réservant 5 à 10 minutes de pauses entre chaque entretien. Parfois, je laissais mon esprit vagabonder, à d’autres moments, je prenais quelques notes issues de ma réflexion. Bref, j’avais l’impression de mettre mon cerveau en pause. Ensuite, je pouvais recevoir tranquillement la personne suivante après avoir mis de côté les émotions et impressions de la précédente. Il faut le reconnaitre, certains entretiens n’étaient pas toujours agréables. Il fallait souvent subir des récriminations ou des plaintes pas toujours justifiées. D’autres demandaient un investissement important. Bref, il me fallait préserver mon énergie pour prévenir tout risque d’épuisement professionnel.

Développement de la créativité

La réflexion favorise l’émergence de nouvelles idées et de nouvelles approches. En sortant des routines et des schémas préétablis, les travailleurs sociaux peuvent innover et trouver des solutions originales aux problèmes rencontrés. Il s’agit aussi de les partager, de voir ce qu’elles apportent de plus et de mieux que ce qui vient sans trop se poser de questions.

La créativité vient aussi de l’échange. On a beaucoup reproché aux assistantes sociales leur pause-café qui tendent là aussi à disparaitre dans certains services. Là aussi, ces moments de détente sont tout autant nécessaires que créatifs. Ils permettent d’échanger de tout et de rien, mais aussi de choses importantes. C’est dans ces moments que naissent souvent les meilleurs projets. Ceux où l’on partage « l’envie de faire ensemble ».

C’est en constatant les résultats positifs de ce travail qui semble ne pas en être que les travailleurs sociaux peuvent aussi gagner en confiance et en motivation. Ils se sentent plus compétents et plus légitimes dans leur rôle. La réflexion permet aussi de se questionner sur nos valeurs, nos motivations et nos pratiques. Elle favorise une démarche éthique et responsable, respectueuse des droits et de la dignité des personnes accompagnées.

Comment intégrer le temps de réflexion dans le travail ?

La question qui se pose maintenant est de savoir comment intégrer concrètement le temps de réflexion dans la pratique. En effet, notre secteur se caractérise habituellement par la surcharge de travail et le manque de moyens. Voici quelques pistes à explorer :

Aménager des espaces de supervision et d’analyse des pratiques. J’en reste convaincu, la supervision est un outil essentiel pour permettre aux travailleurs sociaux de prendre du recul sur leur pratique et de partager leurs difficultés. Elle leur permet de bénéficier du regard critique et bienveillant d’un superviseur.

Il y a aussi les temps dédiés à l’analyse de la pratique. Elle permet d’examiner collectivement des situations complexes et d’en tirer des enseignements pour l’avenir. Il y aurait de quoi rédiger un article sur ce sujet. Des services ont institutionnalisé ces temps de réflexion, et c’est une bonne chose quand c’est bien mené.

Favoriser les échanges entre professionnels. J’ai connu des services qui interdisaient des réunions d’échanges sans la présence de cadres. Cette règle présupposait que les assistantes sociales allaient passer du temps à critiquer leur institution, et que rien de bon ne pouvait en sortir.

Quelle erreur ! Un employeur qui ne sait pas faire confiance à ses salariés s’expose à de multiples désagréments. Il crée de la frustration et infantilise ses troupes. C’est au contraire, grâce à la liberté de parole que se forgent les meilleures pratiques professionnelles. Faire semblant d’être d’accord et se soumettre en permanence n’apporte rien de bon et crée de la démotivation.

La sociologue Dominique Meda spécialiste du monde du travail nous explique que nous sommes malades du management inadapté. Ce qu’on refuse de voir, dit-elle, c’est qu’il y a un énorme malaise au travail. Dès 2019, 37 % des gens se disaient incapables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite. Mais quand on dit cela, on fait face à un véritable déni, on nous répond que les Français sont râleurs. Il en est de même pour les travailleurs sociaux. Les rencontres entre collègues, les groupes de parole et de pratique sont autant d’occasions de partager des expériences, de mutualiser les connaissances et de se soutenir mutuellement.

Que peut faire un employeur ?

Ne pensez pas qu’un dirigeant d’une entreprise ou d’une institution ou même d’un service n’a aucun pouvoir sur ce sujet. On peut même dire qu’il dispose de plusieurs leviers. Le tout est de vouloir les activer avec cette crainte que cela « nuise » à la productivité des salariées. En tout cas en voici quelques uns

Encourager la formation continue : La formation « tout au long de la vie » permet aux travailleurs sociaux de se tenir informés des évolutions du secteur, de développer de nouvelles compétences et de nourrir leur réflexion théorique.

Encourager la lecture : cela vous surprend ? Mais nous lisons de moins en moins et nous ne nous tenons pas suffisamment informé(e)s des connaissances et des pratiques sociales émergentes. Le simple fait de disposer d’une petite bibliotèque au sein des services accompagnée d’abonnement de presse professionnelle peut ouvrir des horizons nouveaux et stimuler la pensée critique et créative.

Valoriser le travail en équipe : ce travail permet non seulement de permettre une meilleure de répartition des tâches, mais favorise de croisement des regards qui permet de bénéficier de l’expertise de chacun. Il favorise également un climat de confiance et de soutien mutuel.

Repenser l’organisation du travail : l’objectif est de permettre aux travailleurs sociaux de se dégager du temps pour la réflexion. Cela peut passer par une meilleure répartition des tâches, une simplification des procédures administratives et une limitation des réunions inutiles. (ça existe je confirme)

Un appel à l’action

Il est temps de reconnaître l’importance du temps de réflexion dans la pratique du travail social et de mettre en œuvre des mesures concrètes pour le favoriser. Cela passe par une prise de conscience collective, un engagement des institutions et une volonté individuelle de se ménager des espaces de pause et de ressourcement.

Prenons le temps de la réflexion et nous irons mieux !

 


 

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